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Le jour où Alexander McQueen a créé un jeu d’échecs géant
Si le créateur Lee Alexander McQueen ne s’était pas éteint en 2010, à l’âge de quarante ans, il aurait soufflé ce mercredi 17 mars sa cinquante-deuxième bougie. Un anniversaire qui offre toutefois l’occasion de faire revivre son héritage en se replongeant dans l’un des défilés les plus marquants de son illustre carrière : la collection printemps-été 2005, où le Britannique avait décidé d’organiser avec ses mannequins un jeu d’échecs grandeur nature…
Par Matthieu Jacquet.
Les échecs n’auront jamais été aussi populaires que cette année. Suite à l’incroyable succès de la mini-série Le Jeu de la Dame (The Queen’s Gambit), diffusée par Netflix depuis octobre dernier, les ventes du jeu de société ont doublé dans le monde entier, amenant notamment le site eBay à enregistrer une augmentation de 273% des recherches de plateaux d’échecs dix jours seulement après la mise en ligne de la série – un phénomène sans précédent qui prouve une fois de plus l’impact mondial de la plateforme de streaming. Pourtant, la série américaine ne marque pas la première entrée de l’univers des échecs dans la fiction : en 1997, un fameux roman puis son adaptation cinématographique, en 2001, racontent une spectaculaire bataille dans un jeu d’échecs géants. Ses joueurs ne sont autre que le sorcier le plus connu de la génération Y, Harry Potter et ses amis Hermione Granger et Ron Weasley : à la fin du premier opus de la célèbre saga imaginée par J.K. Rowling, Harry Potter à l’école des sorciers, les trois adolescents doivent traverser un immense damier pour accéder à la salle où est gardée la pierre philosophale, convoitée par leur ennemi Lord Voldemort, en jouant les pions du jeu d’échecs.
Aujourd’hui considérée culte dans l’histoire de la saga en 7 tomes, cette scène inspire dès la sortie du livre des millions d’enfants et d’adolescents, mais aussi des adultes passionnés par les aventures du jeune sorcier. Alexander McQueen est de ceux-là. En 2004, celui que l’on surnomme “l’enfant terrible de la mode britannique” s’est déjà fait remarquer maintes fois pour ses défilés spectaculaires depuis la création de son label en 1992, jusqu’à faire de ce sens du théâtre et de la provocation l’une de ses spécialités. Après avoir monté une cage en verre aux airs de cellule d’un hôpital psychiatrique (printemps-été 2001), un carrousel de manège (automne-hiver 2001-2002) ou encore organisé un tournoi de tango (printemps-été 2004), le créateur choisit pour présenter sa collection printemps-été 2005 le décor dépouillé d’une scène carrée, seulement éclairée par une lumière blanche éclatante. Point de feux ardents, de loups en laisse ou de pluie diluvienne cette fois-ci : lors que les mannequins s’y succèdent initialement, sans faire de vague, ce décor s’annonce plutôt sobre pour les défilés auxquels Alexander McQueen avait habitué son public jusqu’alors. Mais cela ne saurait durer. Plutôt que quitter la scène comme à l’accoutumée, les jeunes femmes se positionnent les unes derrières les autres, formant peu à peu une file sur le sol immaculé, avant que six rangées de six modèles ne composent un carré parfait. Devant cette armada de mannequins debout, stoïques, les applaudissements du public se font entendre, et la lumière s’éteint vers le noir complet…
C’est alors que le spectacle commence vraiment. Soudain, un damier s’allume sous les pieds des jeunes femmes, dessiné par des carrés lumineux qui les éclairent par en-dessous. Alors qu’une voix robotique les appelle comme les pions d’un jeu d’échecs pour leur indiquer des positions à adopter sur ce plateau lumineux – “Pawn E5 to D5”, “Knight F3 to A6“, “Bishop C1 to A2”, peut-on entedre –, les mannequins se déplacent, se croisent, et quittent la scène par groupes au fur et à mesure, jusqu’à ce que n’en restent plus que douze avant que le défilé ne s’achève par le salut du créateur. “L’idée du jeu d’échecs venait du fait que l’on se trouvait face à six types de femmes différents, des femmes de bords opposés”, confiait Lee Alexander McQueen à Another Magazine en 2005 pour raconter ce défilé. Particulièrement appréciée par les spectateurs qui ne se privent pas de l’acclamer, cette mise en scène se fait en effet l’incarnation allégorique d’une bataille esthétique au sein même de la collection : entre l’Amérique, incarnée par des tenues formelles, blazers et tailleurs dans les tons froids bleus, gris et blancs, et le Japon, dont les modèles portent de sublimes robes roses et pourpres aux airs de kimonos, brodées à l’anglaise de motifs évoquant les estampes japonaises, mais également entre les rousses diaphanes, vêtues de diverses robes blanches futuristes aux volumes remarquables et combinaisons sci-fi, et les latinas bronzées, vêtues de robes jaunes fluides, légères et printanières en mousseline ou voile de coton.
Inspirée par le film Pique-nique à Hanging Rock (1975) du cinéaste Peter Weir, la collection lui emprunte son atmosphère bucolique et éthérée et l’allure juvénile de ses jeunes filles en robes blanches, échappées d’une école privée australienne à l’orée du XXe siècle. Nouvelle démonstration du talent du créateur pour exprimer les multiples facettes de la féminité, manifeste aussi bien à travers son tailoring remarquable, ses silhouettes sculpturales et sa célébration des divers savoir-faire de la mode, la collection printemps-été 2005 restera aussi, grâce à ce coup de théâtre final, parmi les plus mémorables de sa carrière. En grand conteur d’histoire, Alexander McQueen y mêlait cinéma, théâtre et tournois sportifs pour un défilé qui, comme son titre “It’s Only a Game” l’indique, n’était finalement qu’un jeu.