15 avr 2019

Rencontre avec Sink Ya Teeth, le duo qui renouvelle le post-punk

Leur nom n'est pas encore très connu en France, mais il gagne à le devenir. Moins d'un an après la sortie de leur premier album, les deux moitiés du duo Sink Ya Teeth se présentent au public parisien pour la première fois. Rencontre. 

Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

Elles s’appellent Maria Uzor et Gemma Cullingford et viennent toutes les deux de la petite ville de Norwich, chef-lieu du comté du Norfolk. La première est au chant et aux synthés, la deuxième à la basse. Ensemble, elles forment le duo Sink Ya Teeth qui propose une musique entraînante, partagée entre les accents sombres du post-punk et l'effusion de la dance music. Loin d'être contraintes par un regard nostalgique sur cette époque, les deux musiciennes sont déterminées à revisiter ces références dans la production d'une musique très contemporaine, affranchie des étiquettes – car après tout, la danse n'a pas d'âge, ni de genre! De passage à Paris lors de la 22e édition du festival Les Femmes s'en Mêlent, elles ont accepté de répondre à nos questions.

 

C’est en 2015 que vos chemins se sont croisés pour la première fois. Comment est né votre duo?

Maria : Nous nous sommes connues car nous avons fait partie du même groupe pendant quelque temps. Gemma jouait de la guitare et je chantais. Notre musique était alors assez différente de ce que nous faisons aujourd’hui, c'était plutôt du rock minimal avec pas mal de guitare. Quand le batteur et le bassiste ont quitté le groupe, nous avons décidé avec Gemma de créer notre propre duo. Et finalement, c’est bien plus simple de s’organiser quand on n’est que deux !

Gemma : Nous sommes toutes les deux de Norwich. L’idée de Sink Ya Teeth nous est venue au pub ! [rires]

Maria : Nous voulions vraiment faire quelque chose de différent de ce que nous avions connu dans notre groupe d’avant. Nous voulions créer des titres sur lesquels les gens pourraient danser, mais qui resteraient des chansons avec des paroles qui ont du sens.

 

C’est donc en août dernier qu’est sorti votre premier album, Sink Ya Teeth. Comment décririez-vous votre musique ?
Maria 
: Cet album était clairement inspiré par les années 70 et 80 à New York et Londres, et notamment de la scène post-punk et garage. En ce moment, nous travaillons sur notre deuxième album, qui s’éloigne légèrement de cet héritage… nous ne pouvons pas en dire plus mais nous sommes très enthousiastes ! Notre souhait était vraiment de garder en tête ces mêmes influences mais de pousser les choses encore plus loin.

 

“Nous aimerions jouer partout dans le monde, se faire connaître d’un public de plus en plus large et le faire danser. Moins de haine, plus de danse !”

 

Y a-t-il des artistes des années 70 et 80 que vous admirez particulièrement?

Gemma : En ce qui me concerne, je dirais le groupe américain Gang of Four, ESG, New Order et LCD Soundsystem.

Maria : J’aime les artistes qui ont une esthétique originale et marquée, c’est pourquoi j’adore Grace Jones et David Bowie. Niveau musique, j’aime beaucoup des groupes comme The Stooges, MC5 ou The Smiths. Mes goûts sont très éclectiques !

 

Outre la musique, êtes-vous inspirées par l’esprit de cette période ?

Maria : Je crois, oui. C’était une époque plus innocente et spontanée, mais aussi très DIY. Les artistes faisaient beaucoup les choses eux-mêmes, ils créaient tous seuls leur personnage, leur esthétique… comme il n’y avait pas Internet, ils se construisaient vraiment à partir de rien. J’apprécie aussi le fait qu’à l’époque, on laissait du temps aux idées pour s’épanouir, se développer. Aujourd’hui avec Internet, lorsque quelqu’un a une idée, il la poste sur Instagram et dès le lendemain, on n’en parle plus, on passe à autre chose. Les idées ont donc moins de temps pour germer et grandir. À cette époque, de l’insatisfaction et de la pauvreté naissait une musique incroyable !

 


Et aujourd’hui, tout le monde se sert dans ce que font les autres…

Maria : Oui totalement, car tout a déjà été fait. Mais nous en sommes tout aussi coupables : nous prenons des morceaux par-ci, des échantillons par-là, puis nous en faisons notre propre sauce en espérant que ça ne se remarque pas trop ! [rires]

À ce propos, comment travaillez-vous ?

Gemma : Cela dépend des chansons. Parfois, j’écris une mélodie instrumentale et je l’envoie à Maria, qui y ajoute sa voix. D’autres fois, c’est l’inverse : Maria écrit une chanson en entier, avec paroles et synthé, et je rajoute mes lignes de basse. Ensemble, notre musique a pris des accents plus électroniques, car comme nous ne sommes que deux nous sommes obligées d’en produire une partie sur ordinateur. Mais nous veillons à garder une punk attitude !

Maria : Oui, et nous continuons d’accorder une place très importante aux instruments : sur scène, j’ai mes synthés et ma batterie électronique, Gemma a sa basse. Cela nous paraît naturel, car les instruments ont toujours beaucoup compté dans nos parcours musicaux et les différents groupes dont nous avons fait partie.

 

“Dans les années 70-80, on laissait du temps aux idées pour s’épanouir, se développer. Aujourd’hui, avec Internet, lorsque quelqu’un a une idée, il la poste sur Instagram et dès le lendemain, on n’en parle plus, on passe à autre chose.”

 

Dans le cadre des Femmes s’en Mêlent, vous avez participé à trois concerts, à Angers, à Nantes et à Paris. Que pensez-vous du festival, de son identité, de sa programmation?

Maria : Leur programmation est super, non? Encore aujourd’hui, dans les line-ups de certains festivals en Angleterre, on trouve 95% d’artistes masculins, et la plupart sont juste des mecs avec une guitare. Du coup, pour améliorer la représentation féminine, certains programmateurs tombent dans les travers de présenter seulement des groupes de punk féminin qui montent sur scène et hurlent : “Je suis en colère !”. C’est donc génial que cette plateforme existe en France pour présenter autant d’artistes féminines qui font quelque chose d’intéressant, et qui soient aussi différentes qu’Anna Calvi, Georgia, Pongo ou nous !

Gemma : D’ailleurs quand nous avons joué à Nantes l’autre soir, on a remarqué que le public était composé à 80% d’hommes malgré la programmation 100% féminine du festival… Il y a encore du boulot.

Maria : Donc cheers… aux 22 ans des Femmes s’en Mêlent!

 

La musique reste une industrie encore très dominée par les hommes aujourd’hui. En tant que duo féminin, vous semble-t-il encore nécessaire d’affirmer votre indépendance?

Maria : En effet, nous écrivons, nous enregistrons, nous mixons, nous produisons, nous faisons les arrangements et les visuels nous-mêmes, mais rien de tout cela n’est fait pour prouver quelque chose à qui ce soit. C’est simplement parce que ça nous plaît de le faire.

Gemma : Exactement. Je n’ai pas l’impression que nous ayons besoin de rappeler aux autres que nous faisons tout ça, mais c’est toujours plaisant quand ils le remarquent.

Maria : En tout cas, nous espérons que tous ceux qui nous connaissent se doutent que nous écrivons et produisons notre propre musique. Peut-être qu’une fois que nous aurons plus de visibilité, nous ferons face à ce genre de problèmes.

 

Vous êtes toutes les deux basées à Norwich, dans l’est de l’Angleterre. À quoi ressemble la scène musicale là-bas?

Maria : J’aime bien cette scène, il y a de très bons groupes et artistes actuels qui viennent de là-bas, souvent inspirés par la musique électronique. Par exemple, il y a les Let’s Eat Grandma, un groupe de deux filles, comme nous. Elles ont beaucoup de succès en ce moment, elles ont d’ailleurs travaillé avec Sophie sur leur dernier album. Je pense également à Vanity Fairy, qui elle aussi produit sa musique elle-même, ou au groupe Birds of Hell…

Gemma : À Norwich, il y a de très bonnes salles de concert, mais pas beaucoup de festivals dans la région. Ça reste une petite ville !

 

Pensez-vous que la culture de votre pays influence votre musique?
Gemma :
 Je pense être assez influencée par l’esprit britannique, notamment de villes comme Manchester.

Maria : Selon moi, il y a en filigrane un côté punk dans tout ce que nous faisons, qui est très anglais : cette idée d’être perpétuellement insatisfait, de toujours aller contre quelque chose, de rester rebelles et indociles. Et d’un autre côté, j’ai envie que notre musique dépasse les frontières pour parler à des individus du monde entier. Évidemment, elle s’inscrit aussi pour le contexte actuel de notre pays. On ne peut pas s’empêcher d’être influencées par tout ce qui nous entoure, mais les moyens d’exprimer cette colère, cette frustration sont très divers.

 

Où voudriez-vous emmener votre groupe à l’avenir?
Gemma :
 Je dirais qu’il a déjà progressé naturellement, au fur et à mesure que nous avons écrit des nouveaux titres, et cela continuera !

Maria : Nous aimerions jouer partout dans le monde, se faire connaître d’un public de plus en plus large et le faire danser. Moins de haine, plus de danse !