25 oct 2021

Rencontre avec Eddy de Pretto : “On est tous le bizarre de quelqu’un”

Du 26 octobre au 4 novembre, Eddy de Pretto remontera sur scène pour performer devant 1500 personnes chaque soir au Bataclan. Avant ce challenge de taille, on a passé près d’une heure dans un charmant café parisien avec celui qui a déconstruit avec brio la masculinité toxique et redéfini les contours de la chanson française. L’occasion de parler d’engagement, d’adieu à la drogue, d’amour et… de plantes d’appartement.

Propos recueillis par Violaine Schütz.

Quand il est apparu, le torse nu et frêle perlant de sueur au beau milieu d’une salle de sport dans le clip de Kid (dévoilé en 2018 soit quelques mois après l’EP du même nom), Eddy de Pretto a mis KO la chanson française. On n’avait alors encore jamais vu ça dans l’Hexagone, un petit gars de Créteil s’insurgeant avec de la poigne et de la poésie contre les injonctions imposées aux petits garçons et la virilité abusive. Aussi forts dans le fond que dans la forme, la musique et les textes d’Eddy de Pretto tissaient un chemin nouveau, entre rap et chanson, uppercut et confessions intimes, Frank Ocean et Charles Aznavour.

 

Après ça, le chanteur aurait pu déclarer forfait – il avait déjà remporté la bataille -, mais il a continué à guérir nos plaies avec un premier album, Cure, (sorti en 2018 et écoulé à 300 000 exemplaires) qui abordait de façon lettrée son homosexualité, la mélancolie de la fête (de trop), la drague et la lassitude du patriarcat. Une réédition de son premier essai (rebaptisée Culte) et une courte pause plus tard, l’artiste revenait en mars dernier avec À tous les bâtards, un disque où il était question d’identité, de banlieue, d’adieu à la cocaïne et de relations amoureuses compliquées. Aujourd’hui, il se prépare mentalement (séances chez le psy pour se façonner un mindset d’acier) et physiquement (exercices avec un coach sportif trois fois par semaine) pour défendre cet album sur scène, plusieurs soirs, au Bataclan, du 26 octobre au 4 novembre prochain. Juste avant ces performances attendues et quasiment toutes sold-out, on a rencontré un garçon de 28 ans qui ressemble à ses chansons : engagé, attachant et pleinement ancré dans son temps.

 

« Sur À tous les bâtards, je dis : « Ok je suis ça, je suis bizarre et ça va être beau. » » Eddy de Pretto

 

Numéro : Dans votre dernier clip qui compile deux nouveaux morceaux réalisés et chantés avec Yseult, il y a beaucoup de douceur et même un baiser à la fin. C’était une volonté d’apporter un peu de tendresse dans un monde qui nous a pas mal malmené ces derniers temps ?
Eddy de Pretto : Oui, c’est vraiment ça. On évolue dans un environnement hyper violent. Et avec cette merde d’époque, il nous paraissait important de parler du fait de prendre soin de soi, de faire des pauses. Surtout avec le Covid et les confinements, qui m’ont personnellement beaucoup affecté car je pense trop et que cela a réveillé énormément de choses en moi. Avec Yseult, qui est une amie, on voulait créer une « safe place », un espace qui nous appartient, où l’on se sent bien, une bulle plus forte que l’extérieur, à la fois mélodieuse et calme.  

 

Cette année, vous avez sorti votre deuxième album, À tous les bâtards. Qui sont les « bâtards » ? Des freaks, des parias, des solitaires ?
Dans tout le travail des minorités, il y a cette façon de retourner les stigmates et les insultes. Comme je suis pédé, quand je vais l’employer, ce sera pour en changer la connotation. Pour le mot « bâtard », qui peut être retourné pour rire dans l’expression « espèce de bâtard », c’est la même chose. C’est une démarche d’ « empuissantement ». L’idée est de revaloriser les termes pour renverser le négatif, faire des insultes une force. Sur la pochette de l’album, qui est un fanart [dessin de fan] que j’ai reçu, je dis : « regarde-moi comme je suis si différent, flou, abstrait. » Je ne suis pas mis à mon avantage… S’assumer a été pour moi un long travail. Sur mon premier album, je me questionnais sur comment je devais être, sur le regard des autres. Je me demandais : « Est-ce qu’il faut être plus ceci ou plus cela pour les garçons ou pour mon père ? Dois-je faire semblant ou rester moi ? » Sur À tous les bâtards, je dis : « ok je suis ça, je suis bizarre et ça va être beau. » Et d’ailleurs on est tous le bizarre de quelqu’un. La notion de normalité est complètement subjective. Même le type le plus populaire, on peut lui balancer : « regarde tes pieds, ils sont étranges. » S’il ne s’agit que de pieds, ce n’est pas grand chose. Mais ce que je veux dire, c’est que quelqu’un va toujours décider, à un moment donné, que tu n’appartiens pas à son monde, que tu es différent de lui et va se moquer de toi.

« Il y a plus de place pour une diversité de façons de raconter nos épopées. » Eddy de Pretto

 

Est-ce que vos chansons, en plus de s’adresser aux laissés-pour-compte de la normalité, dialoguent aussi directement avec l’ado que vous étiez ?
Je ne sais pas, mais j’essaie de penser à des discours qui jusque-là, dans la chanson française, n’existaient pas. J’aime l’idée de défendre un certain regard et qu’il existe aujourd’hui une diversité de récits. Quand Yseult parle des injonctions qu’elle a subies en tant que femme grosse et noire, de son point de vue, c’est très fort. On n’est plus dans les archétypes simplistes des années 90. Des « freaks » prennent la parole, au moins sur les réseaux et sont repris par les médias. Je pense aussi à Michaela Cohen avec la série I May Destroy You. On voit une femme noire qui parle de son viol et qui se retrouve confrontrée à un tas dimpossibilités à cause de ce qu’elle a vécu. Il s’agit de comment elle perçoit la société. Il y a plus de place pour une diversité de façons de raconter nos épopées. Quand j’ai grandi, les chanteuses mainstream, c’étaient Lorie, Priscilla… Aujourd’hui, on a Pomme, Yseult, Angèle, Bilal…

 

Quels artistes vous ont donné de l’espoir durant votre adolescence ?
David Bowie donnait le sentiment d’être libre. Et Diam’s était par essence l’artiste qui montrait autre chose.

 

Vous comprenez son retrait de la musique ?
Oui car c’est un métier compliqué, même s’il est génial. Rester sous la lumière, c’est tellement lié à l’ego, à la santé mentale, à la diplomatie extérieure, à une sorte de politique. À un moment donné, tu peux avoir envie de te dire : « ok, j’arrête, ma santé mentale vaut mieux que ça. » Pour Diam’s, se consacrer à quelque chose de religieux et de plus haut a été sa ressource. C’est aussi ce qui est arrivé à Stromae. Il était absent pendant des années car il était malade.

 

Dans votre single Bateaux-Mouches, vous relatez vos débuts en tant que chanteur pour touristes sur la Seine, dans l’indifférence générale. Comment aviez-vous trouvé ce job ?
(il prend une voix de crooner et un ton humoristique) Ben, c’était la galère, ma petite !… alors j’avais fait fonctionner mon réseau. Une copine de mon école de musique avait trouvé du boulot. J’avais pris mon premier appart à louer à Paris après avoir quitté Créteil, et, pour payer le loyer, il me fallait un petit taf. Et dans la musique, c’était mieux, car je voulais obtenir mon intermittence. J’étais en même temps serveur dans un bar où je servais des pintes. J’ai passé des castings devant une D.A. pour chanter sur des croisières sur la Seine qui me balançait : « vous devez vendre du rêve ! » Je reprenais Rihanna, Edith Piaf et aussi M. Pokora pour faire un peu danser. Ça m’a appris plein de trucs. Trois fois par semaine, tu dois passer entre les tables, faire le show, attirer l’attention de gens qui n’en ont rien à faire que tu sois là, entertainer. Le public est ici pour manger en fantasmant devant la Tour Eiffel. Ton objectif, c’est de les choper. Et le cadre était agréable…

 

À vos débuts, vous avez tourné dans des pubs, jouant le rôle de Jules César pour CanalSat en 2010, avant des rôles au théâtre et au cinéma. Vous pourriez y revenir ?
Oui, j’adorerais y retourner. J’ai refusé des choses quand j’étais en tournée ou en train de bosser sur mes albums, mais ça me tente. Je ne peux rien dire pour l’instant, sauf que c’est « en travail ».

« Je décris la fois où j’ai dit à une fille : ‘Désolé, ça ne va pas être possible, parce j’ai des garçons à aimer, d’autres voiles à déplier’. » Eddy de Pretto

 

Sur votre titre Parfaitement, vous chantez : « Je ne veux pas d’une vie de cire. » Vous semblez vous adresser à quelqu’un en le prévenant : « je ne serai jamais assez bien par rapport à tes envies. » Est-ce un message destiné à vos parents ? Ou à un ex ?
Plutôt à la société. J’ai eu l’idée de ce morceau en regardant Matthias & Maxime de Xavier Dolan. Au début du film, l’un des héros prend la voiture pour rejoindre ses amis. Et, sur l’autoroute, apparaît un panneau publicitaire représentant une famille en train de pique-niquer. Ils sont blancs, parfaits, ont deux enfants. C’est la famille idéale pour qui tout ira bien, qui aura toujours de l’électroménager et du chocolat chaud. Et je me suis dit : « mais en fait, il faut continuer à casser ça, parce que ça reste. » Il suffit de regarder la télévision dix minutes pour se rendre compte que c’est toujours présent. Zemmour s’inscrit totalement dans ce type de discours avec son obsession du « il faut que ça soit français. »

 

Vos morceaux ont souvent un double sens. On ne sait pas si votre titre Désolé Caroline parle d’amour ou de drogue…
Ce n’est pas toujours le cas, mais j’essaie en effet de laisser l’interprétation ouverte. Sur le premier album, il y avait Quartier des lunes qui évoquait la guerre : à la fois la colonisation des terres et celle de la colonisation des femmes par les hommes. Et, sur mon nouveau disque, Désolé Caroline parle du fait d’arrêter la cocaïne, mais joue aussi avec l’idée de la fin d’une histoire hétéro. Je décris la fois où j’ai dit à une fille, ce qui est vraiment arrivé : « désolé, ça ne va pas être possible, parce j’ai des garçons à aimer, d’autres voiles à déplier, d’autres choses à vivre. Tu es jolie, tu me plais, mais ça n’ira pas plus loin. » Pour la cocaïne, c’est la même chose. Dans les soirées, ça m’a apporté du divertissement, mais j’ai décidé que ça n’irait pas plus loin. Et donc, comme tu vois, je mange des gâteaux (nous sommes dans un café-pâtisserie parisien au moment de l’interview)…

 

Sur votre chanson Val de larmes, vous dites que vous n’avez jamais été victime de violences policières à Créteil ou ailleurs car vous avez été sauvé par votre visage pâle…
Oui. La seule fois où je me suis fait contrôler, c’est parce que j’ai grillé un feu en scooter, pendant le premier confinement, alors que je me trouvais à plus d’un kilomètre de mon domicile… la totale! J’ai enlevé mon masque et ils m’ont dit : « ah, M. De Pretto ! » Tous les copains qui s’appelaient Karim ont, eux, déjà été arrêtés, coursés ou frappés. Il y a un vrai problème et ça n’avance pas. Sur la route, ce sont toujours les mêmes qu’on arrête. Sans accaparer le débat, je crois qu’il faut constater quand on a des privilèges. Je suis blanc mais je suis un allié. Je fais juste un état des lieux. Les minorités ont également des droits comme celui d’avoir un toit, un bon taf, du chauffage…

 

On a souvent comparé vos textes à ceux de l’écrivain Édouard Louis. Trouvez-vous que cela fait sens ?
Oui, les thèmes peuvent se rapprocher. On n’a pas vécu les mêmes choses mais je peux comprendre les similitudes. Il y a une nécessité commune de parler de ce qui nous a fait grandir, des environnements qui nous ont construits. Moi c’est la banlieue, lui le milieu rural, mais ça se recoupe car ce sont deux endroits où vivre son homosexualité semble impossible. Il y a aussi la violence quotidienne d’un cadre populaire et d’une famille qui ne sait pas parler. Je suis allé le voir au théâtre, j’aime beaucoup ses livres, mais nous ne nous sommes jamais rencontrés… Peut-être qu’il est trop mondain aujourd’hui pour que ça arrive (rires).

Vous avez redéfini avec votre premier EP sorti en 2017, Kid, puis votre premier album, Cure, la masculinité pour la rendre moins toxique. Depuis, vous trouvez que les choses ont changé ?
Il y a eu des progrès. Quand on voit Bilal former un couple avec un homme dans l’émission Danse avec les stars, on peut penser que les lignes ont quelque peu bougé. Ce qui demeure un vrai problème, c’est l’éducation des garçons. On leur permet encore trop de choses. On leur dit : « ça va aller pour toi mon petit, tu es débrouillard. » Alors qu’on couve la petite fille, comme une chose fragile.

 

J’ai vu sur Twitter que vous aviez versé quelques larmes en écoutant le dernier morceau d’Adele. Quels ont été vos derniers coups de cœur artistiques ?
Lil Nas X. Gros album et gros personnage. C’est très fort en termes de représentation. Tu te rends compte de ce qu’on vit ? Un noir, gay, qui rappe, qui est allé dans la country et qui se hisse en tête des charts. Cela prouve que nos sociétés sont prêtes à ça. Sinon, je suis en train de lire Je suis un monstre qui vous parle de Paul B. Preciado, quelqu’un qui lutte énormément. C’est vraiment fort. Et j’avais enfin commencé la série The Handmaid’s Tale. Mais je n’ai pas pu voir la deuxième saison, il n’y avait pas une once de lumière. C’était trop dur…

 

Avez-vous des passions inavouables ?
J’adore les plantes. J’en ai partout chez moi.

 

Mais ça c’est très avouable comme passion. Une chose que vous aimez, sinon, mais dont vous ne vous vantez pas ?
Ah… ma dépression, alors. C’est tellement un problème depuis longtemps que c’est devenu une passion (rires). J’ai appris à l’aimer.

 

À tous les bâtards (2021) d’Eddy de Pretto, Initial Artist Services, disponible sur toutes les plateformes. En concert du 26 octobre au 4 novembre prochain au Bataclan.

Eddy de Pretto @ Marie Schuller