29 avr 2022

Spiritualized, la légende du rock qui ne voulait pas en être une

Leader légendaire de la formation de rock psychédélique des années 90 Spacemen 3, l’Anglais Jason Pierce a, depuis trente ans et la dissolution du groupe, entrepris une carrière solo sous l’alias Spiritualized. Le 22 avril, il a publié chez Bella Union Everything Was Beautiful, un album magistral qui propulse dans l’espace.

Jason Pierce, l’ex leader de Spacemen 3, sort des disques depuis 1992 sous l’alias Spiritualized © Juliette Larthe

En novembre dernier, un morceau publié il y a des lustres est réapparu en star d’un soir, sur scène, lors d’un concert à New York. La formation culte dance-punk LCD Soundsystem, menée par son leader historique James Murphy, sort, cette nuit-là, de son mutisme pour une série de shows à Brooklyn. Réuni pour la première fois depuis 2018, le groupe a vu son public de chanceux (on avait très envie d’en être) s’emballer à la reprise du morceau Big City, qui n’est pas tant un titre mais l’emblème d’une génération, l’anthem du début des années 90 sous psychotropes signé des Spacemen 3. Nostalgiques et fans de rock psychédélique ont littéralement, dès les premiers accords, perdu le contrôle… à l’exception de l’auteur de la chanson lui-même, qui n’était, il faut le dire, pas au courant du tout qu’on lui avait rendu hommage dans l’une des meilleures salles du monde. “Je ne sais pas vraiment ce qui se passe… Les réseaux sociaux, c’est non. Je vis toujours dans l’Est de Londres mais en fait, je suis toujours en vadrouille. Quand je rentre, je pense déjà à repartir…”, admet le musicien, mi-paisible mi-détaché, voire je-m’en-foutiste. 

 

À aujourd’hui 56 ans, Jason Pierce en a vu passer, des hommages. Ça le fatigue, sans doute – ou, peut-être, ça le fait sourire – lorsqu’il se retrouve cité dans un épisode des Simpson. Il dit avoir avancé dans la vie, ne plus ressentir l’envie de jouer les chansons qu’il a écrites, à 19 ans, avec son camarade Peter Kember, dans la petite bourgade anglaise de Rugby. Ces titres-là, pourtant, ont fait danser pas mal de jeunes défoncés et ont ouvert la voie à bon nombre d’excellents groupes de shoegaze, dont Jesus & Mary Chain et The Brian Jonestown Massacre. Formé en 1982 et embrouillé en 1992, juste après la sortie de son ultime chef-d’œuvre Recurring (1991), le groupe se sépare, se divise même : le chemin de Peter sera discret (il n’a sorti que deux albums en trente ans sous l’alias Sonic Boom), celui de Jason prolifique. Dès 1992, il publie avec son projet solo Spiritualized le très remarqué Lazer Guided Melodies et enchaîne, cinq ans plus tard, avec le planant Ladies and Gentlemen We Are Floating in Space (1997), restant, malgré tout, plus underground qu’à l’époque de ses frasques et des sorties des Spacemen 3. Il précise : “Quelqu’un, un jour, a décidé que les choses devaient tourner autour de l’argent. Moi, ça ne m’intéresse pas. Quand j’en gagne, je le réinvestis dans le spectacle, dans un autre projet ou pour engager un tromboniste dans le groupe. De ma vie, je n’ai jamais touché de royalties pour un disque…” 

Sa vie, il la qualifie volontiers de dépotoir. Un bordel qui a vu s’entasser dépression, chagrins amoureux et prises de substances hallucinogènes. Mais, finalement, et à en croire le titre de son dernier album Everything Was Beautiful, c’était sans doute une trajectoire joyeuse. Avec son groupe Spiritualized, il s’est lancé dans le space-rock thérapeutique, illustrant toujours ses pochettes de plaquettes de médicaments. Oubliée, la logique de prendre des drogues pour faire de la musique sur laquelle on se défonce – du nom de Taking Drugs To Make Music To Take Drugs To, son album des Spacemen 3 sorti en 1990 –, le travail de Jason Pierce est désormais un écran qui sert d’exutoire aux affres du monde. Avec son dernier disque, il a, avec Blue Marble en tête – la célèbre photographie de la Terre prise depuis la Lune en 1972 –, tenté de retranscrire le regard que l’on peut porter, à distance, sur le monde : “Je voulais capturer une sorte de beauté standard mêlée à une immense tragédie. Essayer de me trouver à un point précis d’observation de tout cela”. Et c’est réussi. Du sommet Ladies and Gentlemen We Are Floating in Space, qui fête ses vingt-cinq ans cette année, le compositeur a, notamment avec son album And Nothing Hurt sorti en 2018, inventé un rock céleste, aérien, soulagé et soulageant. Et lorsqu’on lui demande comment il parvient à rendre rieur un son mélancolique, l’éruptif de ses jeunes années refait surface : “J’ai du mal avec les gens obsédés par la musique. Ce n’est que de la musique ! Avec tout ce qui se passe dans le monde, on ne peut pas être obnubilé par une vision singulière. Quand on compose, on a mille décisions à prendre et tout est dans les détails. Ce n’est pas une question d’organisation des notes… C’est une chose étrange que d’atteindre des émotions. C’est insaisissable.”

Pour Everything Was Beautiful, le virtuose s’est entouré de treize musiciens, a travaillé avec seize instruments et a enregistré dans onze studios à travers le monde. Il dit avoir embarqué ses collaborateurs en dehors de leur zone de confort, leur avoir fait perdre patience. Lui, garde son sang froid lorsqu’on évoque le Party Gate, les fêtes organisées par le gouvernement de Boris Johnson en pleine pandémie de Covid-19 et qui défraient la chronique en ce moment au Royaume-Uni : “En France, vous êtes particulièrement doués pour faire la révolution. Nous, les Anglais, tant que notre espace personnel n’est pas envahi, on ne bouge pas… Mais il ne faut pas oublier que pendant la première vague du virus, quarante infirmières et médecins sont morts dans un hôpital local. Ils se battaient sans protection pour sauver la vie des gens. Pendant ce temps, certains faisaient la fête…

 

Pas vraiment optimiste, Jason Pierce, qui a failli être emporté par un cancer en 2012, semble être mu par l’insatisfaction et le doute. Il trouve que tout pourrait toujours être mieux, espère un tube sans qu’il n’arrive jamais et regrette les disques sortis par les vétérans pour rappeler au monde qu’ils sont toujours en vie. Ses morceaux, qu’il envisage toujours comme des fusées, atteignent donc, à chaque fois, le crash. “Le rock est simple. Alors il faut créer l’illusion, travailler pour essayer de rendre ça plus excitant, pour donner l’impression qu’il voyage…” Et tandis que l’amoureux de gospel travaille, parfois, avec les plus grands cinéastes en activité, dont Harmony Korine, pour qui il a composé la bande originale de Mister Lonely, et Jonathan Glazer, avec qui il a créé une installation au festival de Coachella en 2014, il regrette qu’on ne lui en parle pas davantage… Beaucoup préfèrent le questionner sur la musique qu’il aime. Sa réponse : “celle dont on a l’impression qu’elle est tombée du ciel et que certaines personnes seulement ont réussi à l’attraper”. Il nous faudrait le numéro de son psy pour décortiquera tout ça. Dommage, il n’en a pas.

 

Everything Was Beautiful (2022) de Spiritualized, disponible chez Bella Union.