Calvin Klein, histoire secrète d’un mythe américain
Son nom est devenu célèbre dans le monde entier, à grand renfort de mode minimaliste pimentée de campagnes chocs, de sous-vêtements griffés et d’eaux de toilette unisexes… Mais la vie et la personnalité de Calvin Klein restent inconnues du public. À 74 ans, le visionnaire nous livre dans une rare interview ses réflexions sur son parcours de workaholic et pilier des nuits new-yorkaises.
Par Éric Dahan.
Si le terme de phénomène n’était pas galvaudé et si l’homme ne démentait pas ses 74 ans par une vitalité communicative, c’est celui qu’il faudrait employer pour qualifier Calvin Klein. Certains designers peuvent prétendre à plus de génie créatif, mais aucun ne rivalise avec lui en matière de marketing et de notoriété planétaire ; à tel point que sa fille, Marci Klein, a pu déclarer un jour à son psychanalyste : “C’est terrible, à chaque fois que j’essaie de coucher avec un garçon, je vois le nom de mon père écrit sur son slip.” Aux plus jeunes, nés dans le monde de Zara et de H&M, on rappellera qu’aucune de ces marques n’aurait connu un tel taux de pénétration si un fils d’immigrés hongrois ne s’était emparé de la panoplie basique – sous-vêtements, jeans, polos, blousons, lunettes, eaux de toilette – pour créer une mode globale reflétant le style de vie de la jeunesse mais que toutes les générations, ethnies, cultures, peuvent s’approprier.
“Je n’aimais pas la solitude de l’écrivain, du sculpteur ou du peintre. J’étais vraiment fait pour la mode.”
Né dans le Bronx, le 19 novembre 1942, Calvin Klein a grandi au sein d’une famille juive libérale mais n’en a pas moins été à l’école hébraïque et célébré sa bar-mitsva. “J’étais très proche de ma grand-mère, respectueuse des traditions. Elle taillait et cousait des robes pour différents créateurs, et c’est d’elle que je tiens ma vocation”, nous explique-t-il depuis les hauteurs de West Hollywood où il a récemment acheté une maison. Dans Calvin Klein, autobiographie qu’il publie cette saison aux éditions Rizzoli – ce qui explique que l’homme, qui fuit généralement la presse, sorte exceptionnellement de sa réserve – une photo de famille atteste du fait que toute sa famille avait le souci du vêtement : son père, Leo, porte un costume croisé ; sa mère, Flore, ose le pantalon et les chaussures plates, façon Katharine Hepburn, tandis que le jeune Calvin Klein, au premier plan, arbore carrément un legging de cuir.
Au sortir de l’adolescence, la mode et le dessin sont toujours ses uniques passions, et il n’a aucun mal à convaincre ses parents de l’inscrire à la High School of Art and Design de Manhattan. En ce début des années 60, l’expressionnisme abstrait et lyrique de Kline, Pollock et De Kooning a laissé place à deux nouveaux courants : l’ironique pop art, et le minimalisme qui revendique l’héritage de Mies van der Rohe. C’est cette seconde voie, incarnée en architecture par Marcel Breuer, formé au Bauhaus de Weimar et, en art, par Donald Judd et Frank Stella, qui a les faveurs de Calvin Klein. Il ne se voit pas devenir artiste pour autant : “Je n’aimais pas la solitude de l’écrivain, du sculpteur ou du peintre. J’étais vraiment fait pour la mode, qui implique de travailler avec un groupe de collaborateurs.”
Les premiers tailleurs et robes qu’il conçoit pour le créateur Dan Millstein sont coupés dans des tissus masculins comme le tweed et la gabardine et évoquent, par leurs lignes épurées, les créations de Jacques Tiffeau et de Norman Norell. Mais Calvin Klein revendique également l’influence de Christian Dior, dont il voit les premiers défilés à Paris, ainsi que celles de Balenciaga et de Givenchy, “pour les merveilleuses toilettes qu’il a créées pour Audrey Hepburn”. Quand il fera ses premières incursions hors du basique, c’est toutefois dans l’Amérique des années 30 et des comédies musicales qu’il puisera son inspiration : “Pour moi, Ginger Rogers représente le chic absolu, une sensualité typiquement américaine, issue de l’univers de la lingerie. J’ai toujours taillé mes robes du soir en biais et dans des tissus satinés et miroitants”, explique le créateur.
“Belles femmes, jolis garçons, alcool, maisons, voitures de collection, jet privé, il va tout posséder, parce que telle est sa nature…”
Après Dan Millstein, Calvin Klein travaille pour d’autres créateurs new-yorkais et, en 1968, fonde sa propre compagnie avec Barry Schwartz. “Nos parents se fréquentaient, ils étaient dans l’industrie alimentaire, possédaient des supermarchés ; j’ai donc connu Barry avant même d’aller à l’école. J’ai d’abord commencé par dessiner une petite collection de six manteaux et trois robes, en douce, le soir après mes heures de travail. Mais mon patron de l’époque s’en est aperçu et il m’a viré. J’ai donc loué une chambre au York Hotel, qui m’a servi d’atelier et de showroom. Pendant plusieurs mois, j’y ai travaillé entre quinze et seize heures par jour. Quand j’étais épuisé, je m’endormais à même le sol et je reprenais à l’aube. C’était fou mais tellement excitant.” Hasard des circonstances, une personne importante de chez Bonwit Teller – l’un des trois grands magasins de l’époque avec Bloomingdale’s et Bergdorf Goodman – s’arrête à son étage et perçoit le potentiel commercial de ses créations. Calvin Klein n’a que 25 ans, mais sa détermination est d’acier : “Ne voulant pas plier les vêtements pour les transporter en taxi, je les ai mis sur un portant à roulettes que j’ai moi-même poussé du York Hotel jusqu’à l’angle de la Cinquième Avenue et de la 57e Rue. Les gens de Bonwit Teller avaient fait venir Dior et Cardin aux États-Unis et étaient donc à l’avant-garde. En plus, ils me proposaient des sommes supérieures à ce que je demandais pour mes vêtements et prenaient des pages de publicité pour moi dans le New York Sunday Times. C’était fabuleux.”
Si Calvin Klein a tout du protestant – de la rigueur des lignes à la palette de tons neutres caractérisant son vestiaire – il n’a pas oublié que son véritable prénom est Richer. Une fois sa marque établie, il va donc écouter cette injonction de baptême à être “plus riche”, et dévorer la vie à chaque seconde : belles femmes, jolis garçons, alcool, maisons, voitures de collection, jet privé, il va tout posséder, parce que telle est sa nature et qu’il serait contre-productif de s’y opposer. C’est ainsi qu’il passe ses nuits dans les clubs gays et mixtes du New York des années 70, d’Infinity au Studio 54. “Un soir quelqu’un m’y a abordé : ‘Ça ne vous dirait pas de dessiner des jeans pour nous ?’ On me faisait alors toutes sortes de propositions que je refusais systématiquement mais là, j’ai senti qu’il y avait un défi à relever. Je devais partir le lendemain matin pour l’Allemagne, afin d’y acheter des tissus et, juste avant d’embarquer, j’ai appelé Barry et lui ai dit : ‘Je pense qu’on pourrait faire un carton si on s’associait à cette société’, et c’est ce qu’on a fait. Dans mon esprit, il était clair que l’on pouvait tailler les jeans différemment pour qu’ils soulignent les courbes des garçons et des filles, les rendant plus désirables. Levi’s ne se préoccupait pas de cet aspect sexy et ne se renouvelait pas. Nous, nous étions une marque de mode, donc nous épousions l’époque, nous faisions évoluer les modèles, la taille, la jambe, les fesses, nous proposions régulièrement une nouvelle gamme de coloris en faisant teindre les vêtements en Italie, car les Italiens étaient les meilleurs dans ce domaine.” Mais ce qui va faire le succès de ces jeans, c’est une campagne de publicité sans précédent, conçue avec Doon Arbus (fille de la célèbre photographe) préposée aux scripts et Richard Avedon, auteur des images. L’un des spots publicitaires de la série, pastichant une phrase célèbre de Marilyn Monroe, est entré dans l’histoire. Après que la caméra d’Avedon a léché son corps moulé de denim, la jeune Brooke Shields y déclare : “Vous savez ce qu’il y a entre moi et mon Calvin ? Rien !” En plus d’être mannequin depuis de nombreuses années, la jeune Américaine, qui sera bientôt fiancée à Michael Jackson, a déjà joué une prostituée âgée de 12 ans dans La Petite de Louis Malle. Féministes et associations de protection de l’enfance peuvent toujours déclencher un scandale national, Calvin Klein a réussi son coup. Il est vilipendé dans les médias, mais les ventes de ses jeans s’envolent.
“J’ai toujours été fasciné par le sexe. Pourquoi les gens sont-ils attirants ? Pourquoi suis-je attiré par eux ?”
Au début des années 80, l’apôtre du basique a un nouveau coup de génie. Finis les imprimés, les rayures et la fantaisie : le slip masculin sera blanc, moulant et porté par des éphèbes imberbes exsudant une sensualité animale. “Un jour, tandis que je roulais sur Sunset Boulevard, j’ai aperçu un type en train de courir. C’était l’athlète californien d’origine brésilienne Tomás Valdemar Hintnaus. Arrêtant ma voiture à sa hauteur, je lui ai lancé : ‘Avez-vous déjà été en Grèce ? Avez-vous envie d’y aller ?’ Il était ravi de la proposition et nous sommes donc partis sur l’île de Santorin. En faisant les photos avec Bruce Weber, nous avons remarqué qu’une cheminée de la maison était de forme exagérément phallique et avons décidé de placer Tom juste devant. Bruce et moi étions très excités car nous sentions qu’avec cette photo on pourrait rendre les gens fous. Et c’est ce qui s’est produit. Certains brisaient les vitres des arrêts d’autobus pour voler nos affiches ; et cela, à travers tous les États-Unis. Étant juridiquement responsable, ça m’a coûté des milliers de dollars d’indemnisation. Mais ça a aussi lancé nos sous-vêtements.”
Sobrement baptisé Calvin, le premier parfum de Calvin Klein ne connaît pas le même succès. Mais Obsession, que le créateur lance en 1985, confirme qu’il est passé maître dans l’équilibre du pulsionnel et du rationnel, de la chair et de l’esprit, et dans l’art de réconcilier l’être de désir et l’homme de devoir. “J’ai toujours été fasciné par le sexe. Pourquoi les gens sont-ils attirants ? Pourquoi suis-je attiré par eux ? Voilà ce qui m’obsède depuis ma prime enfance. Mais je ne mets pas du sexe partout ; c’est toujours le produit qui inspire la campagne et non l’inverse. Pour Obsession, la photographie représentant une orgie sexuelle était en accord avec la fragrance très musquée. Pour le parfum Eternity, inspiré par ma romance avec Kelly Rector, l’imagerie était au contraire virginale, à l’instar de la fragrance, très florale. En plus de Christy Turlington et de Lambert Wilson, nous avons eu recours à des modèles enfants, ce qui ne s’était encore jamais fait dans le monde du parfum. Ils symbolisaient l’éternité de l’amour et de la vie qui se prolonge, lorsqu’un homme et une femme fondent une famille.”
Rencontrée au milieu des années 80, Kelly Rector fut l’assistante de Calvin Klein avant de devenir sa seconde épouse pendant une vingtaine d’années. Depuis, le cœur du créateur semble à nouveau pencher pour les jeunes hommes. Après Nick Gruber, dont Internet nous apprend qu’il est hétérosexuel mais aurait tourné dans des films pornographiques gays, le créateur s’affiche désormais avec le plus sage Kevin Baker, qu’il a notamment emmené en week-end à Southampton cet été. Amour ou amitié ? Quelle que soit la nature de leur relation, il reste que le nom de ce dernier figure dans la liste des parents, muses et collaborateurs remerciés dans son livre par Calvin Klein qui précise que le mannequin fut à ses côtés “chaque jour durant la réalisation de cet ouvrage”.
“Réussi ma vie ? Je n’en sais rien. Par contre, j’ai créé des vêtements en étant fidèle à mes désirs et à ma personnalité.”
Écrit avec l’aide de Kathleen Boyes et mis en page par Yuki Iwashiro et Fabien Baron, Calvin Klein permet de revoir de jolis clichés signés Guy Bourdin, Helmut Newton, Richard Avedon et Bruce Weber, et de retrouver, parfois très jeunes, des mannequins comme Patti Hansen, Janice Dickinson, Christy Turlington, Kate Moss et Natalia Vodianova, qui ont fait les carrières que l’on sait. “C’est Anna Wintour et Kelly qui m’ont convaincu de faire ce livre afin, dixit, de ‘montrer mon influence’. Je ne pense pas avoir influencé qui que ce soit, je n’ai pas ce genre d’ego. Mais je trouve que ce livre me représente bien, minimaliste, homme de la controverse et être de rencontres, car je suis quelqu’un de passionné, qui a, aujourd’hui encore, besoin de tomber amoureux des gens et des choses.”
Lorsqu’il ne collabore pas avec des décorateurs pour créer des maisons, tel ce château ancien de Southampton qu’il a fait raser pour construire une villa moderniste de béton et de verre, Calvin Klein se consacre à des œuvres sociales comme les Harlem Village Academies et donne des conférences dans les universités d’Oxford, Cambridge et Harvard, où il ne parle pas de marketing mais d’architecture. “Je sais, ce n’était pas gagné d’avance car, si j’ai toujours eu l’intuition d’avoir été influencé par les architectes du xxe siècle, il a fallu que je me plonge dans des livres afin d’illustrer mon propos par des exemples concrets.” Mais l’heure est venue de conclure, et on demande à Calvin Klein s’il pense avoir réussi sa vie, quand il regarde Manhattan illuminée, le soir, depuis son penthouse signé Richard Meier. Après quelques secondes de réflexion, il répond : “Réussi ma vie ? Je n’en sais rien. Par contre, j’ai créé des vêtements en étant fidèle à mes désirs et à ma personnalité. Des vêtements dans lesquels les gens se sont trouvés beaux, et qui, je l’espère, leur ont donné confiance en eux.”