14 déc 2023

Shay : interview sans filtre d’une star impétueuse du rap français

Elle est l’une des très rares femmes rappeuses, sur une scène francophone largement dominée par les hommes. Dans ce paysage très masculin, Shay s’est imposée en seulement quelques années, avec sa sensualité et sa féminité pour étendard. À l’occasion de la sortie de son troisième album, Pourvu qu’il pleuve, le 19 janvier 2024, Numéro s’est entretenu avec cette artiste sans concession. Rencontre.

Propos recueillis par Alexis Thibault.

Portraits Fabien Montique.

Réalisation Edem Dossou.

La rappeuse Shay de retour avec son nouvel album : Pourvu qu’il pleuve

 

À l’autre bout du fil, les salutations de Vanessa Lesnicki sont un peu hésitantes. À croire que la trentenaire prépare un interrogatoire musclé. Ce n’est pourtant pas la première fois que celle que l’on surnomme Shay affronte un journaliste : en 2016, son premier album studio, Jolie Garce, égotrip aussi hardcore que sensuel, s’est écoulé à plus de 50 000 exemplaires. Les médias se sont évidemment rués sur la Bruxelloise. Sulfureux, cet opus de treize titres, produit en partie par le label 92i de Booba, devient aussitôt sa carte d’identité : une femme ultra charismatique qui fusille le moindre prétendant du regard. À l’époque, plusieurs chroniqueurs érigent la musicienne en porte-étendard du féminisme contre son gré. D’autres insistent stupidement pour qu’elle établisse des sortes de top 5 de ses homologues féminines, comme si la phallocratie du rap ne suffisait pas… 

 

Dix minutes se sont écoulées depuis le début de l’entretien. Shay baisse enfin la garde et ses réponses se font plus fluides. Elle dresse alors pêle-mêle la liste de ses inspirations : l’élégance de Naomi Campbell, l’univers fantasque de Mylène Farmer et les poèmes de MC Solaar qu’elle pourrait tous réciter un à un. En 2020, Shay a enfilé un nouveau costume en devenant juré de l’émission Nouvelle École (Netflix) aux côtés des rappeurs Niska et SCH. Une adaptation du show américain Rythm & Flow dans lequel trois artistes partent en quête de la nouvelle pépite du rap. Peu importe les raisons évoquées, la rappeuse ne laissera personne indifférent. 

 

Mais c’est surtout au mois de mai 2023 qu’elle va démontrer l’ampleur de son talent. Sur la scène des Flammes – pendant hip-hop des Victoires de la musique –, madame fait la star américaine en interprétant l’explosif Jolie go ainsi qu’un court extrait du titre Commando… son aisance est extraordinaire pour une artiste francophone. Et le spectacle aura valeur d’annonce. Oui, Shay est bel et bien de retour, plus féroce que jamais. Elle défend aujourd’hui son troisième album volcanique : Pourvu qu’il pleuve. Rencontre.

 

 

L’interview de Shay pour Numéro

 

 

Numéro: Il va falloir m’expliquer pourquoi toutes les femmes de mon entourage sont folles de vous ?

Shay: [Rires.] Je les inspire peut-être parce que j’ai réussi à me faire une place dans une industrie foncièrement masculine. Le rap français est un monde d’hommes et nous avons trop longtemps été habitués aux rappeuses “garçons manqués”. Moi, j’ai débarqué sans prévenir avec une image très… féminine. Depuis, on m’insulte sur les réseaux sociaux et on m’ordonne d’arrêter le rap pour me consacrer au chant.

 

Votre succès reste un beau pied de nez à vos détracteurs. Il paraît que le rap n’était même pas votre vocation…
Non, je ne souhaitais même pas me retrouver sous le feu des projecteurs. C’est même quelque chose que j’ai encore du mal à vivre car, contrairement à ce que l’on pourrait croire, je suis très introvertie. Mon grand-père [le musicien congolais Tabu Ley Rochereau] m’a initiée à la musique très tôt. Sur certaines vidéos, on le voit me hisser sur scène en criant vers la foule : “Vous verrez, Vanessa sera une grande chanteuse.” Moi, je voulais être avocate. Mais j’ai fini par lâcher mes études et partir un peu en vrille. C’est à ce moment que Booba est venu me chercher. À l’époque, je n’écoutais même pas de rap français. Je voyais ça comme un petit délire, une activité parallèle… et voilà où nous en sommes.

 

 

Pendant Nouvelle École, on a dit que j’étais trop dure avec certains candidats. La blague ! Ceux qui disent ça sont aussi ceux qui m’insultent sur les réseaux sociaux en disant que je fais des morceaux de merde. ” – Shay

 

 

Le sexisme qui nécrose l’industrie du rap vous a-t-il poussée à devenir plus… violente ?
J’ai entendu tellement de choses horribles vous savez. Au début, ça me faisait mal au cœur mais, maintenant, je suis comme anesthésiée. Je vais vous expliquer comment ça se passe en coulisse : de jeunes rappeuses signent en maison de disque et 98% des mecs qui bossent pour elles ne comprennent même pas ce qu’elles font. Donc, inévitablement, ces jeunes artistes se plantent. Et ensuite, on entend à droite à gauche des phrases du genre : “Ah mais vous savez les projets des rappeuses sont plus compliqués à défendre que les autres.” En ce qui me concerne, je ne quitterai pas ce monde tant qu’il ne sera pas normal qu’une femme fasse du rap. Et surtout qu’une femme puisse être sexy quand ça lui chante : à la sortie de mon dernier clip, on m’a comparée à une actrice porno parce que je portais une minijupe. C’est vraiment ça la discussion du jour ?

 

Ces injustices vous poussent-t-elles à réprimer vos propres émotions pour mieux vous protéger ?
Parler de moi et de mes sentiments… je ne suis pas vraiment dans ce délire. En tout cas, pour le moment, cela ne m’intéresse pas. J’aimerais plutôt que les femmes écoutent mes morceaux lorsqu’elles ont besoin de force. Lorsqu’elles doivent supporter leur boss qui est un parfait connard. Lorsqu’elles viennent de se faire plaquer par leur mec. Je rêve qu’entre chaque morceau elles s’écrient : “Mais en fait, je les emmerde tous !

Si vous pouviez organiser un dîner en compagnie de cinq personnalités, qui inviteriez-vous à votre table ? Je vous accorde le droit à la résurrection.
Jay-Z, parce que c’est un génie du business. Mohamed Ali, parce que j’adore la bagarre. J’inviterai aussi Nelson Mandela, mon grand-père, évidemment, et Grace Jones, une incroyable showgirl !

 

Vous rendez-vous compte que vous venez de citer quatre hommes…

Oh putain ! Mais c’est vrai ça ! En plus je vous jure qu’à l’origine j’avais pensé à Beyoncé, Rosa Parks et Michelle Obama ! Si vous aviez besoin d’un exemple

supplémentaire du patriarcat… Les grandes femmes ne surgissent pas immédiatement dans mon esprit alors qu’elles sont des centaines de milliers.

 

J’aimerais revenir sur l’émission Nouvelle École à laquelle vous avez participé. Certains spectateurs estiment que vos jugements étaient parfois trop… brutaux. Regrettez-vous quelques envolées ?
On a dit que j’étais trop dure avec certains candidats. Et je peux le comprendre. Mais l’industrie musicale est encore pire. Et puis, entre nous, c’est tellement hypocrite : ceux qui qualifient mes avis de “violents” sont exactement ceux qui m’insultent sur les réseaux sociaux en disant que je fais des morceaux de merde. La blague ! Former un jeune rappeur c’est aussi le préparer à ce qu’il va devoir endurer. Si ce n’est pas moi qui le dit, ce sera quelqu’un d’autre.

 

 

Les types qui couchent avec des centaines de filles, eux, on ne les pointent jamais du doigt. J’ai grandi avec cette charge mentale et je sais à quel point il est difficile de s’en défaire.” – Shay

 

 

Pourquoi avez-vous refusé de rempiler pour une troisième saison ?

Non mais oh ! Deux saisons ça ne vous suffit pas ? C’était une expérience pas une reconversion ! [Rires.] Si vous voulez tout savoir, je ne voulais même pas la faire cette émission…

 

Pourquoi ? Vous aviez peur ?

Oui, un peu. Mais ils ont vraiment insisté en me faisant comprendre qu’ils avaient absolument besoin d’une femme dans le programme. Donc j’ai fini par accepter… deux fois ! Et puis, en plus, le tournage dure une plombe ! Genre trois mois. J’avais l’intention de sortir mon album l’année dernière et ça a chamboulé tout mon calendrier. Mais c’était une superbe émission, je ne regrette vraiment pas.

 

Vous défendez aujourd’hui Pourvu qu’il pleuve, votre troisième album studio. En quoi est-il différent des précédents ?
Je crois qu’il est plus abouti et présente davantage de contrastes. Je voulais proposer un album-concept qui ne soit pas une simple suite de morceaux incohérents. Et je sais d’ores et déjà ce que je vais proposer en concert. Un artiste doit penser comme un athlète. Regardez Madonna, Beyoncé ou Michael Jackson. Pour motiver mon équipe je disais : “Bon les gars, on va faire des trucs tellement fous qu’on va regretter d’avoir eu ces idées. Mais à la fin, on aura de quoi être fiers.”

 

Si tous vos morceaux devaient subitement disparaître sans aucune raison, quels seraient les deux titres que vous sauveriez ?
Le dernier, Sans Cœur (2023), en duo avec Niska, et PMW [Jolie Garce, 2016] parce qu’ils résument parfaitement mon besoin de… liberté. Dans Sans Cœur, j’incarne une femme qui multiplie les coups d’un soir. Et ça, malheureusement, c’est encore délicat dans notre société. Comme si les femmes étaient livrées avec une charte et des conditions à suivre… Il faut s’habiller comme ci, il faut se comporter comme ça et ne surtout pas multiplier les relations. Mais les types qui couchent avec des centaines de filles, eux, on ne les pointent jamais du doigt. J’ai grandi avec cette charge mentale et je sais à quel point il est difficile de s’en défaire. On a toujours peur du regard des autres.

 

Avez quels artistes rêveriez-vous de collaborer ?

Je collabore déjà avec mes artistes préférés grâce à cet album. C’est encore confidentiel pour le moment. Mais là, tout de suite, je pense à Rosalía ou à Martina Camargo, une artiste colombienne que j’adore. Et bien évidemment Nicki Minaj, elle tabasse tous les autres rappeurs non ?

 

Une dernière question : comment expliqueriez-vous votre travail à une fillette de huit ans ?
Je lui dirais : “Chérie, je fais de la musique pour les filles qui veulent s’en sortir. Je suis arrivée en jolie garce, je repartirai en jolie garce.

 

Pourvu qu’il pleuve [Because] de Shay, disponible le 19 janvier 2024.