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Death Stranding 2 : Woodkid nous dévoile les secrets de son nouvel album épique
Véritable surdoué, Woodkid sidérait le public en 2013 avec son premier album The Golden Age, porté par les titres imparables Run Boy Run et Iron, dont le Français avait réalisé lui-même les clips spectaculaires. Après un deuxième opus paru en 2020, il revient avec un album, sorti le 26 juin dernier, accompagnant la sortie du jeu vidéo très attendu Death Stranding 2, conçu par le maestro Hideo Kojima. Son univers unique, mariant sonorités électroniques et orchestrales, y trouve de nouveaux accents, plus intimes, sans perdre l’envergure épique et mélancolique qui fait sa signature.
propos recueillis par Delphine Roche.

L’interview de Yoann Lemoine alias Woodkid
Numéro : On a souvent qualifié votre musique d’“épique”. Pensez-vous en premier lieu la musique comme un récit, comme la trame d’une aventure?
Woodkid : Je crois que dans un premier temps, je pense la musique pour ce qu’elle est, c’est- à-dire une sonorité, un climat, une émotion. Et ensuite je tisse un récit autour de cela, comme une manière de nuancer ce sentiment premier. Souvent, mes chansons partent d’un beat, d’une texture, d’une ligne de texte ou d’une mélodie. Le monde se crée avec : j’y accroche de l’image au fur et à mesure, et l’image me permet en retour de développer la musique. Mais en général, et en tout cas dans le cadre de mon album S16, la graine et le début de tout résultaient plutôt d’un sentiment abstrait.
En l’occurrence, il s’agit souvent d’un sentiment d’oppression, d’aliénation, dans un monde dystopique où l’homme court à son autodestruction…
Oui, il y a toujours eu quelque chose d’assez dystopique dans mon travail, ou en tout cas de très inspiré de la culture japonaise nourrie de l’idée de l’apocalypse ou de récits de science-fiction. Je pense à ces œuvres qui parlent de l’humanité en accomplissant une sorte de “dézoom”, en la regardant comme une espèce animale ou comme une civilisation qui pourrait très bien disparaître. Cela m’a toujours intéressé parce qu’en dézoomant de cette manière, on peut se rattacher aux grandes questions métaphysiques qui nous secouent quand, comme en ce moment, nous traversons des crises, mais aussi à l’intime, où se reflètent ces problématiques. Il s’agit de dézoomer énormément, dans le temps et dans l’espace, pour finalement zoomer au plus intime.
“La voix a toujours une connexion directe avec le cœur.” Woodkid
Vous occupez une place à part dans le paysage musical, on ne peut pas vraiment vous inscrire dans la French touch, par exemple, du fait de la dimension plus organique de votre travail, et de l’usage que vous faites de votre voix. Cette dernière revêt-elle une place centrale pour vous?
Elle est centrale, car c’est en chantant que je ressens le plus d’émotions. C’est quelque chose que j’aime faire en studio, et aussi sur scène. La voix a toujours une connexion directe avec le cœur. Elle a aussi une dimension physique, elle résonne dans le corps. En cela, en effet, je me démarque probablement du genre de la musique électronique dans lequel on veut me ranger, alors que ma musique n’a d’électronique que la manière dont elle est construite. Je pense que c’est pour cette raison qu’on a du mal à me mettre dans une case, et cela me va très bien. Ma musique reste de la pop, du songwriting. J’essaie simplement d’utiliser des voies de traverse parce que je ne corresponds pas aux moules que l’industrie a préfabriqués pour les artistes. Mais au fond, si on gratte, je crois que je fais vraiment des chansons.

Une musique orchestrale nourrie de références cinématographiques
Mâtinée de textures électroniques, votre musique est aussi, et presque avant tout, orchestrale. J’ai le sentiment que votre esthétique émotionnelle est proche de celle du compositeur John Williams [créateur, notamment, des mythiques bandes originales de Star Wars, Indiana Jones…]. Êtes-vous d’accord ?
Absolument. Ma musique naît de mes références et de ce qui m’a vu grandir. Tôt ou tard, tous les artistes voient la culture qui les a imprégnés enfants se frayer un chemin dans leur travail. La culture cinématographique mainstream des années 90 est donc présente chez moi, je ne peux le nier, et elle s’exprime dans ma musique. J’aimerais d’ailleurs parfois parvenir à pervertir certains relents émotionnels qui surgissent dans mes compositions, dans mes arrangements ou dans la manière dont j’écris les partitions des cordes, etc.
“Tôt ou tard, tous les artistes voient la culture qui les a imprégnés enfants se frayer un chemin dans leur travail.” Woodkid
Il y a toujours des sweet spots, comme on dirait en anglais, qui ressortent et qui activent une émotion chez moi. J’aime donc l’orchestre aussi parce qu’il évoque le cinéma, parce qu’il est un des principaux outils de la bande originale des films, dans sa forme classique. C’est aussi un moyen extraordinaire que j’ai appris à maîtriser avec le temps, et qui est une matière infinie. On peut travailler avec un instrumentiste solo sur des techniques assez avancées ou des choses particulières et uniques. Et quand on le duplique à l’échelle de l’orchestre, tout prend une forme inattendue, particulière et épique. Cet effet d’amplification me fascine.
Vous avez composé la musique de la série péplum Those About to Die, qui est strictement instrumentale. Qu’appréciez-vous dans ce type de collaboration?
Those About to Die m’offrait l’occasion de travailler avec Roland Emmerich, un réalisateur que j’admire et dont les films ont bercé une partie de mon enfance. En vérité, ma musique existe beaucoup sous forme instrumentale, accompagnant des images, ou non. Je pense notamment au long travail que j’ai réalisé avec Nicolas Ghesquière pour les défilés Louis Vuitton. Ce sont des formes plus libres, très libératrices pour moi, car j’aime aussi créer sans la contrainte de ma voix, qui a ses limites comme toute autre voix. Je suis un musicien, au-delà d’être simplement un chanteur. Ce sont donc des exercices qui m’intéressent.
Un album épique pour le jeu vidéo Death Stranding 2
Sur le single To the Wilder, qui accompagnait la bande-annonce de Death Stranding 2, vous investissez les cordes d’une manière très lyrique, et vous travaillez votre voix de façon plus fragile, plus incarnée. Ce surgissement intime peut surprendre ceux qui vous associent spontanément à la tonalité épique des percussions ou des cuivres.
To the Wilder est vraiment une ballade. Pour cette chanson, et pour les autres de l’album, la notion de storytelling est importante car elles sont écrites pour le jeu et pour le genre vidéo. Death Stranding 2 campe un univers très sombre et brut, très dérangeant parfois. Hideo Kojima souhaitait l’adoucir avec des chansons très folks ou très tendres. Il m’a emmené dans un territoire que j’avais encore peu exploré, baigné d’une lumière émotionnelle assez douce. J’avais amorcé cela avec l’album S16, mais pas à ce point.
Je crois que certaines des chansons de l’album sont très lumineuses et positives. À ma manière, bien sûr… Elles restent empreintes de nostalgie et d’une mélancolie un peu cinématographique, mais les textes et la voix les entraînent vers la lumière. À travers son thème, To the Wilder célèbre les trajectoires sauvages de ceux qui mènent leur carrière et leur vie en dehors des sentiers battus. Je crois que cela me définit bien, et cela définit bien le travail d’Hideo. Cette chanson était une façon de porter un toast à cette liberté-là.
Des chansons folk et des ballades pop
Comment avez-vous pensé cet album en regard du jeu vidéo Death Stranding 2?
Le travail avec Hideo s’est développé pendant deux ans et demi, entre Tokyo, Los Angeles et Paris. Nous avons essayé de créer des chansons qui, avant même d’être positionnées sur des scènes ou des moments de gameplay, racontaient les personnages et les émotions qu’ils vivent. C’est une musique procédurale, c’est-à-dire qu’elle évolue avec les actions du joueur et avec le déroulement du jeu. Ce qui est vraiment nouveau par rapport à ce qui se fait dans cet univers, c’est que ce sont des chansons et non des plages instrumentales.
L’ouverture va surprendre les gens : c’est une chanson qui change en fonction des actions du joueur. L’album, qui est très pluriel dans ses tonalités, est une représentation de ces variations-là. Ce sont des extraits, des morceaux réarrangés. Certains durent vingt, trente, voire quarante minutes dans le jeu. Évidemment, on en a fait des versions plus pop pour l’album. On passe de chansons folk ou de ballades à des objets assez étranges évoquant un space opera déjanté. Il y a vraiment quelque chose de très bipolaire dans cet opus, qui raconte exactement qui je suis.

Des collaborations avecc Lady Gaga et Mylène Farmer
Quel est votre rapport personnel aux jeux vidéo ?
J’ai grandi avec, et encore aujourd’hui je joue énormément, en moyenne deux à trois heures par jour. Les jeux vidéo sont très importants dans ma vie et, je crois, extrêmement impactants dans la pop culture contemporaine. Certains des grands créateurs d’aujourd’hui ont eux aussi baigné dans cette culture-là depuis leur enfance. Elle ressurgit dans la mode, les séries, un peu partout. Elle ne fait plus les frais du snobisme intellectuel, ce qui est positif. Moi, j’ai grandi avec les jeux d’Hideo Kojima, notamment Metal Gear. Et aussi avec Final Fantasy, une franchise majeure des
années 90-2000, qui m’a énormément inspiré. Les clips d’Iron et de Run Boy Run étaient d’ailleurs tournés en side-scrolling, une vision particulière du jeu de plateforme 2D, que j’avais voulu injecter dans l’univers de la musique. Cette influence resurgit partout dans mon travail.
Vous avez collaboré avec Lady Gaga pour les champagnes Dom Pérignon. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce type de projet?
Je suis proche de Lady Gaga, Elle a bien compris qui je suis. Sur ce projet, il y avait une vraie fusion entre nous, j’ai adoré la voir jouer ma musique. Je l’ai toujours respectée car elle n’a pas peur de la noirceur. Récemment, j’ai décidé de m’entourer de gens qui n’ont rien contre cette facette de mon travail, tels que Mylène Farmer, Hideo Kojima… Désormais, je souhaite que ma musique flirte avec des gens qui comprennent qui je suis. Je n’ai plus envie de m’excuser de faire ce que je fais.
Woodkid for Death Stranding 2 (Milan/Sony Masterworks) de Woodkid, disponible.