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How does a luxury brand come up with a name? We meet the specialist Olivier Auroy
Le Français Olivier Auroy a baptisé les plus grandes marques du monde, des cocktails, un réseau d’autobus à Versailles, des parfums ou une tour à Dubai… Il a côtoyé les milliardaires du Moyen-Orient et participé aux réunions secrètes des équipes de Thierry Mugler. Rencontre.
Propos recueillis par Alexis Thibault.
Olivier Auroy est créateur de noms. Fait étrange, sa profession, elle, n’en a pas. Mais le terme d’onomaturge pourrait convenir. Sans dissimuler sa fierté, il affirme que son métier est ancestral. Le Français a publié quatre ouvrages dont Au nom d’Alexandre (2016), roman autobiographique qui raconte son expérience dans le naming. Numéro l’a rencontré pour lui poser une question simple : comment crée-t-on le nom d’une marque ?
Numéro : Votre métier est pour le moins atypique, comment devient-on créateur de nom ? Un bac littéraire est-il indispensable ?
Olivier Auroy : Mon parcours est relativement “classique” : Sciences Po puis le Celsa. Lors de mon service civique, j’ai eu la possibilité de partir à Rome. C'est là que j'ai eu le déclic : je suis tombé sur l'annonce d’une agence de création de noms, Kaos Consulting qui cherchait un stagiaire. Pour le sélectionner, elle avait organisé un concours : trouver un nom aux nouvelles chaussettes pour bébé de la marque Olympia. Je me suis alors précipité à la sortie des écoles maternelles pour espionner les mamans et noter tous les surnoms qu’elles donnaient à leurs enfants : “chouchou”, “doudou”, “chaton”, etc. L’entreprise a apprécié la démarche et j’ai été recruté. De fil en aiguille, je suis devenu créateur, puis directeur de création.
Vous étiez directeur général de Kantar Consulting, qui conseille les marques sur leur stratégie de communication. Inventer un nom nécessite-t-il toujours une méthodologie laborieuse ou y a-t-il aucune place pour la liberté, pour la spontanéité de la création ?
Ceux qui pensent qu’un créatif a besoin d’être libre ont tort, c’est totalement faux. Plus le briefing de la marque est élaboré, plus le cadre qu'elle me donne est précis, plus – paradoxalement – je suis en mesure d’en repousser les limites. La plupart du temps j'établis une liste de 300 noms, parmi lesquels j'en retiens 30 que je présente à mon client. Généralement, il me dit : “je n’aime pas ce nom, mais j’aime la piste”. Je retravaille alors une ou deux semaines pour obtenir une liste finale composée de 5 à 10 noms. Ils font ensuite l’objet de plusieurs analyses : une étude juridique pour vérifier que le nom ne soit pas déjà déposé, une étude d’URL. Plus original : ils font aussi l'objet d'une étude culturelle, afin de s'assurer que le nom n'ait pas une connotation négative à l’étranger. À titre d'exemple, la société de jeux vidéo japonaise Sega signifie “branlette” en italien ! Si tout se passe bien, le processus de choix du nom en lui-même prend six semaines.
“La direction était la suivante : ‘l’homme dans son essence, un parfum pour tous les hommes.’ Ce n’est pas un briefing, plutôt une vraie galère.”
Quelles sont vos principales contraintes ?
Il est important de définir les axes de réflexion respectant les demandes du client : les messages à communiquer, les contraintes linguistiques, les sonorités ou la longueur du nom. Ensuite j’identifie des mots-clés, qui eux-mêmes me conduisent vers des abréviations, des références mythologiques, historiques, géographiques… Je sélectionne ensuite les résultats les plus pertinents, du point de vue de la mémorisation et de leur capacité à raconter une histoire. La seule vraie contrainte est de respecter absolument l’esprit et l’univers du client.
Avec quelles maisons avez-vous travaillé dans l'univers de luxe ?
J’ai beaucoup travaillé avec les maisons de parfum : Chanel, Guerlain, Lancôme… L'une d'elles m'avait donné, pour un parfum masculin, le brief suivant : “Ce parfum doit évoquer l’homme dans son essence, un parfum pour tous les hommes.” Ça, voyez-vous, ce n’est pas un brief, plutôt une vraie galère ! Les choses se sont résolues lorsqu’un nouvel interlocuteur a tout résumé en un mot : “bandit”. Avec ça, nous pouvons faire beaucoup plus de choses. Aller vers la mafia, les gangsters, la transgression…
Vous avez aussi travaillé pour le marché du luxe au Moyen-Orient , pouvez-vous évoquer cette expérience ?
Au Moyen-Orient, j'ai en effet été chargé par le groupe Chalhoub, immense distributeur sur ce marché, de trouver le nom du plus grand magasin de chaussures de luxe du monde, situé dans le fameux Dubai Mall, espace exclusivement réservé aux marques de prestige, de Louboutin à Jimmy Choo… Mon interlocuteur m'avait expliqué : “Je veux quelque chose pour les femmes glorieuses, perchées sur stilettos, des femmes qui dominent”. J'ai remarqué, dans les termes mêmes qu'il employait, qu'il ne cessait d'évoquer le thème de la hauteur… et au même instant je me suis souvenu que nous étions tout proches de la plus haute tour du monde. Le nom s'est alors imposé à moi : Level. Un palindrome (mot qui se lit dans les deux sens) avec le biblique prénom “Eve” encadré par les deux "l". Cela suggérait immédiatement une femme très grande, un mannequin, la démesure, et en même temps la toute première femme…
Y a-t-il certaines particularités induites par les régions du monde pour lesquelles vous travaillez ?
Oui. Au Moyen-Orient, par exemple, j'ai créé une marque de lunettes de soleil. L'idée est venue d'une question : pourquoi trouvait-on autant de paires griffées Yves Saint Laurent, Gucci, etc., mais absolument aucune marque issue du Golfe ? C'est comme cela qu'est venue l'idée de la créer. Elle nous a été inspirée par la burqa émirati. Son nom, bq, aux lettres inversées, dérive directement du mot burqa et rappelle la forme même des lunettes, élément qui a servi pour le logo. Burberry était très intéressé par ce projet, tout comme la directrice artistique de Britney Spears…
“Le bon nom est le premier à ouvrir une brèche, aller chercher des choses à la limite du tolérable.”
Quels sont les critères fondamentaux à vos yeux d'un nom puissant pour une marque de luxe?
Un nom qui connote la confidentialité, la rareté et qui raconte une histoire.
Une histoire ?
Oui ! La plupart des marques de luxe s’appuient sur une riche histoire. J’ai travaillé avec Dolce & Gabbana sur différents noms en partant de l’ADN de la marque, c’est-à-dire la Sicile. Tous les noms que j’ai créés pour ce label avaient un lien direct ou indirect avec l’Italie du Sud. Ce qui n’a rien à voir avec les marques d’Italie du Nord, comme Armani, par exemple, très milanais et minimaliste. Dolce & Gabbana, lui, rappelle davantage ces femmes du Sud aux lèvres rouges. En travaillant sur le nom, il faut toujours avoir en tête l’histoire qu’il va porter.
Avez-vous le souvenir d’échecs commerciaux liés au nom d’un produit ?
Je ne peux pas vous les communiquer, je suis soumis au devoir de confidentialité. Mais je me souviens du parfum d’Yves Saint Laurent, Champagne, attaqué par les producteurs viticoles et forcé de se retirer. Un énorme coup de publicité pour le parfum dont le nom fût remplacé par Yvresse…
Comment des marques aussi fortes que celles que vous citez peuvent être à ce point dépendantes d’un simple nom ? Un client achète avant tout une pièce luxueuse, un savoir-faire, une odeur…
Il est vrai que certaines marques se contentent parfois de simples déclinaisons de leur nom, de simples prolongements. Créer un “Dolce Sole” par exemple serait plus facile pour Dolce & Gabanna. Il est vrai qu’une cliente russe, américaine ou saoudienne va acheter Dior parce que c’est Dior. Il existe aussi une raison juridique à de tels choix : aujourd’hui, il est en effet très compliqué de déposer de nouveaux noms.
Certains noms marquent davantage les esprits, mais comment discerne-t-on un bon nom d’un mauvais ?
Le Mâle Terrible de Jean Paul Gaultier est un nom totalement cohérent, on pense tout de suite à un déferlement. Jean Paul Gaultier est très structural, l’homme s’affirme, son univers marin me rappelle le clip Cargo de nuit de Jean-Baptiste Mondino. Pour Terre d’Hermès, on est dans une déclinaison totale. Il s’agit de capitaliser sur la marque. C’est un bon nom parce que tout est lié : le parfum, la communication, la terre, l’homme. Quelque chose de charnel, de sensuel… et puis Hermès est le messager des dieux, le dieu des voyageurs et des commerçants…
“One Million de Paco Rabanne est un nom trop évident qui laisse peu de prise à l’imaginaire, pourtant, il colle parfaitement à l’image de la marque.”
Que pensez-vous du nom Miss Dior ?
Là encore, il y a correspondance totale au caractère de la marque. Coco Chanel c’est pareil. Il était évident qu’ils iraient chercher ce surnom un jour ou l’autre.
Les noms sont-ils sujets à des tendances ?
Tout à fait. La grande tendance actuelle, c’est de faire des phrases de quelques mots dans le style de La Petite Robe Noire de Guerlain. Une façon de pousser encore plus loin le storytelling, de plonger immédiatement dans l'univers de la marque.
D'autres labels font un choix très différent, comme un simple adjectif, à l'image de Sauvage de Dior…
Dans le cas de Sauvage, Dior a eu la chance de déposer ce nom il y a très longtemps. Mais le succès du produit doit aussi beaucoup à sa communication… d’Alain Delon à Johnny Depp. Tous les hommes ont une manière différente d’être sauvages. Sauvage réveille forcément quelque chose en chacun de nous, car nous avons tous une part d’instinct animal, et c’est exactement ce qu’il suggère. L'intérêt d'un adjectif comme celui-ci est qu'il n’enferme pas dans un personnage et permet au contraire de teinter la personnalité de chacun. En 25 ans, il arrive que certains concurrents aient envie de s'engouffrer dans le sillage d'un nom aussi puissant et me donnent des briefs très similiaires. Évidemment, on explore tous les synonymes possibles, mais malheureusement on ne peut pas atteindre systématiquement ce niveau, le terme est parfait.
Finalement, qu’est ce qu’un mauvais nom ?
Un nom qui surfe sur la mode. Un nom dont l’histoire est banale ou peu porteuse. Un nom qui se retient très difficilement et qui, au moment de sa création, n’a pas cherché à s’inscrire dans la durée. Dans la mode ou le luxe, je déteste lorsque les maisons ajoutent simplement un petit mot à ce qui existe déjà. C’est tout l’inverse d’un nom magnifique comme Égoïste [Chanel]. La plupart du temps, le bon nom est le premier à ouvrir une brèche. À une époque, personne n’osait toucher aux termes transgressifs comme Poison, ce qu’a osé faire Dior. Sa force précisément, c'est d'aller chercher des choses à la limite du tolérable. Une bonne création de nom est avant tout un acte de courage.
Existe-t-il de mauvais noms qui fonctionnent ?
Oui, One Million de Paco Rabanne par exemple. À titre personnel, je n’aime pas ce nom, pourtant il colle parfaitement à l’image de la marque, très métallique, évoquant l'idée de richesse, de réussite, d'ascension sociale. Ce qu'on peut lui reprocher néanmoins, c’est son côté trop évident, trop explicite, qui laisse peu de prise à l’imaginaire.
Et Numéro ? Je vous préviens, la publication de cette interview tient principalement à votre réponse…
Je vais être très honnête, je trouve que ce nom est une très bonne idée, surtout dans le milieu de la mode. “Faire son numéro”, le “numéro 1”, “c’est un sacré numéro”… Le titre de votre magazine entre dans la catégorie des noms qui partent de quelque chose d’évident, et qui, au fil temps sortent de leur champ sémantique et trouvent une nouvelle puissance, une nouvelle noblesse. Et c’est un nom malléable, on peut le réorienter en fonction de ses envies.
Olivier Auroy a publié son roman consacré à la création de noms Au nom d'Alexandre chez Intervalles.
[Archives Numéro, 2018]