1 août 2024

Pourquoi Pour Britney de Louise Chennevière est l’un des livres phares de la rentrée littéraire ?

Depuis la publication de Comme la chienne en 2020, Louise Chennevière s’affirme comme une nouvelle voix de la littérature francophone. Celle qui interroge, à travers son écriture sensible et intense, la place de la subjectivité féminine aujourd’hui, publie cette année Pour Britney. Cette déclaration d’amour à la pop star au triste destin, promet d’être une des sensations de la rentrée littéraire.

Portrait de Louise Chennevière. ©  Anna Prokulevicz/P.O.L
Portrait de Louise Chennevière. © Anna Prokulevicz/P.O.L.

La passion enfouie de l’écrivaine Louise Chennevière pour Britney Spears

Il y a Britney, Nelly et Louise. Louise est l’autrice et narratrice de Pour Britney, et lorsque petite fille, elle imite avec une joie innocente, dans sa chambre, les chorégraphies de la star américaine, elle est encore loin de connaître les écrits de Nelly Arcan et très loin, également, de se demander ce que cela veut dire “qu’être une femme”. Aujourd’hui, Louise a 31 ans et elle se remémore son amour passé pour Britney Spears, disparu un jour ou plutôt enfoui, comme un souvenir honteux.

Elle a dévoré les romans tragiques de Nelly Arcan, après avoir publié deux livres : Comme la chienne, où elle aborde à travers une multiplicité de voix féminines, l’expérience d’une étrangeté violente à soi-même – c’est l’expérience de la dissociation que Virginie Despentes décrit comme la condition de femme par excellence.  Et Mausolée où, suite à une rupture amoureuse, elle se demande comment aimer lorsque le romantisme et ses avatars littéraires nous ont désignées par essence perdantes, dépendantes ou pathétiques. Comment épouser une condition de subalterne, comment se construire entière, joyeuse, vivante, dans cette étroitesse-là.

Pour Britney : un des livres phares de la rentrée littéraire 2024

Louise Chennevière publie donc aujourd’hui Pour Britney, où elle croise les destins couleurs noir et sang de Britney Spears et de Nelly Arcan avec le sien, encore en construction. Au fil de ses phrases longues, rythmées de nombreuses virgules qu’elle place à sa manière personnelle qu’on n’a pas manqué de lui reprocher par le passé, elle entremêle sans discontinuité ces trois vies, ces trois personnages, comme pour témoigner que l’expérience d’être femme dans cette société du 21e siècle est une chose unifiée, dont les différentes facettes et les différents accents ne doivent pas nous égarer. Une chose qui commence avec le regard que posent les hommes plus âgés sur le corps des jeunes filles. Ce regard qui s’introduit entre les jambes, sous les vêtements, pour sexualiser ce qui ne l’est pas encore, est banalisé par la société qui incrimine, plutôt que les instincts lubriques… les fameuses lolitas.

Dans sa longue plongée en apnée dans les ressentis douloureux – elle évoque à mots couverts une agression sexuelle dont elle a été victime, très jeune – , Louise Chennevière raconte ce jour où, après une après-midi passée à essayer du maquillage avec une amie, son père lui intime l’ordre de retirer le rouge qui trône sur ses lèvres, vibrant de toute son inquiétude de père, de son devoir de protection. Car elle ne sait pas, visiblement, ce que cela veut dire “un rouge aussi rouge”.

Britney Spears en concert en 2000. © Photo by Paul Bergen/Redferns.
Britney Spears en concert en 2000. © Photo by Paul Bergen/Redferns.

Les discours politiques peuvent braquer les gens avec des termes massifs comme ‘culture du viol’. La littérature permet peut-être de se faire mieux entendre, en passant par des expériences sensibles.” Louise Chennevière

Pour toutes les femmes, il y a un avant, et un après, cette effraction du regard masculin qui s’installe pour toujours au cœur de notre être, qui nous force à nous voir, à jamais, comme la proie d’une obsession sexuelle légitimée par la société. Ce regard creuse la peau comme un acide, goutte à goutte, au fil de si petits événements, de petites choses de rien. “Je voulais relater dans le livre ces micro-expériences, et montrer qu’il s’agit en fait d’un système, explique l’autrice. De ces micro-événements au viol, tout se tient. Les discours politiques peuvent braquer les gens avec des termes massifs comme ‘culture du viol’. La littérature permet peut-être de se faire mieux entendre, en passant par des expériences sensibles.” 

Louise Chennevière lit l’autobiographie de Britney Spears et relit les livres de Nelly Arcan aux titres tristement évocateurs, Putain, Folle, La Honte, pour comprendre comment deux femmes puissantes et talentueuses ont été réduites à néant. Il y a ces émissions de prime-time où la pop star est sans cesse ramenée, sous les gloussements de la foule complice, à son apparence, à son sex appeal, et ce dès l’âge tendre de 10 ans. Puis hypocritement conspuée parce qu’elle a décidé d’assumer la sexualisation qui, de toute façon, lui était imposée. Et plus tard moquée parce qu’elle a perdu le feu sacré. Et placée sous l’emprise tout à fait légale de son père.

Il y a ces mots tranchants de Nelly Arcan que Louise Chennevière cite amplement. Ils disent la conscience glaçante, lucide, d’un système dont les femmes, quels que soient leurs choix, ne sortent pas gagnantes. La réassignation permanente au rang de jouet sexuel, d’accessoire fétiche, de fantasme, la réassignation au corps qui fait toujours écran. La place du vaincu. Il faudrait apparemment savoir rire de ces “turpitudes féminines”, selon l’expression qu’emploie un jour un journaliste à la radio en parlant de Comme la chienne, et que Louise Chennevière écoute, stupéfaite. “[…] ces turpitudes comme avait dit un autre monsieur, à heure de grande audience à la radio, sur un ton agacé, les turpitudes féminines, la prostitution, la folie, le viol, l’inceste, la mort tout ça, et le grand huit de la souffrance féminine […]”.

Nelly Arcan en interview.

Des discours de liberté sexuelle au silence du marché de la pornographie

Pour méprisables qu’elles soient, ces histoires de rien, à l’instar de celle de Nelly Arcan un temps disparue des mémoires de critiques littéraires et reléguée aux rayons des sciences sociales dans les librairies car la Québécoise n’était-elle pas une prostituée et son premier livre intitulé Putain n’avait-il pas surtout valeur de témoignage sur « ces milieux-là » (des turpitudes, encore), ces histoires de rien font tourner le monde et surtout son économie, rappelle Louise Chennevière. Car le corps des jeunes filles, le corps féminin parfait mais toujours imparfait, jamais assez jeune, jamais assez ferme, interchangeable avec des millions d’autres prêts à prendre sa place dans l’imaginaire érotique masculin, n’est-il pas le support de vente de tous les produits de notre monde capitaliste, depuis les voitures pensées comme des appâts jusqu’aux tonnes de crèmes hydratantes ou amaigrissantes que consomment les femmes ?

Au passage, la détestation et la dépossession de soi, la prédation exercée de façon permanente sur les corps féminins, ne sont que des dégâts collatéraux si ancrés dans les mentalités qu’il faut renverser les positions, comme dans un psychodrame, pour en faire ressortir toute l’absurde violence. “[…] ça n’a jamais été, une affaire publique discutée dans la cour de l’école par des petites filles assemblées en tribunaux informels mais tyranniques, ça n’a jamais été discuté en direct à heure de grande audience sur des plateaux de talk-show […] Non – ça ne s’était jamais vu :  un écrivain sur le plateau d’une émission venu discuter de l’un de ses livres, encerclé par plusieurs femmes qui n’auraient fait que, le renvoyer à la taille de sa bite”, écrit-elle encore.

Les sempiternels discours célébrant la liberté sexuelle de nos sociétés, ne font que passer soigneusement sous silence la réalité effarante du marché toujours plus extrême de la pornographie…  la normalisation d’un désir pathologique, d’une obsession macabre, qui trouve sa jouissance dans la négation et la destruction de l’autre, et qui a eu la peau de Nelly Arcan et de tant d’autres.

J’écris comme en apnée, sans savoir où l’écriture va me mener, et c’est comme si toute ma phase de réflexion me nourrissait de façon inconsciente.” Louise Chennevière

Sans fards ni fausse pudeur, Louise Chennevière tire un par un les fils les fils de nos dénis collectifs et pose des mots justes et crus sur les réalités qu’ils recouvrent. Elle laisse parfois ses phrases en suspens, pour mieux nous laisser les achever mentalement, prouvant par là-même à quel point les scénarios sont écrits d’avance et se répètent inlassablement.

J’ai beaucoup réfléchi à ce qu’est pour moi la littérature. Il y a des moments où je lis beaucoup, où je prends des notes, et il y a les moments où je me lance, sans faire de plan, explique-t-elle encore. J’écris comme en apnée, sans savoir où l’écriture va me mener, et c’est comme si toute ma phase de réflexion me nourrissait de façon inconsciente. Les gens qui ont lu Pour Britney m’ont dit l’avoir fait d’une traite et cela me plaît, car c’est une vraie expérience. Quand j’écris, je considère toujours la présence de l’autre, je sais que je m’adresse à un.e lecteur.rice. Les ellipses interviennent pour cette raison. C’est un geste de connivence avec celleux à qui je laisse le soin de compléter ma phrase, ce qui prouve que tout le monde sait très bien ce que je suis en train de raconter.

Après l’avoir oubliée et même avoir ri d’elle avec tous les autres, Louise Chennevière se souvient de ce qu’a représenté pour elle Britney Spears, elle se rappelle la joie d’être dans son corps, de se sentir vivante, que la star souvent qualifiée de bimbo lui a insufflée. Elle se remémore aussi ces moments où elle a passé sa route, en librairie, devant les livres de Nelly Arcan, rebutée par la photo de cette blonde siliconée présentée comme une vendeuse de sexe. Elle écrit Pour Britney mais c’est aussi pour Nelly, pour dire : “Je suis désolée de ne pas avoir cru en vous, de ne pas vous avoir défendues.

Pour Britney (2024) de Louise Chennevière. Editions P.O.L., disponible le 22 août 2024.