Rencontre avec Youssoupha : “Les gens ont pleuré en m’écoutant, ça abîme un peu ma street credibility”
Sorti en mars, l’album Neptune Terminus marque le retour du rappeur Youssoupha et prouve que le Franco-Congolais n’a rien perdu de sa verve et de sa justesse. Authentique fan de foot, et supporter des Bleus, le rappeur s’est vu confier l’écriture d’une chanson accompagnant la révélation des noms des joueurs retenus pour l’Euro. Autour de cette jolie proposition est née une polémique, lancée par l’extrême droite, qui reprochait à Youssoupha le ton provocateur de certains de ses textes passés.
Propos recueillis par Delphine Roche.
Portraits Alexandre Chac.
Stylisme Okumu Malou.
Assistante Laëtitia Nsounga Nkounkou.
Il fait partie des légendes incontournables du rap français. Youssoupha irrigue depuis plus de quinze ans les consciences collectives avec ses textes d’une rare puissance, aussi politiques que poétiques. Après plusieurs années de silence, 2021 marque son retour avec son album Neptune Terminus, sorti en mars, qui confirme que le Franco-Congolais n’a rien perdu de sa verve et de sa justesse. Authentique fan de foot, et supporter des Bleus, le rappeur s’est vu confier l’écriture d’une chanson accompagnant la révélation des noms des joueurs retenus pour l’Euro. Autour de cette jolie proposition est née une polémique, lancée par l’extrême droite, qui reprochait à Youssoupha le ton provocateur de certains de ses textes passés. Une polémique aux airs d’ « Eternel recommencement » – son titre inoubliable de 2005 – qui n’entame pas le moral de la star, à l’heure où les Bleus s’élancent ce soir pour leur premier match de l’Euro. Rencontre.
Numéro : Aujourd’hui, on lit votre nom tous les jours dans les médias, accolé au mot “polémique”. Comment vivez-vous cette période particulière ?
Youssoupha : Quand tout cela a commencé, je n’étais pas à Paris, mais à Abidjan, où je vis. Je l’ai donc vécue avec beaucoup de détachement, ce qui a été mal interprété parce qu’on m’a dit : “Tu prends tout à la légère”. C’est en revenant en France que j’ai mesuré l’envergure de cette polémique. Apparemment, la nation serait en danger parce que je suis un symbole qui peut pervertir le drapeau. C’est tellement absurde… alors que cela partait d’une bonne idée, faire un clip de présentation des joueurs de l’équipe de France qui soit original. Cela n’avait pas d’autre prétention. C’est devenu un sujet politique suite à la réaction de l’extrême droite, qui s’est un peu accaparé la discussion. J’ai été étonné de voir que les médias leur donnent autant d’espace pour parler de quelque chose d’aussi absurde.
Avec beaucoup de mauvaise foi, on a dit que c’était “l’hymne des Bleus”, alors que c’était juste un clip de présentation de la liste des joueurs retenus par Didier Deschamps pour l’Euro.
Exactement. Quand l’équipe de communication de l’Equipe de France m’a contacté, ce n’est pas un hymne qu’ils m’ont demandé d’écrire. De toute façon, je n’aurais pas voulu le faire. Les hymnes, cela porte la poisse, si on se rappelle de celui de Johnny en 2002 [la France a été éliminée dès le premier tour de la Coupe du monde cette année-là]. La France a déjà un hymne, c’est la Marseillaise, et même celui-là ne met pas tout le monde d’accord. La polémique autour de ma chanson montre comment fonctionne la communication de l’extrême droite : elle joue sur les à peu-près, les symboles détournés, les paroles détournées. C’est absurde, jusqu’à ce que certains médias se l’approprient et le relaient au premier degré. Là, cela devient consternant.
Tout le monde s’en est mêlé, pour des raisons propres aux intérêts de chacun, de Booba à Emmanuel Macron…
Beaucoup de gens ont pris la parole : dans le milieu de la musique, des médias et de la politique, tout le monde avait un avis sur la question. Chacun le faisait bien sûr pour sa communication personnelle. Ca m’a beaucoup amusé. Le Président a dit qu’il validait ma chanson, tant mieux. Mais ce qui comptait pour moi, c’étaient Didier Deschamps et les Bleus. Didier Deschamps l’avait validée, et comme vous avez sûrement compris, c’est un sélectionneur qui ne laisse rien au hasard, c’est pour cela que cette équipe tourne bien. Je connais quelques joueurs de l’Equipe de France, et je sais qu’ils ont beaucoup aimé la chanson. C’est une initiative qui a été saluée par les services de communication de l’Equipe de France, et même par ceux d’autres nations. La chanson a plu, le clip est toujours sur les réseaux, et maintenant l’Euro débute, donc tout va bien.
Etes-vous un vrai fan de foot ?
Oui, je suis un passionné. Je suis beaucoup l’Equipe de France, c’est comme ça que je connais son service de communication, parce que je vais souvent au stade depuis les années 2000. J’ai été contacté pour cette chanson justement parce que je suis un supporter très présent. Quand la communication de l’Equipe de France a travaillé sur ce clip, ils m’ont donc proposé d’écrire une chanson originale.
Tout le monde attendait votre retour, après six ans d’absence, et finalement, on parle plus de cette polémique que de votre album [sorti en mars]. Comment vivez-vous cette situation ?
Heureusement, mon album est quand même sorti il y a quelques mois, ce qui a donné l’occasion de parler de ma musique à ce moment-là. Si je voulais être cynique, je dirais qu’après deux ou trois mois d’exploitation d’un album, le fait de devenir tout à coup l’ennemi numéro 1 du Rassemblement National, c’est tout de même une campagne de promotion qui tombe à pic, et une vraie heure de gloire pour un rappeur. Je reste une personne militante, je porte des messages depuis que j’ai commencé le rap. Donc voir que je gêne des gens dont les idées politiques me mettent mal à l’aise, c’est plutôt bon signe.
En France, on adore s’offusquer de ce que disent les rappeurs, comme si on découvrait tout juste ce style musical, alors qu’il a déjà quarante ans d’existence.
Oui, surtout que le rap est aujourd’hui la musique la plus écoutée. Mais le statut d’artiste des rappeurs n’est toujours pas reconnu. Effectivement, aujourd’hui c’est moi qui fais les gros titres, mais hier c’était Médine et encore avant, Freeze Corleone. Ce n’est pas nouveau. C’est fou que les médias tombent encore dans ce panneau-là. Nous, les rappeurs, on a compris ce petit jeu, donc quand il y a une polémique, on communique assez peu. On ne quémande plus le pardon. Il est hors de question que je me justifie. Je dis ce que je veux, et quand je veux. Tout le hip-hop français est stigmatisé par les instances culturelles et médiatiques, donc nous agissons en conséquence. Quand on nous traite avec mépris, on répond avec mépris. On donne du respect à ceux qui sont respectables, et de l’estime à ceux qui sont estimables.
Dans une interview, il y a quelques années, vous disiez qu’être rappeur, c’est forcément prendre le parti de ceux qui sont sous-représentés. Est-ce pour cela qu’on vous stigmatise, au final ?
Oui, je disais aussi dans une chanson que le rock n’a plus de couilles… les autres genres musicaux sont rentrés dans le rang, il ne reste plus que le rap pour porter des messages, et dénoncer ce qui est mal vécu par une partie de la population. Le militantisme dans la musique populaire, cela dérange encore, apparemment. Nous les rappeurs, nous parlons fort, et en plus, souvent, nous sommes Noirs. Je pense que cela joue aussi, si Florent Pagny ou Angèle prenaient des positions comme les nôtres, cela passerait plus facilement.
Dans votre chanson Astronaute, vous dites : “La police d’ici se prend pour Robocop, fils d’immigré aura toujours la dalle”… alors qu’Emmanuel Macron, pour défendre votre chanson, a affirmé : “Ce qui nous lie est plus fort que nous, y compris chez des femmes et des hommes issus de l’immigration. Ils ont décidé de rejoindre une nation et ses valeurs. C’est ça qui nous rend fort.” N’y a-t-il pas là une sorte d’ironie ?
C’est assez drôle, c’est vrai. Je suis une personne optimiste, et on veut tous un monde façon “United colors of Benetton”, tout joli, sans racisme, mais soyons honnête, on ne s’en sortira pas en ayant seulement le discours Benetton. Malheureusement, les couleurs de peau se voient, et certaines personnes sont stigmatisées à cause d’elles. J’ai la chance que mon métier et ma notoriété me protègent de beaucoup de choses, mais ce n’est pas le cas d’une grande partie de la population. Les discriminations existent, et c’est en braquant un projecteur sur elles qu’on va pouvoir lutter contre elles. Pas en se laissant aveugler, en faisant comme si elles n’existaient pas.
Vous avez collaboré avec IAM, Kool Shen, Oxmo Puccino, quel regard portez-vous sur le rap d’aujourd’hui ?
Je trouve qu’on vit une sorte d’âge d’or du rap. On peut écouter quelque chose de planant avec PNL, d’énergique avec Niska, de plus social avec Kery James. On a le choix. Il y a du rap qu’on écoute en boîte, du rap qu’on écoute dans le train… C’est un juste retour des choses que cette musique, qui a été tellement dénigrée, ait un tel succès aujourd’hui. On a dit que ce n’était qu’une mode, maintenant c’est devenu un mode de vie, pas seulement pour ceux qui la font, mais aussi pour ceux qui l’écoutent. C’est une belle revanche culturelle.
Vous vivez en Côte d’Ivoire aujourd’hui, où se développe une belle scène rap. De nombreux rappeurs français viennent d’ailleurs collaborer avec des rappeurs ivoiriens.
Le rap ivoire comme on l’appelle est très fort, mais j’inclurais même dans cette dynamique d’autres pays d’Afrique. Au Sénégal et ailleurs, cela bouge beaucoup. Les rappeurs commencent à avoir des modèles économiques solides. Car le talent a toujours existé dans ces pays, c’était souvent le cadre qui faisait défaut, la manière de vendre sa musique. Aujourd’hui les Africains sont décomplexés par rapport à l’Europe, et de nombreux rappeurs européens viennent effectivement collaborer avec eux. J’ai eu l’occasion de faire des connexions là-bas, que ce soit au Congo avec NPR, avec Dip Doundou Giss au Sénégal, avec le Suspect 95 en Côte d’Ivoire. Aujourd’hui la scène africaine fait les tendances, alors que pendant longtemps, les rappeurs français l’ont prise de haut, moi y compris. C’est donc un juste retour des choses. C’est bien que j’habite en Afrique, parce que je pense que dans les prochaines années, c’est là que tout va se jouer.
Vous avez tourné le clip de Astronaute à Abidjan ?
Oui, le fait d’habiter là-bas a facilité les repérages. C’est un clip ambitieux qui mélange l’esprit roots et l’imagerie de science-fiction. On ne voit jamais d’astronaute à Paris, on les voit toujours à Manhattan ou à Paris, et j’aimais ce décalage. C’était le premier single de mon album, donc c’était important d’avoir un impact. Comme l’album s’appelle Neptune Terminus, le concept de l’espace, d’un détour par l’espace, est important.
Mon roi est une chanson bouleversante, qui est un message pour votre fils. Sur les réseaux, les gens parlent des larmes qu’ils ont versées en l’écoutant. Comment l’avez-vous écrite et comment vous est venue cette idée ?
Je voulais écrire une chanson pour mon fils, mais quand il serait un jeune adulte. Et pendant la pandémie, je me suis dit qu’on vivait une époque qui nous apprenait à ne pas reporter les choses à plus tard. J’ai donc voulu l’écrire maintenant, et tant pis s’il ne comprend pas tout, il comprendra plus tard. Mais ce n’était pas seulement pour mon fils, j’écrivais un peu pour tout le monde. Effectivement, sur les réseaux, les gens disent qu’ils ont pleuré en l’écoutant, ce qui abîme un peu ma street credibility, je ne suis pas censé faire pleurer dans les chaumières. Je reçois beaucoup de messages de personnes qui me disent : “Je ne savais pas comment parler à mon fils, alors je lui passe ton morceau.” En fait, cette chanson parle peut-être plutôt des pères, c’est la chronique des pères imparfaits.
Votre père était un musicien très connu en Afrique, l’avez-vous peu vu en grandissant ?
Oui, je n’ai pas grandi avec mon père. On me demande souvent s’il m’a transmis le goût de la musique, or ça n’a pas pu se faire, puisqu’on ne se voyait pas. Mais je crois à une forme de transmission malgré tout entre lui et moi, par le karma, l’ADN, ou je ne sais quoi. Plus tard, il m’a vu devenir musicien, nous sommes allés en studio ensemble, j’ai samplé certains de ses morceaux, et il a pu me donner des conseils à la fin de sa vie. J’ai vu qu’on était deux passionnés, mais très différents. Moi je suis une vedette du rap, lui est une icône. Cela n’a rien à voir, le comportement et le mode de vie ne sont pas les mêmes.
Dans cette chanson, vous dites : “On sait bien que c’est pas en travaillant dur qu’on devient riche, sinon toutes les daronnes africaines seraient millionnaires”. La plupart des parents vantent à leurs enfants l’idée de la méritocratie. Vous qui n’y croyez pas, quel discours tenez-vous à votre fils ?
Je ne lui mens pas, mais comme ça se passe bien à l’école pour lui, je le pousse à persévérer. En tout cas, je ne crois pas à l’école comme transmission d’une sorte de parole d’évangile, mais plutôt comme un lieu où on apprend à se connaître les uns les autres. Et puis l’argent c’est bien, si ça apporte le bonheur. En tout cas, il ne sert à rien de se tuer à la tâche dans l’espoir de gagner de l’argent qui peut-être ne viendra jamais. Le monde est capitaliste, des gens font des plus-values qui équivalent au PIB d’un pays pauvre. La rente, le capital, sont plus puissants que la valeur travail. C’est un fait indéniable. Travailler comme un acharné n’apporte pas nécessairement sa juste récompense.
Sur cet album, on retrouve votre écriture personnelle, très riche sur le plan de la langue, avec une grande pertinence et une grande profondeur. Comment décririez-vous l’évolution de votre écriture depuis vos débuts ?
Paradoxalement, elle s’est simplifiée. J’essaie d’emmener le plus de monde possible dans mes concepts. Avant, j’avais des punchlines plus “niche”, plus référencées. Aujourd’hui, j’essaie d’écrire des choses belles, mais sans chercher nécessairement la punchline. J’essaie aussi de mettre mon écriture davantage au service de la musicalité. C’est important que ce soit bien écrit, mais c’est encore plus important que ça sonne.
Neptune Terminus, de Youssoupha, disponible.