Rencontre avec Mehdi Kerkouche, le chorégraphe de Christine and The Queens qui a séduit l’Opéra de Paris
Avec un parcours atypique, le jeune chorégraphe issu de la danse hip-hop crée des pièces aussi bien pour la scène de l’Opéra de Paris que pour les réseaux sociaux. Connu du grand public grâce à ses “vidéos confinés” postées en ligne, il poursuit avec sa compagnie une exploration pointue du mouvement.
Portrait Stéphane Gallois.
Texte Delphine Roche.
Conservatrice, engluée dans ses hiérarchies de goût héritées d’un autre temps, la France avance parfois tout à coup à pas de géant. “Mon histoire est folle, si on y réfléchit une seconde : comment commencer dans une MJC et arriver à l’Opéra de Paris !” résume Mehdi Kerkouche. À l’âge de 34 ans, le chorégraphe a présenté en novembre dernier sa première création au palais Garnier, Et si. En raison des conditions sanitaires, le public n’était pas au rendez-vous puisque le programme de danse contemporaine, qui regroupait également des pièces de Sidi Larbi Cherkaoui et Tess Voelker, a été filmé pour une diffusion exclusive sur la page Facebook de l’institution parisienne.
Avec ses lumières obliques de fin du monde, Et si précipite dix danseurs du ballet de l’Opéra de Paris dans une sorte de bataille avec le monde et avec eux-mêmes. L’unisson alterne avec les solos, tandis que les virtuoses, vêtus d’habits quotidiens aux couleurs sourdes, prennent parfois leur élan ou se recroquevillent sur eux- mêmes. L’intensité du langage gestuel de Mehdi Kerkouche se voit décuplée par la musique hypnotique composée par Guillaume Alric, moitié du brillant duo électro français The Blaze, connu notamment pour ses clips où des émotions exacerbées mettent les corps en transe (Virile, Territory, Heaven…). “Créer une pièce pour l’Opéra de Paris, avec ces danseurs exceptionnels et avec tous les moyens mis à ma disposition, c’était presque irréel pour moi, commente Mehdi Kerkouche. Dans le contexte si particulier de la pandémie, tout cela prenait un relief différent. Je n’arrêtais pas de dire à mon assistante : ‘Et si c’était la dernière fois qu’on me proposait un projet comme celui-là… Et si c’était même la dernière fois qu’on pouvait danser sur une scène…’ Du coup, c’est devenu le nom de la pièce. Et aussi son thème. J’ai ainsi demandé aux danseurs : ‘Comment danseriez-vous si c’était la toute dernière fois ?’”
Le chemin qui a mené Mehdi Kerkouche à la scène du palais Garnier n’est pas des plus orthodoxes. Sur son CV ne figurent ni école de danse prestigieuse ni chorégraphes renommés qui l’auraient intégré des années durant dans leur compagnie. À Rueil-Malmaison, où il grandit auprès de sa mère algérienne émigrée, ses frères “font toutes les bêtises des jeunes de cité, poursuit-il. Ma mère voulait autre chose pour moi. Étant elle-même venue en France seule, son espoir était que je passe mon bac, que je fasse des études peut-être, que j’aie un emploi stable et une sécurité. Être danseur ou chorégraphe n’entrait pas vraiment dans ce cadre.” Pourtant, c’est la danse qui passionne depuis sa petite enfance Mehdi Kerkouche qui, de son propre aveu, “ne tient pas en place”. Pendant notre séance photo, il montre toute sa générosité en jouant avec l’objectif, proposant mille idées, se risquant à des équilibres instables sur une table peu solide ou s’accrochant à une poutre…
Dans son enfance, il peine pourtant à inscrire sa passion du mouvement dans son quotidien. Après des cours de modern jazz où sa mère l’a inscrit, le coût prohibitif du collège privé qu’il fréquente ne lui permet plus de suivre une activité extrascolaire. “Alors j’ai continué à danser dans ma chambre, en imitant ce que je voyais dans les clips. Mes profs de danse étaient alors Britney Spears, Michael Jackson, Madonna… Je voulais reproduire les chorégraphies à l’identique.” Finalement, une MJC ouvre dans sa cité, qui dispense des cours de danse hip-hop gratuits. En cachette de sa mère, Mehdi Kerkouche devient un régulier de ces sessions. Puis il finit par l’inviter au spectacle de fin d’année, où elle découvre avec stupeur le talent de son fils. “Elle m’a autorisé à poursuivre les cours, et à partir de ce moment, le professeur m’a pris sous son aile. J’ai commencé à monter mes premiers spectacles. À 16 ans, je passais mes premières auditions à Paris pour des plateaux TV. À 17 ans, j’ai eu mon premier contrat. J’ai arrêté l’école et je me suis mis à fond dans la danse. Comme je n’avais pas de plan B, je devais réussir.”
S’ensuit une carrière brillante qui mène Mehdi Kerkouche des plateaux TV et de tournage de clips vidéo au cinéma, en passant par les défilés de mode. Chorégraphe et directeur créatif de mouvement, il dirige des danseurs ou coache des mannequins et des célébrités sur leur façon de se mouvoir. Avec toujours la même éthique : “Mettre l’ego de côté, travailler pour l’artiste que je mets en valeur.” C’est avec cette passion qu’il développe une relation professionnelle privilégiée avec Christine and the Queens, la chanteuse qui apporte sur la scène pop une aura d’avant-garde, et qui questionne à travers son œuvre les constructions genrées.
“J’ai travaillé trois ans avec elle, durant lesquels je l’ai accompagnée au fil de ses tournées. Elle
était alors au début de son projet artistique et elle découvrait le plaisir de se retrouver sur des scènes gigantesques. C’était vraiment excitant de l’accompagner dans ce moment de sa vie.” À tant se mettre au service d’autrui, Mehdi Kerkouche commence à se questionner sur sa propre expression, son propre langage gestuel. Il décide alors, dans un premier temps, de regrouper quelques danseurs et d’imaginer pour eux des chorégraphies. Puisqu’il enseigne alors dans plusieurs écoles de danse parisiennes, il opère son recrutement parmi ses élèves. En 2017, il finit par monter sa compagnie, EMKA. S’ensuit une première pièce, Dabkeh, qui revisite une danse moyen-orientale fondée sur des lignes de danseurs et de danseuses se tenant les mains et frappant fortement le sol avec leurs pieds. Dans sa version personnelle de cette expression, les lignes se décomposent puis se reconstituent. Très habités, les danseurs mêlent vocabulaire contemporain et gestuelle hip-hop, répétant de façon obsessionnelle des mouvements qui trouvent leur résolution inattendue dans des ruptures subites et des ralentis pleins de grâce. Découverte par Aurélie Dupont sur le compte Instagram de Mehdi Kerkouche, c’est cette pièce, primée lors de multiples festivals de danse, qui donnera envie à la directrice de la danse de l’Opéra de Paris d’inviter le chorégraphe sur sa scène.
Entre-temps, d’ailleurs, le jeune artiste a connu une véritable explosion médiatique totalement surprenante, offerte par… la crise sanitaire et le confinement. “J’étais enfermé dans mon petit appartement parisien et, pour moi qui ne tiens pas en place, c’était difficile. Mes danseurs étaient éparpillés un peu partout, entre Paris, la banlieue et la province. J’ai eu l’idée de leur proposer de réaliser une chorégraphie où nos morceaux de corps filmés sur chacun de nos écrans viendraient constituer un grand corps. Je l’ai postée en ligne un samedi, et le dimanche, un million de personnes l’avaient déjà regardée. En mai, j’ai récidivé en organisant le festival On danse chez vous, réunissant 70 danseurs et chorégraphes sur Instagram pour des performances, des interviews, des cours de danse, sur une journée, de 9 heures à minuit. Nous avons ainsi récolté 15 000e pour les hôpitaux parisiens et j’ai eu des remerciements de Brigitte Macron.” Toujours humble, Mehdi Kerkouche ne raconte pas qu’il s’est ensuite vu décorer de l’ordre national du Mérite. Entre une chorégraphie populaire sur un morceau célèbre de Barry White, qui a redonné du baume au cœur à des millions de personnes en proie à un choc inédit, et une pièce contemporaine pointue présentée sur la scène de l’Opéra de Paris, le destin de ce chorégraphe talentueux s’écrit sans suivre les dogmes préétablis, avec générosité et singularité. On attend donc maintenant avec impatience la prochaine proposition qui émanera de ce jeune talent boulimique de joie, de beauté et de mouvement.