Troye Sivan : confessions d’une pop star queer
Originaire d’Australie, ce jeune musicien de 25 ans a conquis le monde avec sa pop music hédoniste et queer. Il s’y dévoile sans fard ni faux-semblants, assumant ses désirs et ses failles. Idole de l’ère des réseaux sociaux, devenu ambassadeur de la montre Pasha de Cartier, Troye Sivan incarne l’essence même de son époque, devenir soi-même sous le regard des autres.
Par Thibaut Wychowanok.
“Être gay procure un avantage indéniable, vous échappez à la pression que peuvent subir les hétérosexuels. Vous n’avez pas à suivre un programme prédéfini : vous poser, avoir des enfants… Vous le pouvez si vous le souhaitez, mais vous avez aussi la possibilité d’imaginer votre propre chemin.” Au téléphone, depuis son Australie natale, Troye Sivan évoque très naturellement son homosexualité. La jeune pop star de 25 ans en a même fait un marqueur de son identité artistique. Le 8 août 2013, alors qu’il vient de signer chez EMI Australie, à tout juste 18 ans, le musicien publie sur YouTube une vidéo sobrement intitulée Coming Out. Sans avoir prévenu sa maison de disques, Troye Sivan y fait donc son coming out publiquement. Pendant 8 min, 17 s.
Émancipatrice et hédoniste, la musique – et l’imagerie – déployée par Troye Sivan est portée par une exponentielle pulsion de désir. Ses clips peuvent être contemplés comme de sensuels panégyriques de la libération des corps, offerts, désirés et désirables.
La date n’a pas été choisie au hasard. Trois ans auparavant jour pour jour, la jeune star faisait la même annonce à sa famille. Sa sœur et ses deux frères étaient alors passés dans sa chambre, chacun son tour, pour le prendre dans leurs bras. Sur les réseaux sociaux, trois ans plus tard, c’est encore un enfant qui s’adresse au monde, et partage avec lui son intimité la plus… intime. Son acné n’est pas encore résorbée. Le visage d’adulte pointe mais n’est pas encore forgé. La vidéo a été vue 8 723 642 fois au moment d’écrire ces lignes. L’événement concentre tout ce qui fera de Troye Sivan l’une des stars de la pop les plus en phase avec son époque. En premier lieu, l’Australien a tissé un lien puissant et direct avec une communauté de followers construite en dehors de toute institution classique (sa fan base existait bien avant qu’il ne signe avec une maison de disques ou qu’il ne passe à la télévision). Surtout, sa pop, bien plus qu’être terriblement efficace (n’importe quel algorithme de l’industrie du disque peut aujourd’hui fournir un tube efficace), s’est forgée sur les deux valeurs reines de l’époque, et de la jeune génération en particulier : l’émancipation et l’authenticité. Davantage que de nous parler d’homosexualité – et cela représente déjà beaucoup pour la communauté queer qu’une homosexualité bien vécue ait voix au chapitre médiatique, Troye Sivan défend un hédonisme libératoire. Sur son succès de 2018, Bloom, le jeune homme chante “Voyage à l’intérieur de mon jardin/ J’ai tellement à te montrer/ Les fontaines et les eaux implorent de te connaître”, avant de poursuivre au refrain : “Je m’ouvre, juste pour toi.” On aura rarement évoqué aussi poétiquement la défloration du postérieur.
Sa pop, plus généralement, touche au cœur des obsessions d’une époque : être soi- même, non pas en recherchant en son for intérieur une quelconque vérité intime, mais en s’exposant aux autres dans un jeu de miroirs vertigineux pour élaborer son identité au vu et au su de tous. “Échapper à la pression… ne pas suivre un programme prédéfini… imaginer votre propre chemin.” L’acceptation de soi chantée par la Lady Gaga de Born This Way a trouvé en Troye Sivan son héritier queer. Le jeune homme évoque au téléphone d’autres “héros” émancipateurs comme Amy Winehouse ou Robyn. “Son album Body Talk a le pouvoir de me transporter immédiatement à l’époque du lycée, quand j’avais le sentiment d’être le seul gay sur toute la terre, confie-t-il. Mon rêve serait que l’une de mes chansons ait cette puissance évocatrice pour les gens. Qu’ils se remémorent, quand ils l’entendront plus tard, la première fois où ils sont tombés amoureux, ou la première fois où ils ont fait l’amour.”
“Mon rêve serait que l’une de mes chansons ait, pour les gens, le pouvoir de leur remémorer, quand ils l’entendront plus tard, la première fois où ils sont tombés amoureux, ou bien la première fois où ils ont fait l’amour.”
Aujourd’hui, Troye Sivan s’est définitivement imposé comme l’une des plus grandes stars internationales. En 2014, son EP intitulé TRXYE est numéro un sur iTunes dans une soixantaine de pays. Sivan figure, la même année, dans la liste des 25 adolescents les plus influents au monde dressée par le magazine Time. Et en 2015, son premier album Blue Neighbourhood est un succès planétaire. Son single Youth cumule plus de 135 millions de vues sur YouTube… Puis vient l’heure du hit My My My! (207 millions de streams sur Spotify), et du deuxième album Bloom qui s’impose à la quatrième place des meilleures ventes aux États-Unis. Les collaborations se succèdent, avec Taylor Swift (ils reprennent en duo My My My! sur la tournée de la chanteuse), Charli XCX, Ariana Grande… Le morceau I am So Tired avec l’Américain Lauv est dévoilé en janvier 2019. Il cumule cette fois-ci plus de 536 millions de streams sur Spotify. Sans surprise, le jeune homme est approché par une grande maison de luxe. Il est ambassadeur de la maison Cartier pour le lancement de sa nouvelle montre Pasha à la rentrée. Le modèle culte créé en 1985 est modernisé – la montre a subtilement ennobli son côté show off des années 80, tout en conservant son design extraverti et son graphisme anticonformiste. Troye Sivan s’imposait. L’Australien figure en très bonne compagnie aux côtés d’autres ambassadeurs comme Rami Malek (lauréat d’un Golden Globe et d’un Oscar pour son rôle de Freddie Mercury dans Bohemian Rhapsody) et Maisie Williams (l’incroyable Arya Stark de la série Game of Thrones). “Cartier s’est toujours adressé à ceux qui voient le monde en grand”, indique la maison. Troye Sivan appartient sans réserve à cette espèce de créatifs boulimiques et bigger than life dont l’univers semble en perpétuelle expansion : “J’ai un besoin constant d’exprimer qui je suis, confirme le chanteur. Choisir ses vêtements et porter une montre comme la Pasha contribue à l’expression de son identité. La Pasha incarne à mes yeux ce mélange subtil de classicisme et de coolitude qui correspond à mon style. Ensuite, j’ai besoin de créer. Je ferai toujours des albums dans dix ans, des films ou du mobilier, pourquoi pas. J’ai eu beaucoup de difficultés à écrire des chansons ces derniers mois, mais j’ai pu développer ma créativité par d’autres biais, en imaginant et en réalisant moi-même, pour la première fois, la vidéo d’un de mes titres, Easy. Je me suis également mis à la photographie. Là aussi, c’est une première.” Le confinement en Australie lui réussit, donc, même si l’épidémie a mis un coup d’arrêt au tournage à Atlanta de son dernier film en tant qu’acteur aux États-Unis.
Hyper créatif, Troye Sivan a lentement et sûrement construit sa route vers le succès. Entre 15 et 18 ans, avant même la sortie de son premier disque, le jeune adolescent est déjà une petite célébrité des réseaux sociaux. Sa chaîne YouTube est suivie par près d’un demi-million de personnes en 2013. Il y poste des vidéos assez classiques de youtubeur : entre questions pratiques, humour et interrogations d’adolescent. Loin d’être anecdotique, cette communauté de fidèles permet au jeune Troye Sivan de plus facilement imposer, à une industrie du disque encore frileuse, des vidéos et des textes ouvertement homosexuels. Son morceau Seventeen évoque ainsi un rendez-vous avec un homme d’une trentaine d’années via l’application de rencontres Grindr. Animal, sur son dernier album, se concentre cette fois sur son amour inconditionnel pour son petit ami, le mannequin Jacob Bixenman. “Je te veux entièrement pour moi/ Ne laisse rien à personne d’autre/ Je suis un animal avec toi.”
Émancipatrice et hédoniste, la musique – et l’imagerie – déployée par Troye Sivan est également portée par une exponentielle pulsion de désir. Et cette pulsion, dépassant tout clivage d’orientation sexuelle, excite et séduit. Ces vidéos musicales peuvent ainsi former de sensuels panégyriques de la libération des corps, offerts, désirés et désirables. Pour reprendre le vocabulaire du philosophe Paul B. Preciado (Testo Junkie, 2008), Troye Sivan forme une sorte de “réserve inépuisable d’éjac planétaire transformable en abstraction, en données numériques, en capital.” Musique, streaming et vente de disques. “La force orgasmique n’aspire qu’à se déployer dans l’espace et le temps, vers tout et vers tous, en tous lieux et à tout moment. C’est une force de transformation du monde en plaisir-avec.” Le plaisir, avec Troye Sivan. Au sein de ce vaste système de désir planétaire, Troye Sivan a cependant réalisé un renversement notable. Assumant son physique de twink – cette figure de frêle adolescent, mis en scène le plus souvent comme un pur objet passif du désir –, Troye Sivan transforme le stéréotype en véritable sujet, maîtrisant son image et son corps, prenant le pouvoir sur tous les regards lui assignant une manière d’être au monde. Il réalise en cela le même type de renversement que Madonna et, plus récemment, Beyoncé ont pu mettre en branle à propos de la vision sexualisée de la femme. L’empowerment est, une fois encore, au cœur même du projet artistique. Cet épanouissement d’une masculinité non toxique, bienveillante et heureuse, plaît de toute évidence à des cohortes d’adolescentes.
L’eau a coulé sous les ponts, et la sueur sur les corps, depuis l’époque où Troye Sivan se mettait en scène derrière les rideaux de la maison familiale et demandait à ses parents d’annoncer solennellement : “Ladies and Gentlemen… Troye Sivan!” Ou depuis les années de perfectionnement de son chant au sein de la chorale de la communauté juive de Perth, en Australie, où il a passé son enfance. Le jeune homme a trouvé sa place au sein d’une autre groupe aujourd’hui, à Los Angeles où il a emménagé en 2017. “Il s’agit pour la plupart de créatifs queer, beaucoup sont d’ailleurs des auteurs LGBTQ de chansons. Le monde ignore à quel point la musique qu’il écoute tous les jours est en réalité écrite par des talents LGBTQ. Des titres chantés par Selena Gomez ou Justin Bieber ! Presque tous les plus grands hits de l’année !” Alors on l’interroge sur ce que peut pouvoir signifier être un artiste queer : “C’est avoir fait l’expérience très puissante, en grandissant, de se sentir différent. Et c’est, aujourd’hui, de se réunir pour écrire ensemble notre propre vie.”