4 mar 2022

Rencontre avec Vimala Pons, l’actrice aux incroyables acrobaties

Circassienne, actrice et musicienne, Vimala Pons occupe une place à part dans le paysage artistique français, arrivant toujours à créer la surprise avec ses projets aussi dantesques que fantasques. Celle qui a tourné avec Verhoeven, Rivette et Honoré défend en ce moment, au Centre Pompidou, un spectacle, dense, sportif et profond, Le Périmètre de Denver, qui nous fait réfléchir à l’équilibre précaire de nos vies en proposant d’impressionnantes « acrobaties ».

propos recueillis par Violaine Schütz.

Vimala Pons © Makoto Chill Ôkubo

Y-a-t-il une seule chose qui ne soit pas à la portée de Vimala Pons ? Dans Le Périmètre de Denver, sa création débutée en 2022 mêlant cirque, enquête policière et théâtre qui fait sensation en ce moment au Centre Pompidou (et ce, jusqu’au 23 avril 2023), l’actrice de 40 ans porte sur la tête des objets pouvant aller jusqu’à vingt-huit kilos. Mais pour celle qui s’est formée jeune au karaté et au tennis à haut niveau – ainsi qu’à la guitare classique et à la clarinette-, les prouesses semblent n’être qu’une bagatelle. 

 

À la fois très physique et très intello, l’actrice qui vient de réaliser un clip fantasque pour Flavien Berger multiplie depuis ses débuts les pratiques artistiques. Elle a étudié l’histoire de l’art à Paris 4 et celle du cinéma à Paris 8 avant d’intégrer, en classe libre, le Cours Florent puis le Conservatoire d’art dramatique de la capitale. Mais sa liberté, elle la tient d’une année passée au Centre national des arts du cirque. Jongleuse dans l’âme (comme au sens littéral), c’est là qu’elle découvre qu’elle aime porter des objets sur la tête. 

 

Vimala Pons, une actrice très prisée, de Paul Verhoeven à Christophe Honoré

 

Ce sens du défi insensé contribue au charme poético-tragico-comique d’une actrice qui fascine les cinéastes les plus aventureux. L’héroïne du film After Blue (Paradis sale) de Bertrand Mandico a tourné pour la crème du cinéma indépendant et de celui d’auteur, mêlant Nouvelle Vague et nouvelle génération telle une équilibriste de haut vol. On l’a vue chez Paul Verhoeven, Christophe Honoré, Benoît Jacquot, Alain Resnais, Philippe Garrel ou encore Jacques Rivette. Soit autant de réalisateurs convaincus par son mélange unique de féminin et masculin et sa présence sauvage et brute, quasi animale, qui, dans chaque film, aimante le spectateur.

 

Toujours sur le fil, Vimala Pons sortait l’an dernier un livre audio (son troisième projet musical) qui raconte l’histoire d’une retraitée qui part en road trip. Inspiré par Le Périmètre de Denver, ce récit étrange et hypnotique prouve, une fois encore, l’imagination débordante de l’artiste. Une artiste capable de vouloir envoyer – encore adolescente – le scénario de Hook 2 (qu’elle avait écrit en anglais) à Steven Spielberg et de raconter des choses assez folles – et parfois inventées – en interview. En 2022, elle se confiait à Numéro sur ces folles aventures. 

Vimala Pons © Frédéric Lemaitre

« Plus mon âge augmente, plus la taille des objets que je porte sur ma tête augmente. » Vimala Pons

 

Numéro : Lors des représentations de votre « comédie » policière Le Périmètre de Denver, vous portez des objets très lourds sur votre tête. D’où cette idée est-elle venue ?

Vimala Pons : J’ai commencé avec des choses très petites à l’école de cirque comme une balle ou un livre. Et puis au fur et à mesure, je me suis dit que ce serait intéressant de porter des morceaux de décor sur ma tête, comme s’il s’agissait de souvenirs qui s’échappaient de l’esprit de quelqu’un. Un peu comme si on pensait à quelque chose d’abstrait et que cela se concrétisait visuellement. Cela renvoie également à des concepts de déséquilibre et d’équilibre qui peuvent s’appliquer à de nombreux domaines différents et me passionnent. On vit tous avec des déséquilibres émotionnels. Il y a aussi l’idée de « porter » des choses qui m’intéresse. On peut porter des vêtements autant qu’un discours. Et puis il y a ce qu’on supporte dans la vie… Je voulais tirer tous les fils de cette spécialité circassienne du port d’objets dans leurs significations les plus profondes. Plus mon âge augmente, plus la taille des objets que je porte sur ma tête augmente. Je tente d’amener cette pratique à une sorte d’acmé : arriver à porter les choses les plus lourdes possible.

 

Comment vous-êtes vous préparée physiquement pour le spectacle ?

J’ai fait beaucoup de sport à haut niveau, enfant. Mais le cirque n’est arrivé qu’à vingt-quatre ans. Je me suis beaucoup développée physiquement, grâce à un coach et je suis suivie par des kinés. J’ai fait travailler certains muscles, notamment les paravertébraux qui nous permettent de nous tenir droit. Et puis j’augmente les charges petit à petit. Au début du spectacle, je porte seize kilos de vêtements sur moi, accumulés en plusieurs couches, et quinze kilos de pierres sur la tête. Chaque objet porté pèse au moins douze kilos. Et la voiture que je mets sur ma tête à la fin pèse vingt-huit kilos.

 

Une fois qu’on est capable de porter vingt-huit kilos sur la tête, comment peut-on aller au-delà ?

Je ne sais pas ! Mais ce qui me tient, c’est que j’aime bien raconter des histoires… et le faire en essayant de créer une langue particulière qui utilise plusieurs outils très différents : l’équilibre, la parole, le son, le striptease, les accessoires… Aller au-delà, ce serait donc arriver à m’améliorer dans ma façon de provoquer des émotions qui suscitent des questions. Le tout, avec une dimension physique assez aiguë car je trouve que cela ajoute une tension dans l’histoire racontée quand il y a des enjeux physiques.

« Je n’ai pas les épaules pour être sur les réseaux sociaux. » Vimala Pons

 

Dans votre spectacle, on voit des ruines et des choses qui sont détruites sur scène. Avec la pandémie puis l’Ukraine, cela fait écho à des choses graves de notre époque. Est-ce l’air (poisseux) du temps qui vous a imprégnée ou cela vient-il de choses plus personnelles ?

Très honnêtement, à la base, ça vient d’intuitions et d’obsessions personnelles qui trouvent un écho, par hasard, dans l’actualité. J’avais envie de travailler sur des objets et sur les déséquilibres que j’allais porter. Et ensuite, j’ai cherché pour chaque objet que je m’étais procuré, un moyen de les détruire, ou plutôt de les déconstruire, car la destruction sur scène, dans le spectacle vivant, coûte cher. La destruction n’ayant pas pu aboutir pour des raisons budgétaires, cette contrainte de production m’a amené à penser que ce n’est pas très intéressant, en fait, la destruction. Déconstruire est plus pertinent (les objets se déconstruisent et se reconstruisent sur scène tous les soirs). Surtout que je déconstruis aussi autour des identités. Je m’interroge sur comment on se construit en tant qu’homme, comment on porte un corps ou l’on s’en défait. Comme je laisse les silhouettes avec leurs objets, leurs habits et leurs accessoires sur le sol, après avoir interprétés des personnages, cela ressemble à un champ de ruines plus ou moins organisé. On peut penser qu’il s’agit de gens morts. Je me suis rendu compte que l’idée de la séparation était au cœur du spectacle. J’ai la sensation que vivre c’est perpétuellement se séparer – de gens, de choses… Il faut apprendre à gérer ça. Cela m’obsède de savoir comment on continue à porter en nous des gens dont on s’est séparés.

 

Dans le texte présentant votre spectacle, on peut lire que le « Périmètre de Denver » est, en psychologie, un espace que l’on crée quand on ment, une zone mentale…

Il s’agit d’un concept inventé. Je me suis promis d’arrêter de mentir, donc je n’allais pas me lancer dans un canular en faisant croire que le Périmètre de Denver était une vraie notion de psychologie. Mais je trouvais ça drôle de parler des petits mensonges indolores. Et comme ils n’ont pas de nom, j’en ai trouvé un. Dans d’autres langues, il y a des mots pour décrire des choses infimes. Un peu comme quand Nathalie Sarraute appelle « tropismes » les choses insignifiantes qui ne sont pas censées te blesser mais qui, en fait, te blessent quand même.

 

Le thème du mensonge est central dans le spectacle. Est-ce en lien avec les fake news et les réseaux sociaux ?

Oui, totalement. Je ne suis pas sur les réseaux et c’est ma productrice qui gère ma page Instagram, que j’ai été obligée de créer en réaction à des faux comptes. Au départ, j’adore les histoires policières, notamment celles des épisodes de Columbo. Je désirais raconter une histoire avec plusieurs niveaux de lecture, dont l’un serait assez pop et l’autre porterait sur notre rapport au mensonge. Dans le spectacle, les personnages que j’incarne, les témoins d’un meurtre commis en Angleterre, viennent avouer leurs mensonges, ce qui constitue une sorte d’honnêteté au final. Je trouvais ce looping intéressant. Je me suis aussi demandé qui j’avais envie de tuer dans la vraie vie. Si un jour, on me proposait de tuer une personne sans que cela se sache, qui voudrais-je tuer ?

 

Et qui imaginiez-vous alors comme cible ?

 

D’abord, je me suis dit « un assureur. » Je pourrais aller dans une agence d’assurances et tuer un assureur au hasard. J’ai eu des problèmes avec les assurances, et je trouve que le monde est gouverné par les assurances. Et après, je me suis dit : « non, pas un assureur. » Et la figure du troll – qui est la victime dans mon spectacle – est arrivée assez vite. Il s’agit de quelqu’un qui usurpe des identités virtuelles pour détruire la vie des gens. Les trolls sèment de la « mécommunication » dans un univers déjà truffé de fake news. Il y a déjà trop de communication et de la communication très pauvre. On s’échange ultra rapidement des informations qui n’ont aucune valeur. J’observe tout ça de loin car je n’ai pas les épaules pour être sur les réseaux sociaux. Je deviendrais folle si j’ouvrais Instagram.

Quand on est actrice, on ment beaucoup. Et pourtant, vos rôles semblent dire quelque chose de vous…

En effet, je crois que j’essaie de choisir des rôles dans lesquels je peux dire quelque chose. Je tente de trouver un élément qui me parle et qui me bouscule à la fois, me dérange. J’aime bien aussi quand il y a une mise en scène visible au cinéma et des marqueurs forts de style. Être acteur, c’est réagir tout le temps. Et être auteur, c’est répondre. J’aime bien alterner les deux. Répondre prend plus de temps. On peut mettre deux ans à écrire un spectacle par exemple. Et réagir, c’est très rapide. Ma pratique de l’équilibre consiste d’ailleurs toujours à réagir à la déstabilisation, ce qui pour moi est aussi une définition du métier d’acteur. Mais pour moi, l’art suprême de l’acteur c’est l’observation. On regarde les gens, le ciel, les comportements : comment quelqu’un prend un verre dans une main, met ses lunettes, essuie ses larmes. On écoute les intonations de voix. Un peu comme quand, dans les écoles de peintres, on demandait aux jeunes artistes d’aller au Louvre pour copier les grands maîtres.

 

Comment avez-vous conçu ce livre audio qui porte le nom de l’un des personnages du Périmètre de Denver, Eusapia Klane ?

Je l’ai composé en arrivant dans le premier confinement. J’étais confinée avec la chanteuse Rebeka Warrior (Sexy Sushi), qui a donc suivi l’élaboration des titres, et qui a sorti l’objet sur son label, Warriorecords (Maison Warrior). Elle était en train d’écrire l’album de son groupe Mansfield.TYA à côté. Je me servais de son micro quand elle ne l’utilisait pas. J’ai acheté un synthé Akai à 100 euros sur Internet que je me suis fait livrer. Mais je ne me considère pas comme une musicienne. L’objet est entre le conte, le livre audio, le podcast. Ce qui me plaisait, c’était de raconter une histoire un peu insignifiante (une retraitée qui part en voiture dans une autre ville) d’une autre manière. La musique de l’EP est venue quand je n’avais pas encore l’idée du spectacle. J’avais juste commandé des masques et des objets. J’ai écrit l’histoire de la pièce à partir des objets que j’avais. Après, j’ai créé des ramifications entre eux comme dans un dessin pour enfants dont on relie les numéros. Je possédais une prothèse de visage d’une vieille femme et je trouvais intéressant de la confronter avec une voix sensuelle à la Laurie Anderson.

Dans le livre audio, il y a un morceau intitulé Farewell Paladino qui possède des sonorités proches de la série K 2000 et de John Carpenter…

J’adore les deux justement ! Pour ce livre audio, j’ai beaucoup écouté Anne Clark, Laurie Anderson et les bandes originales des films de Dario Argento.

 

Sur votre fiche Wikipédia, de nombreuses erreurs se sont succédé. Est-il vrai que votre père était dresseur de serpent et que vous avez passé votre enfance en Inde ?

Mon père a accompagné durant six mois un dresseur de serpent en Inde, avec qui il a travaillé, et j’ai en effet passé une partie de mon enfance en Inde, d’où mon prénom qui est indien (et qui signifie en malayalam « la fête est permanente »). Par contre, sur Wikipédia, ils écrivent que je suis née en 1986 alors que je suis née en 1983. J’ai dû poser avec mon passeport à côté de mon visage pour pouvoir modifier ma fiche ! Ils ont finalement écrit que je suis née en 1986 ou en 1984 ! [Depuis l’interview, ils ont rétabli la vérité, ndlr.] Ils m’ont même accusée de censure. C’était ubuesque. Tout le monde croyait que je tentais de me rajeunir. Mais si je le faisais, je ne m’enlèverais pas trois ans, mais dix !

 

En 2016, dans une interview pour le média Brain, vous disiez : « Je ne sais pas qui je suis, mais cet échec à dire qui je suis est un moteur. Parce que ça prouve que je suis vivante. » Est-ce qu’aujourd’hui, vous savez qui vous êtes ?

Cette question est hyper difficile ! Je ne sais toujours pas, mais j’ai compris que j’étais quelqu’un qui aime les défis. C’est un moteur et une drogue dans ma vie. Mais je n’ai pas encore assez de maturité pour m’abandonner aux choses simples, ténues. Voilà, pour l’instant, c’est ce que je suis. Enfin, je crois…

 

Le Périmètre de Denver de Vimala Pons, jusqu’au 23 avril 2023 au Centre Pompidou, à Paris. Le film Vincent doit mourir (2023) de Stéphan Castang, avec Vimala Pons, sera présenté à la Semaine de la Critique au Festival de Cannes 2023.

Vimala Pons dans le film Les Garçons sauvages (2017)