Rencontre avec Yseult et Olivier Rousteing : “On a pris le risque de déplaire.”
En juillet dernier, Olivier Rousteing présentait, en guise de défilé couture, un véritable spectacle sur une péniche parisienne. Constitué de pièces actuelles et de pièces d’archives, le show intitulé Balmain sur Seine mêlait des mannequins et des danseurs. En guest-star, la chanteuse Yseult, resplendissante dans une robe immaculée, livrait une performance époustouflante. Numéro a réuni la divine diva et le talentueux directeur artistique pour évoquer ce moment de grâce, et leur vision de l’avenir.
Propos recueillis par Delphine Roche.
Numéro: Olivier, comment avez-vous réagi lorsqu’il est devenu évident que les défilés homme et couture de juin-juillet n’auraient pas lieu, ou en tout cas, pas avec du public ?
Olivier Rousteing : C’était difficile, bien sûr, car quand on est un créateur on a besoin d’un public. Je pense qu’Yseult ressent cela de la même manière que moi. C’était donc très difficile d’imaginer faire un défilé uniquement digital, même si en réalité il y a belle lurette que les défilés de mode sont des événements digitaux, puisqu’ils sont diffusés en Livestream. Et s’il y a 600 personnes présentes dans la salle, des millions de gens assistent au défilé sur Internet. Mais j’ai absolument besoin d’une expérience physique. C’est pourquoi j’ai imaginé Balmain sur Seine, ce défilé sur une péniche, qui créait, malgré l’absence de public, un véritable événement.
Et vous, Yseult, vous évoquiez avant le début de cette interview votre expérience récente : chanter devant des spectateurs tous masqués. Comment ressentez-vous ce nouveau rapport au public ?
Yseult : Je pense qu’il faut le prendre d’une façon positive, penser le spectacle autrement. Il est déroutant de ne pas voir les expressions des visages des spectateurs, mais il faut faire avec car nous avons la chance, malgré tout, de pouvoir nous réunir pour partager un moment.
Olivier, vous avez toujours nourri un rapport fort à la musique. Comment est née l’idée du défilé-spectacle Balmain sur Seine, que vous avez présenté en juillet ?
O. R. : Dès que le confinement a été décrété, nous avons décidé, en accord avec mon équipe, qu’à la sortie de cet épisode nous allions célébrer la liberté de Paris – tout en respectant les règles sanitaires, bien sûr. Je voulais être très inclusif, j’ai toujours eu envie d’ouvrir la mode à un public plus large. Balmain sur Seine évoquait l’idée de célébrer à la fois Balmain et Paris, avec les Parisiens. Les gens regardaient depuis les quais et couraient pour suivre la péniche. C’était donc un moment de partage.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Y. : Nous nous sommes rencontrés à l’anniversaire d’Alisa Volskaya, meilleure amie de Natalia Vodianova. Et plus tard mon agent m’a appelée pour me faire part de cette proposition.
O. R. : À l’anniversaire d’Alisa, tout à coup, j’ai entendu une voix incroyable… je connaissais bien sûr la musique d’Yseult, mais je ne savais pas qu’elle serait présente ce soir-là. Après cette soirée, j’ai encore réécouté ses chansons et je suis aussi tombé amoureux de son esthétique, qui est très différente de celle de Balmain.
“Croyez-moi, c’est très difficile de s’imposer dans la musique française en tant qu’artiste de 26 ans, noire et grosse. On se fait davantage critiquer quand on choisit une voie personnelle. Il ne faut pas s’autocensurer mais au contraire aller plus loin, quitte à proposer quelque chose de très clivant.”
Yseult
Yseult, quel est votre rapport à la mode ?
Y. : J’adore la mode, j’aime sublimer mon corps. Je collecte constamment des images de looks qui me plaisent. La mode est un complément de mon expression en tant qu’artiste, j’en ai besoin pour pouvoir retranscrire ce que mon corps et ma musique disent. J’étais très touchée qu’Olivier me demande de le rejoindre pour son défilé. Je suis encore une artiste en développement, et participer à cet événement m’a donné beaucoup de force. J’en ai tiré de nouvelles idées pour mes clips et pour mes prestations scéniques. Les réactions à ma participation ont été très positives, notamment à l’étranger, et cela commence déjà à m’ouvrir des portes.
Dans votre single Corps, vous évoquez le rapport à votre corps et la difficulté qu’éprouve tout un chacun à s’aimer. Or, la mode est une industrie qui a édicté des normes très drastiques en matière de morphologies. Quel regard portez-vous sur ce canon ?
Y. : Je sais que le tombé d’un vêtement est lié au corps. Un vêtement ne tombe pas de la même façon sur une taille 54 – ma taille – que sur une taille 34. Je n’ai pas d’aigreur liée à cela, et je ne juge pas les mannequins qui, pour la plupart, sont des femmes qui travaillent dur. Chaque métier a ses codes, ses usages, ses besoins techniques… Je peux admirer une robe portée par une mannequin taille 0. Je pense qu’il ne faut pas remettre cela en question, mais plutôt se demander comment on peut aussi sublimer un corps comme le mien. Les deux doivent pouvoir coexister.
Comment avez-vous préparé ensemble ce spectacle ?
O. R. : J’avais cette vision d’Yseult comme une voix venue du ciel. J’avais envie qu’elle soit en blanc, que le vêtement exprime une forme de pureté et d’intemporalité. J’avais cette vision d’elle devant la tour Eiffel. Je voulais créer un moment iconique avec elle, talent français et star de demain. Je lui ai envoyé quelques croquis, elle m’a répondu avec les inspirations qu’elle avait aimées sur mes derniers défilés. Puis sont venus les essayages, et nous avons eu un très beau feeling.
Et pourquoi, sur ce défilé, avez-vous souhaité mixer des pièces d’archives avec les vôtres ?
O.R. : Balmain est une maison qui existe depuis 1945. Elle est née après la guerre. Aujourd’hui, nous vivons une crise sanitaire et économique. Il m’a semblé logique de rappeler le contexte de la naissance de Balmain. Pierre Balmain, Oscar de la Renta et Erik Mortensen ont travaillé pour la maison… Et aujourd’hui je suis un directeur artistique noir qui célèbre sa première décennie à sa tête. C’est un autre moment fort de son histoire. L’image d’Yseult devant la tour Eiffel ajoute encore de la force au message. Dans vingt ans, quand un jeune aura envie de se lancer dans des études de mode et qu’il cherchera des exemples auxquels il peut s’identifier, j’espère que ce moment le confortera dans son désir, et l’aidera à croire dans ses chances de réussite. C’est une image que j’aurais voulu connaître il y a vingt ans, et que je n’ai pas eu la chance de voir.
“À mes débuts, on m’attendait au tournant. Et puis un jour, j’ai cessé d’avoir peur et j’ai décidé de me plaire plutôt que de plaire à une petite caste de la mode. J’ai commencé à suivre mon propre style. Il fallait être minimal, mais j’étais maximal. J’ai habillé Kim Kardashian… J’ai pris le risque de déplaire, de faire mes choix, quitte à me tromper.”
Olivier Rousteing
Avez-vous l’impression que la France évolue dans sa capacité à inclure les personnes issues de sa diversité ?
Y. : Je trouve que nous vivons un moment très inspirant. J’ai le sentiment que les barrières tombent et qu’on est plus ouvert à la collaboration, même entre des personnes issues d’univers très différents, qui sont prêtes à tenter de se rapprocher pour proposer une création hybride.
O. R. : Nous sommes dans un moment de rébellion et de révolution, plus que d’évolution. Dans la mode, je pense qu’il y a encore beaucoup à faire. La question étant : les progrès qu’on constate sont-ils authentiques ou ne sont-ils qu’une simple réponse à la peur d’être montré du doigt et critiqué sur les réseaux sociaux ? On a pu s’interroger, notamment au moment du Blackout Tuesday, où tout le monde s’est mis à poster des carrés noirs sur Instagram. Auparavant, les professionnels de la mode avaient le droit de dire tout haut qu’ils se fichaient de l’ouverture à la diversité. Il y a dix ans, on me proposait le choix entre deux mannequins noires. Il n’était pas question d’en choisir plus d’une, sur tout un défilé. Aujourd’hui, on ne peut plus exprimer tout haut son indifférence absolue à l’égard de l’intégration des minorités. Mais cette indifférence existe toujours, même si elle n’est pas exprimée. Peu importe, finalement. Ce qui se passe au niveau mondial, c’est une prise de pouvoir salutaire. On tape du poing sur la table en disant : “Maintenant, il va falloir agir, et peu importe, au fond, si vous n’y croyez pas, parce que les générations à venir ne se rendront même pas compte des conneries que vous avez faites avant.” Donc pour répondre à votre question : il y a un changement, mais qui pourrait être plus rapide encore. Nous sommes là, bien déterminés à faire bouger les choses.
Comment, l’un comme l’autre, pendant le confinement, avez-vous vécu l’assassinat de George Floyd par un policier, et le mouvement de protestation mondial qui a suivi ?
Y. : Ce n’est pas nouveau, malheureusement. Le racisme est une gangrène qui existe depuis des siècles et qui se manifeste de mille façons, partout, au quotidien. C’est un système d’oppression qui va jusqu’à tuer ceux qu’il opprime. Les personnes racisées vivent avec une sorte de carence psychologique qui les suivra toute leur vie. Nous avons toujours été conditionnés pour travailler plus que les autres, pour faire nos preuves sans droit à l’erreur. Croyez-moi, c’est très difficile de s’imposer dans la musique française en tant qu’artiste de 26 ans, noire et grosse. J’ai conscience de traîner une sorte de trauma, et il y a beaucoup d’hypocrisie dans le milieu de la musique. Les rappeurs noirs ne cessent de collaborer entre eux, ils font des featurings sur leurs titres respectifs. En revanche, nous sommes très peu de femmes noires à rayonner dans le milieu rap et R’n’B francophone, et nous ne nous entraidons pas du tout. Il y a Lous [and the Yakuza], Aya [Nakamura], Shay et moi… Je pense qu’il est grand temps qu’on se réunisse pour réfléchir à la façon dont nous pourrions collaborer. Aux États-Unis, les chanteuses ont vraiment compris ça. Même s’il existe des rivalités, cela ne les empêche pas de travailler ensemble pour faire avancer la culture. Nous sommes des artistes, nous allons laisser des œuvres après nous, il est donc important de faire du beau et du vrai. Lous, Aya, Shay et moi avons la chance de pouvoir nous exprimer publiquement et d’être entendues, ce qui n’est pas le cas de ma mère, de mes cousines ou d’autres femmes racisées. Il est donc temps d’œuvrer ensemble pour la culture. Si cela ne se fait pas ici, après tout, j’irai voir des artistes à l’étranger. À mon niveau, j’essaie au maximum d’aider nos sœurs, nos frères.
Olivier, vous avez toujours traité la mode comme la composante d’une culture plus large, incluant notamment vos propres goûts musicaux.
O. R. : Oui, et en 2013-2014, quand j’ai commencé à collaborer avec Rihanna, cela n’a pas été très bien reçu. Les gens de la mode adorent les images du passé, comme Prince en Versace, par exemple. Tout le monde peut bien dire ce qu’il veut, mais après Balmain sur Seine, Beyoncé m’a écrit : “This was amazing. You make me proud.” [“Bravo, ton événement était incroyable. Je suis fière de toi.”] Je ne vois pas ce que je pourrais demander de mieux [rires].
Justement, vous aviez travaillé sur ce défilé avec le directeur artistique de Beyoncé, Andrew Makadsi…
O. R. : J’avais déjà travaillé avec lui lors du spectacle de Beyoncé à Coachella. Cette fois, bien sûr, c’était plus compliqué de collaborer à distance, par Skype et sur Zoom… Nous avons plusieurs idées de collaborations à venir, peut-être sur des campagnes de pub. J’ai envie d’ouvrir le monde de la mode à d’autres types d’artistes. J’ai collaboré avec lui sur un projet avec les musiciennes Chloe x Halle. Cela m’inspire de sortir du cercle de la mode stricto sensu.
Yseult, après avoir été déçue par votre expérience dans une grande maison de disques, vous avez créé votre propre label. Était-ce nécessaire pour pouvoir enfin vous exprimer ? Y. : J’ai eu une éducation assez stricte et je ne me suis pas sentie entièrement libre. Or, je déteste sentir qu’on me retient, qu’on essaie d’étouffer ma créativité, ma persévérance ou mon endurance. Cela a toujours suscité une forme de colère en moi. Gérer mon label, sélectionner les sociétés de production, les réalisateurs avec qui je travaille pour mes clips, construire mon image et aussi être mon propre manager… au quotidien, c’est éreintant, mais je vois concrètement ce que je produis, où je suis et où je vais. Il y a eu une époque où je me suis un peu perdue et où je voulais tout, tout de suite, pour de mauvaises raisons. Aujourd’hui, j’ai changé et je mets tout en œuvre pour m’appartenir, pour me sentir libre et pour créer de façon plus sauvage. Je suis très fière d’être une jeune entrepreneuse qui gère des contrats, des négociations. Cela me permet de grandir plus vite. Aujourd’hui, mon père me parle avec respect, d’égal à égal. Il ne me regarde plus comme une petite fille qui rêve de chanter. Je trouve vraiment dommage qu’en France, à l’heure actuelle, les musiciens ne soient plus des artistes complets. Ils ont besoin qu’on leur dise quoi faire, ils se cherchent une béquille. Ma béquille, c’est mon cerveau, tout est dans ma tête. Et je souhaite juste perdurer, inspirer les gens, devenir une référence. C’est important de construire son image comme on l’entend, car même si je n’ai pas encore une forte notoriété, le fait de respecter ma propre vision esthétique me permet de collaborer avec des personnes qui ont la même exigence, comme Olivier, ou comme le réalisateur Colin Solal Cardo.
Olivier, pour votre part, vous vous êtes imposé au sein d’une grande maison, votre convenance.
O. R. : Oui, je dis toujours : “I was the Balmain baby, and now Balmain is my baby.” [“J’étais le bébé de Balmain, et maintenant Balmain est mon bébé.”] Ce que dit Yseult me touche énormément, car au début je voulais probablement être “cool”, être validé. Ma peur était d’être un feu de paille, on m’attendait
au tournant. Et puis un jour, j’ai cessé d’avoir peur, et j’ai décidé de me plaire plutôt que de plaire à une petite caste de la mode. J’ai commencé à suivre mon propre style. Il fallait être minimal, mais j’étais maximal. J’ai habillé Kim Kardashian… J’ai pris le risque de déplaire, de faire mes choix, quitte à me tromper. J’ai senti le poids du jugement : à mes débuts, j’étais le petit prince de la mode parisienne, je portais une marinière et j’essayais de me conformer à ce qu’on attendait de moi. Et puis un jour, j’ai eu envie d’affirmer que bien que je porte une marinière et que j’aime écouter Serge Gainsbourg, j’écoutais aussi la musique de Kanye West, celle de Beyoncé, et que j’aimais beaucoup la famille Kardashian. Le fait d’assumer ça m’a fait perdre de nombreux appuis, mais il m’en a fait gagner d’autres. Ceux qui ont essayé de plaire au petit noyau de la mode se sont bien trompés, car il n’y a pas de milieu moins fidèle que celui-là. Pour moi, la référence en la matière reste Karl Lagerfeld, qui s’est fait critiquer mais qui n’a pas changé de voie pour autant. Je préférerais quitter la mode demain et rester moi-même, plutôt que d’y rester s’il faut me compromettre.
Y. : On se fait davantage critiquer quand on choisit une voie personnelle. Il ne faut pas s’autocensurer mais au contraire aller plus loin, quitte à proposer quelque chose de très clivant. Dans le prochain clip que je vais sortir, je sais que je franchis une limite. Ça ne plaira pas à tout le monde, mais peu importe. À quoi bon créer si on ne procure pas de frisson. J’aime que les choses soient très viscérales. On attendra sûrement que je sois morte pour me décerner des récompenses [rires].