1 déc 2025

De la sculpture au bijou, Emma Passera saisit le corps dans le métal

Alors qu’elle vient tout juste d’achever sa première exposition entièrement dédiée à son travail de joaillerie au sein de la galerie Roomservice à Paris, et qu’elle montre ses œuvres en ce moment même à la galerie Gaudel de Stampa jusqu’au 20 décembre, la jeune créatrice et sculptrice Emma Passera, a pris le temps de répondre aux questions de Numéro. Dissection d’une pratique en mutation.

  • Par Louise Menard.

  • Emma Passera : de la sculpture au bijou, une créatrice à suivre

    Ce qui frappe d’abord chez Emma Passera, c’est sa sensibilité profonde. Cachée derrière une voix rocailleuse, l’artiste de 28 ans à la spiritualité latente, d’abord sculptrice et désormais également créatrice de bijoux, s’est aventurée tardivement dans l’univers joaillier. Au cours de ses études aux Beaux-Arts de Paris, notamment dans l’atelier de Mimosa Echard, Emma Passera débute le travail du volume, se construisant peu à peu un monde tissé de sculptures à la fois sensuelles et brisées. Des fragments de membres en aluminium moulés à même les corps en passant par des cadres associant des copeaux de miroirs et de céramique figés dans le métal, elle déploie une œuvre articulée autour de l’anatomie et de l’identité.

    Petit à petit, en évoluant dans le milieu de la sculpture, j’ai commencé à vouloir travailler à plus petite échelle. Les bijoux se sont donc imposés à moi. Aussi parce qu’ils me permettaient de créer des objets que je pouvais ensuite porter”, nous confie-t-elle. Si elle commence à façonner ses premiers bijoux il y a dix ans, ce n’est que cette année qu’elle décide d’en faire une collection à part entière, riche de bagues en argent massif parfois serties de cristaux de roche ou recouvertes d’un placage doré. Des pièces toujours imparfaites, brutes, griffées et lourdes qui naissent au gré de ses inspirations sombres et subversives, comme des matrices cabossées, que l’artiste qualifie elle-même d’“accidentées”

    Jusqu’au 20 décembre, Emma Passera présente quelques unes de ses œuvres au sein de l’exposition collective “Mommy Answers” à la galerie Gaudel de Stampa, aux côtés des artistes Lisa Signorini et Gaia Vincensini, et en dialogue avec les créations de leurs mères respectives. Pour Numéro, la jeune femme revient sur son histoire avec le bijou.

    Interview d’Emma Passera

    Numéro : Quel est votre premier souvenir lié au bijou ? 

    Emma Passera : Sans hésitation, ma mère, Monika Soszynska. C’est elle qui dessinait les bijoux pour les collections haute couture de Christian Lacroix et tout son travail demeure pour moi une immense référence. D’ailleurs, je chéris les souvenirs de nos moments passés dans le studio de la maison, rue Saint-Honoré. Aujourd’hui, je rêve de pouvoir collaborer avec elle.

    Comment concevez-vous un bijou ? 

    Je réalise toutes les étapes de la création, du dessin à la fonte, jusqu’au polissage, en utilisant l’une des plus anciennes techniques de fonderie : la fonte au sable. C’est une méthode qui me permet de rester totalement indépendante. Je fabrique mes alliages d’argent, crée mes formes, j’exécute la coulée, polis chaque pièce… Bref, je fais tout moi-même. Ce processus est d’autant plus fascinant qu’il provoque l’unicité grâce à l’apparition de subtiles irrégularités.

    Une artiste à l’univers romantique et obscur

    Quelle est la première pièce que vous avez créée ? 

    La première bague que j’ai créée est une double bague enlaçant deux doigts à la fois. Une pièce qui n’a jamais quitté ma main depuis et que je continue d’éditer et de transformer. 

    Quelles sont vos sources d’inspiration ? 

    Je suis touchée par les artistes qui travaillent l’assemblage et j’aime les œuvres qui évoquent des temples ou des sanctuaires. Je pense notamment à Cathy Wilkes, Bruce Conner, Betye Saar. J’ai aussi beaucoup d’admiration pour William Blake, qui est selon moi l’un des plus grands messagers du monde invisible. Côté musique, j’aime les artistes poétiques comme Julius Eastman, Marian Anderson ou Lyra Pramuk, et en cinéma, je suis sensible aux films de Deborah Stratman ou d’Andrea Fraser. Tout ce qui est marginal, sacré ou ancien me guide.

    Le bijou comme messager

    Quel est le bijou qui vous est le plus cher ?

    J’aime les objets porteurs de mémoire affective, les objets bruts et élémentaires malgré tout chargés d’antécédents persistants et habités par le passé. En ce sens, l’une de mes créations les plus chères reste les alliances que j’ai confectionnées pour mes amis Liên et Khodor. Ils se sont rencontrés à Beyrouth il y a plusieurs années et leur relation a longtemps été marquée par la distance. Pour leur mariage, j’ai donc dessiné des bagues qui s’emboîtent et qui sont à la fois le symbole et la matérialisation du lien qui les unit.

    Avez-vous une muse ?

    Je ne me sens pas particulièrement familière avec cette notion de “muse unique”. En revanche, chaque fois que je vois mon travail porté par un proche ou un inconnu, je considère qu’une figure inspirante de plus éclot sous mes yeux. Ce sont ces moments qui me font redécouvrir mes pièces, qui me réconcilient avec mon travail et me donnent confiance en ce que je fais.

    De multiples références, de Rick Owens à Schiaparelli

    Y a-t-il une maison de mode avec laquelle vous aimeriez collaborer ? 

    J’aimerais un jour collaborer avec des maisons comme Rick Owens, Maison Margiela ou Schiaparelli. Soient des maisons qui bâtissent des univers où le corps dialogue avec la sculpture, un thème qui me parle profondément. J’adorerais aussi faire des bijoux pour la haute couture

    Si vous deviez inviter trois personnes à dîner, qui seraient-elles ?  

    J’inviterais seulement mon père, décédé il y a 15 ans. 

    Quels sont vos futurs projets ? 

    En ce moment, je passe beaucoup de temps à imaginer des objets pour une maison en Italie que j’ai héritée de ma famille. Je travaille sur des formes métalliques, des volumes, du mobilier… Et puis, en secret, je prépare aussi un projet collectif : un festival de musique et d’art contemporain que j’aimerais faire là-bas. La joaillerie étant encore une pratique assez jeune pour moi, j’apprends à affiner mon langage et ma technique afin de mener des projets plus ambitieux et incarnés.

    “Mommy Answers”, exposition collective avec Lisa Signorini et Gaia Vincensini, jusqu’au 20 décembre 2025 à la galerie Gaudel de Stampa, 158, rue Lafayette, Paris 10e.