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Les confessions de Solann et Yoa, chanteuses engagées et passionnées
Portées par le succès de leurs premiers albums respectifs, les chanteuses Solann et Yoa s’imposent aujourd’hui comme deux forces majeures de la nouvelle scène pop francophone. Réunies autour de leur titre Thelma et Louise, elles reviennent, au cours d’un entretien accordé à Numéro sur la genèse de ce duo, leur rapport à la création et la colère assumée d’une génération qui refuse le silence.
propose receuillis par Nathan Merchadier.
En l’espace de quelques années, elles se sont imposées comme deux des voix les plus captivantes de la scène pop francophone. Yoa, brillante compositrice-interprète et productrice franco-suisse âgée de 26 ans, révélait en début d’année La Favorite, un premier album post-rupture bourré d’audace et de sensibilité, aussi bien infusé de R’n’B, que de techno et même de quelques influences héritées de la bossa nova.
La Parisienne Solann, 25 ans, s’est fait une place singulière avec son timbre de voix cristallin et ses textes guérisseurs, confirmant tout son talent avec Si on sombre ce sera beau, un premier album acclamé par la critique qui vient d’être réédité avec Sept nouveaux morceaux en novembre 2025.
Solann et Yoa, révélations de la pop francophone
C’est dans ce moment charnière de leurs deux carrières que les chanteuses ont uni leurs forces sur Thelma et Louise (2025), un titre incandescent dévoilé le 16 octobre dernier, qui résonne comme un cri collectif. Avec cet hymne féministe, elles s’insurgent contre l’impunité dont bénéficient souvent les hommes et font entendre, ensemble, la colère d’une génération entière. Avec des paroles acérées et une détermination sans faille, Yoa et Solann ne laisseront plus personne parler à leur place.
Quelques jours seulement avant de dévoiler une version live de leur titre à l’occasion d’un concert caritatif (en soutien à la Palestine), nous les avions réunies pour un entretien croisé à Paris, dans lequel il est question de création, de sororité et de révolte assumée.

L’interview des chanteuses Solann et Yoa
Numéro : Le titre que vous partagez en duo fait référence au film Thelma et Louise (1991) avec Susan Sarandon et Geena Davis. Comment avez-vous découvert ce road movie ?
Solann : J’ai regardé Thelma et Louise il y a longtemps. Ce n’est pas un film que j’ai revu mille fois, mais il m’est resté en tête. Surtout la fin, qui est devenue iconique d’un point de vue féministe : cette image de deux femmes qui se tiennent la main, solidaires jusqu’au bout, m’avait profondément marquée. Quand on a commencé à parler de faire un morceau ensemble avec Yoa, je me souviens lui avoir envoyé un message vocal en disant que je ne savais pas encore quoi raconter ni vers quel style aller. Souvent, j’imagine d’abord un clip avant même de créer la chanson, et l’idée d’un road trip entre filles m’enthousiasmait. Thelma et Louise s’est imposé naturellement. On a très vite trouvé une énergie commune, quelque chose qui faisait écho à ce symbole de liberté et de sororité.
Comment s’est déroulée la naissance du clip de Thelma et Louise ?
Solann : La naissance du morceau et du clip a été toute une aventure. On a reçu plusieurs propositions de réalisateurs et de réalisatrices. Celle d’Ilyana Guillon et Antoine Zago, le duo ayant réalisé le clip, sortait complètement du lot. C’était totalement barré et presque inquiétant au début. Mais j’ai pensé que c’était justement l’occasion d’oser quelque chose. Là, il y avait une vraie folie, un humour assumé, et surtout l’envie de s’amuser. L’idée de tourner toutes les deux sur la tête d’un énorme lapin, sur fond vert, me faisait franchement rire. Je me suis dit : “Au moins, on passera une bonne journée.” Et puis le projet gardait une esthétique cohérente : le road trip, la belle voiture, le mélange de techniques visuelles… Le mixed media nous séduisait énormément.
Yoa : Le tournage a vraiment été un moment génial. On a beaucoup échangé avec les réalisateurs, avant et après, pour leur laisser une vraie liberté artistique. On tenait à ce qu’ils puissent aller au bout de leur vision. Ce que j’aime dans le clip, c’est qu’il met en avant le côté un peu chaotique de l’amitié entre ces deux personnages. C’était absurde, joyeux, et franchement. Bref, un super souvenir
“Ce qui distingue notre génération de celles d’avant, c’est que l’on assume complètement ce ras-le-bol.” Yoa
Thelma et Louise est un titre engagé sur lequel vous chantez : “J’compte plus les moutons ou les violeurs qui passent à la télé.”…
Yoa : Pour moi, le moteur du morceau, comme du clip, c’est vraiment cette idée d’être à deux, soudées, et de porter un ras-le-bol commun. Je crois que ce qui distingue notre génération de celles d’avant, c’est que l’on assume complètement ce ras-le-bol. Il est frontal, revendiqué, et il n’y a plus d’effort pour l’édulcorer. On ne fait plus semblant de rien.
Solann : Totalement. Ce ras-le-bol existe depuis des siècles. C’est d’ailleurs pour ça que les luttes féministes n’ont jamais cessé. Ce qui change aujourd’hui, c’est la manière dont on peut en parler. Les réseaux sociaux ont ouvert un espace immense. On peut s’exprimer, témoigner, dénoncer. On a parfois l’impression que “tout le monde se plaint”, mais ce n’est pas ça. C’est juste que, pour la première fois, on peut le dire à voix haute, et surtout être entendues.

“Pour l’instant, Instagram est redevenu un espace de rigolade pour moi.” Yoa
En octobre 2025, vous avez fait la couverture du magazine Tsugi, aux côtés d’Iliona et de Miki. Comment imaginez-vous des ponts et des collaborations avec des artistes de votre génération ?
Yoa : Pour être honnête, ça se fait souvent naturellement. On a de la chance, car on partage une envie spontanée de se rencontrer, de créer ensemble, de se soutenir. Mais il y a aussi, derrière ça, une forme de conscience politique. Si je sens qu’avec une artiste, nos visions résonnent politiquement, que nos démarches se complètent, ça me donne envie de faire un morceau ensemble. Parce que créer des micro-révolutions, des petites avancées culturelles, ça passe aussi par ces alliances-là. Et j’ai presque le devoir de cultiver un climat sain, une vraie solidarité avec mes collègues. Avant, cette cohésion n’existait pas de la même manière…
J’ai parfois l’impression que les artistes de votre génération sont particulièrement prises pour cible sur les réseaux sociaux… Comment vivez-vous cette hyper-exposition ?
Yoa : Je n’ai vraiment pas beaucoup d’abonnés, donc je suis plus tranquille. Parfois, je reçois des messages désagréables, mais jamais rien de violent comme ce que Solann a pu recevoir. Pour l’instant, Instagram est redevenu un espace de rigolade pour moi.
Solann : Ces dernières semaines… c’était rude. Et comme j’ai moins de patience, je fais des conneries. Je réponds. Même pas de manière agressive, mais je perds un peu pied. Par exemple, hier soir, quelqu’un commentait sous un post de Miki : “Ça reste surcoté”. C’est ridicule. Sur le moment, tu tiens, mais quand énormément de monde commentent, ça pèse. De mon côté, on me met une pression sur mon poids, je ne sais même pas pourquoi, c’est gratuit et complètement hors sujet. Et là, j’ai du mal. Je pense que je vais m’éloigner un peu des réseaux.

“Ce qui me fait peur, c’est que l’industrie récupère la souffrance au lieu de la protéger.” Solann
Est-ce que la musique est forcément politique ?
Solann : Je ne me dis pas : “Tiens, je vais écrire une chanson politique.” Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne pour moi. Mais dans notre cas (en tant que femmes dans l’industrie) on finit toujours par se retrouver autour de sujets communs. Et puis une chanson, dès qu’on prend la parole dans un espace public, ça devient forcément politique d’une certaine manière. Il y a des frustrations qui s’accumulent, parce qu’en tant que femmes et en tant que personnes évoluant dans l’industrie, on vit une certaine pression. Donc même si je ne me dis jamais : “Je veux absolument écrire une chanson sur ça,” ce qu’on vit finit toujours par ressortir dans ce qu’on écrit.
Yoa : Oui, c’est totalement lié à nos expériences personnelles. Comme on écrit sur nos vies, il n’y a rien de fictif. Donc forcément, notre identité, nos réalités, tout ça infuse nos textes. Ce n’est pas une posture.
Solann : Et pour être honnête, j’ai toujours eu un rapport un peu compliqué avec l’idée de “chanson engagée”. Pas parce que je suis contre, mais parce que je vois aussi comment l’industrie s’en sert parfois.
Pourquoi ressentez-vous cette inquiétude ?
Solann : J’ai peur que l’industrie comprenne trop bien que ce qui fait parler aujourd’hui, ce sont les névroses et les traumas. On pousse des artistes à écrire dessus, pas pour qu’ils se libèrent, mais parce que “ça marche”. Je pensais récemment au projet Pretty Dollcorpse (2025) de Ptite Soeur et Femtogo qui est incroyable et qui traite de choses très dures. Je me suis dit : “J’espère qu’on ne va pas voir naître une vague d’artistes poussés à raconter leurs traumas trop tôt, ou sans être prêts.” C’est ça qui me fait peur : une industrie qui récupère la souffrance au lieu de la protéger.
Yoa : Je comprends totalement. L’industrie reste une industrie, son but, c’est de générer du profit. Donc imaginer une industrie engagée, éthique ou protectrice… C’est compliqué.
Solann, vous venez de sortir la réédition de votre premier album intitulé Si on sombre ce sera beau (promis). Comment l’avez-vous envisagée ?
Solann : Quand on m’a annoncé qu’il fallait faire une réédition, je n’étais pas hyper fan de l’idée. Moi, j’aime bien passer à autre chose et l’idée de rajouter des morceaux à un projet déjà sorti me paraissait un peu étrange. Alors, je me suis dit : autant y aller franchement, et sortir de vrais morceaux, sept au total, plutôt que de vider mes fonds de tiroir. Ce ne sont pas du tout des titres “pas assez bons pour l’album” qu’on aurait recyclés pour la réédition. Au contraire, j’étais trop contente de retourner en studio pour créer à nouveau. Moi qui adore les conclusions, ça m’a fait un bien fou. J’ai eu l’impression de refermer des chapitres, de dire “Ok, cette histoire est terminée, celle-là aussi”.

“Il y a des périodes durant lesquelles je subis un peu mon métier, surtout avec la fatigue.” Solann
Yoa, on ne cesse d’écouter votre magnifique premier album La Favorite depuis sa sortie. Comment envisagez-vous votre second disque ?
Yoa : Mon album s’est écrit lentement, sur plusieurs années, mais au moment de le rendre, tout est allé très vite. J’avais des choix à faire, des arbitrages un peu dans l’urgence. Et la réédition, pour Solann, ça lui a permis de mettre un point final. Moi, j’ai l’impression que ce point, je ne l’ai pas encore posé. La Favorite continue de vivre sur scène. Pour moi, il est encore complètement vivant, encore très présent, et je ne suis pas passée à autre chose dans ma tête. Alors forcément, les prochaines chansons que j’écris restent liées à cet album. Et tant que je ne l’aurai pas “terminé” intérieurement, l’écriture d’un deuxième disque ne pourra pas vraiment commencer.
Solann, dans le morceau Narcisse (2024), vous évoquez votre relation d’amour-haine avec la scène et la célébrité. Après vos récents succès, notamment votre révélation féminine aux Victoires de la Musique 2025, comment ce rapport a-t-il évolué ?
Solann : Ça s’est intensifié. J’ai vécu des choses à des échelles de plus en plus grandes, et forcément, ce rapport à la scène, au public, à cette “monnaie d’échange” (notre énergie, notre jeunesse, notre corps aussi) devient plus complexe. Il y a des moments où je le vis comme un rôle. Je suis heureuse de jouer la drama queen, la Sarah Bernhardt sur scène. Le morceau Narcisse, je m’y retrouve de plus en plus. Il y a des périodes durant, je subis un peu mon métier, surtout avec la fatigue. La chanson traduit bien ce sentiment difficile à expliquer. Je tiens quand même à préciser que j’adore mon métier, je me sens très chanceuse et très reconnaissante. Mais ça n’empêche pas, mentalement, il prend beaucoup, beaucoup de place.
Thelma et Louise (2025) de Solann et Yoa, disponible.