Alexandre Mattiussi: “The growth of AMI was exponential, and I didn’t want to miss out on my story”
Sous l’étendard de l’amitié, symbolisée par un immense cœur rouge qui a séduit les cool kids du monde entier, Alexandre Mattiussi a initié une success-story phénoménale. Si sa marque AMI s’est considérablement développée, rien n’a changé depuis ses débuts en 2011, et le créateur passionné reste pleinement aux commandes de sa barque.
Photos par Pierre et Gilles.
Texte par Frédéric Martin-Bernard.
Au nord-est de Paris, du côté de Pantin, la station Hoche, sur la ligne 5 du métro, serait la plus proche du studio des photographes Pierre et Gilles, qui tirent le portrait d’Alexandre Mattiussi pour ce Numéro Homme. Malheureusement, en cette fin janvier, Isabelle Huppert n’est plus là pour nous indiquer si nous sommes sur la bonne voie. Voilà deux semaines, l’actrice française, ainsi que Carla Bruni et Pierre Niney jouaient les agents de la RATP sur le compte Instagram d’AMI, en vue de son défilé automne-hiver 2022-2023 avec les transports en commun comme décor. “Le métro est le dernier endroit où l’on croise une foule de gens divers et variés, explique l’intéressé lors de notre long entretien, dans la foulée de la prise de vue avec Pierre et Gilles. J’aime ce brassage, cette diversité qui subsiste dans les transports en commun alors que tout a tendance à être rive droite ou rive gauche, parfaitement délimité ailleurs à Paris.” Le 19 janvier, au palais de la Bourse, cette mixité populaire était tout de même quelque peu éclipsée par le show. On remarquait surtout Catherine Deneuve, ambassadrice du sac “Déjà-Vu” depuis l’automne dernier, qui assistait pour la première fois à un défilé de la marque. Également la présence des trois interprètes des fausses annonces de la RATP sur les réseaux sociaux, ainsi qu’Eddy de Pretto, Louane, Caroline de Maigret, Jean-Paul Goude, Farida Khelfa, Théo Christine, Miguel Herrán et Jonathan Bailey qui avaient pris place au premier rang, tandis que Ben Attal, Laetitia Casta et Isabelle Adjani officiaient comme mannequins… Un parterre exceptionnel, pour ne pas dire inimaginable de la part d’un label venu de la mode masculine et non adossé à un grand groupe de luxe, qui force aujourd’hui l’admiration et incite à vouloir en savoir plus sur le succès d’Alexandre Mattiussi et de sa marque, AMI.
À la sortie du métro Hoche, une énième affiche du défilé confirme que la petite entreprise ne connaît pas la crise. “Nous avons multiplié le chiffre d’affaires [confidentiel] par quatre au cours des deux dernières années”, glisse-t-il en interview. Ce que ne contredira pas Nicolas Santi-Weil, qui officie à ses côtés en tant que directeur général et associé depuis bientôt neuf ans. En janvier 2021, le tandem a par ailleurs accueilli Sequoia Capital China comme actionnaire. Une société de capital- risque de Pékin qui avait misé jusque-là sur les nouvelles technologies, en prenant des participations dans quelque six cents entreprises, dont Airbnb, JD.com et Alibaba. Elle offre aujourd’hui des moyens exceptionnels à la marque française, ce qui permet à Alexandre Mattiussi d’aller jusqu’au bout de ses envies, à lui qui a toujours “vu les choses en grand” depuis tout petit. “Effectivement, je suis bien décidé à réaliser tous mes rêves, répond-il d’emblée sans rougir. J’ai effectué un gros travail sur moi-même au cours des dernières années… La croissance d’AMI était exponentielle et je ne voulais pas passer à côté de mon histoire, être de ceux qui se réveillent un matin et ne se reconnaissent plus dans leur entreprise parce qu’ils ont pris trop de recul, étaient fatigués ou entourés de personnes qui prenaient des décisions à leur place. J’avais ce projet de marque depuis longtemps, j’ai appuyé moi-même sur le bouton qui a enclenché la machine et, onze ans plus tard, je tiens à conserver mes deux mains sur le guidon, à concrétiser mes rêves… Faire appel à Catherine Deneuve en était un. Tout comme celui de collaborer avec le photographe Paolo Roversi et, plus récemment, de solliciter Jean-Paul Goude pour un film publicitaire. Et lorsque ce dernier m’a dit qu’on n’allait pas prendre un mannequin, que j’étais le personnage idéal pour sa mise en scène, je n’ai pas dit non. Je considère désormais que je dois avant tout me faire plaisir, et que si cela me fait du bien, il en sera forcément de même pour d’autres personnes derrière leur écran ou dans un magasin. AMI explose un peu partout, mais je reste, à la base, celui qui dort, qui rêve, qui se réveille avec des idées, fait des rencontres et imagine son évolution à travers son seul prisme à lui. J’aime d’ailleurs dire qu’AMI vit au rythme de mon cœur.”
“La croissance d’AMI était exponentielle et je ne voulais pas passer à côté de mon histoire, être de ceux qui se réveillent un matin et ne se reconnaissent plus dans leur entreprise parce qu’ils ont pris trop de recul.”
La société AMI Paris compte aujourd’hui quelque 300 employés, répartis sur quatre sites depuis la pandémie et les confinements qui ont boosté son activité et, par ricochet, ses effectifs. D’ici à la fin de l’année, ils seront rassemblés dans un seul immeuble en cours de rénovation, au 9, place des Victoires, dans le IIe arrondissement. Un futur quartier général à quelques encablures du café de la rue Croix-des-Petits-Champs où, un soir de défilé de janvier 2011, la marque a fait ses débuts avec un groupe de mannequins rassemblés autour d’un comptoir, telle une bande de copains qui se retrouvent pour un after work. Quelques semaines plus tôt, dans un showroom également à deux pas des Halles, Alexandre Mattiussi confiait son projet de vouloir habiller ses amis, les amis de ses amis et, par extension, tous les hommes qui s’intéressent à la mode sans en faire toute une histoire. Son pitch était très bien ficelé. Selon lui, pas un gars ne se reconnaissait dans les looks des défilés. En outre, ces modèles coûtaient une fortune. Et leur qualité n’était pas toujours démontrée… Le trentenaire volubile maîtrisait son sujet sur le bout des doigts, étude de marché, business plan, sélection de fabricants et structure de collection à l’appui. “AMI, en 2022, correspond en tout point au projet qu’Alexandre était venu me présenter avant de lancer sa marque, observe Jean-Jacques Picart, qui conseillait à l’époque grands groupes et jeunes designers. J’avais été frappé par l’extrême précision de son propos. En général, les personnes qui ont l’ambition de se lancer présentent un rêve dont seul le cœur est parfaitement net, défini. Alexandre, lui, avait pensé à tout. Il avait même dessiné des portants pour son showroom !” Claus Estermann rapporte aussi que “l’épaisseur de son dossier avait bluffé tout notre cercle d’amis. Et puis, Alexandre en parlait de façon convaincante, claire et concise, comme lui seul sait le faire… Les business angels ont bu cela comme du petit-lait”. La suite, l’intéressé, qui a un véritable sixième sens des affaires, la raconte mieux que personne. “J’ai toujours imaginé AMI en grand, dit-il. Dès le premier jour, j’ai estimé que mon entreprise valait 1 million d’euros. Mes proches me disaient : ‘D’où tu la sors ta valo ?’ Et j’argumentais ! Des investisseurs m’ont donné 5 000, 10 000, 50 000 euros, et je ne leur ai pas cédé plus de 10 % des parts du capital. C’est important de rester le patron de sa boîte, de travailler dans des bonnes conditions, de pouvoir se projeter sur le long terme, d’être libre, de n’avoir de comptes à rendre à personne.”
Les neuf business angels d’Alexandre Mattiussi ne tarderont pas à être bluffés par celui qui décroche des exclusivités avec Le Bon Marché et le Printemps en France, les grands magasins Barneys aux États-Unis et le site britannique d’e- commerce Mr Porter, dès la première saison. Parmi eux, il y a un ami de Nicolas Santi-Weil qui encourage ce dernier à s’intéresser au sujet en 2012, alors qu’il dirige la faramineuse expansion de The Kooples. “Je suis allé dans un grand magasin à l’heure du déjeuner, et j’ai eu une vraie rencontre avec la marque, se rappelle son désormais directeur général. Les vêtements étaient bien coupés. La qualité, les prix, cohérents. Et le vendeur, tout sourire, pas snob… J’ai dévalisé les rayons et suis rentré au bureau en disant : ‘Regardez AMI, il a tout compris !’” À l’époque, la marque s’en tient encore à des présentations bon enfant qui confortent son positionnement de label accessible pour le boy next door. En janvier 2013, Alexandre Mattiussi imagine (déjà) un cadre de métro parisien pour parler de diversité à travers sa cinquième collection. “Lorsque nous rencontrions un gars avec lequel Alexandre aurait pu devenir ami, peu importe qu’il soit petit ou grand, il le retenait pour la présentation, se souvient Brice Compagnon, qui a fait ses armes avec le photographe Oliviero Toscani sur les campagnes Benetton, avant de créer CastingOffice, en 2001, à Paris.
“Il tenait à présenter sa mode sur des morphologies différentes, à l’opposé des stéréotypes et cabines [castings d’un défilé] uniformisées des autres maisons. Il y avait un côté très plaisant dans sa démarche qui me semblait avoir toutes ses chances à Paris, ainsi qu’en Province et même à l’étranger.”
Pour le final de cette présentation, Alexandre Mattiussi demande à Benjamin Clementine de chanter Emmenez-moi, un titre des plus appropriés, sachant que quelques jours plus tôt, le designer a rencontré Nicolas Santi-Weil, qu’il a invité à l’événement. Mattiussi et Santi-Weil trouvent un terrain d’entente avant l’été 2013. Complémentaires, passionnés, ambitieux, ils formeront désormais un tandem professionnel soudé, pas vu depuis longtemps dans le métier. Au cours de cette même année, Bpifrance mise sur AMI Paris via le fonds Mode & Finance. Ce dernier est remplacé par NEO Investment Partners puis par Sequoia Capital China en janvier 2021. Nicolas Santi-Weil, qui a également mis de ses deniers dans l’affaire, s’attelle à la commercialisation de la marque, domaine dans lequel pèchent souvent les créatifs. “J’étais convaincu que le propos universel d’Alexandre marcherait partout, explique le directeur général. Le gars avec un bon look que l’on croise à tous les coins de rue, c’était un concept avec autant d’avenir à Paris qu’à Tokyo, Séoul ou New York. Nous avons donc veillé à ne pas être dépendants d’un marché ou d’un canal de distribution. Nous avons bâti un réseau qualifié de points de vente à l’échelle mondiale et, en parallèle, nous avons développé notre propre site Internet. Puis, nous avons vu les choses en plus grand, nous avons passé un appel d’offres et, au même moment, la plateforme Farfetch a annoncé qu’elle allait développer des sites individuels de maisons. Nous avons été la première à signer et, rapidement, ce partenariat est devenu une très belle histoire, une collaboration gagnant-gagnant qui nous a permis de nous améliorer au jour le jour, d’être informés rapidement quand ils investissaient un nouveau marché, d’avoir du cash-flow régulier…”.
En même temps que ce florissant e-commerce sans frontières, AMI inaugure des nouvelles boutiques – une vingtaine à ce jour – dans des villes stratégiques, s’essaye (avec succès) à la mode féminine qui croît toujours plus vite que la mode masculine, signe quelques collaborations ponctuelles avec des marques – Puma en 2022 – et se met à communiquer en multipliant les images, les canaux, les supports. Quel Parisien n’a pas vu ses immenses panneaux affichés sur la façade du Louvre à l’automne dernier ? Ou ses décorations “Ami de cœur” sur le grand sapin devant le Centre Pompidou en fin d’année ? Voire, en janvier 2022, les stations de métro sous les Champs-Élysées qui étaient repeintes à ses couleurs et équipées d’écrans plasma afin de retransmettre le défilé de l’automne-hiver prochain pendant une semaine ? “J’aime la mode pour tous, revendique Alexandre Mattiussi. Sur le chemin de chez Pierre et Gilles, un gars en scooter m’a reconnu. Il s’est empressé de dégrafer son blouson pour me montrer un de mes tee-shirts qu’il portait en dessous… Rien ne me fait plus plaisir que de voir mes vêtements portés dans la rue. Chaque jour, je me réjouis que le succès d’AMI soit organique, sincère, très ancré dans le réel à une époque où tout est numérique. Je vais continuer dans cette direction. En parallèle, je réfléchis à une fondation. Je ne vais pas me réinventer en Coluche mais il y a beaucoup à faire à l’échelle locale : venir en aide aux sans- abri que l’on croise un peu partout dans Paris, par exemple.” Le cœur sur la main, en prime.