Rencontre avec Shygirl : “Je rêve que mes concerts deviennent des expériences occultes »
Nouvelle figure de la scène musicale underground londonienne, co-fondatrice du label NUXXE aux côtés de Sega Bodega et Coucou Chloe, Shygirl étonne et parfois dérange. À la frontière entre une électro glaçante, une pop sombre et un grime acide, sa musique réveille la moiteur et le pouls effréné des clubs malheureusement désertés ces derniers mois. Pour son deuxième EP baptisé “ALIAS”, la Britannique s’invente même 4 avatars qu’elle modélise et met en scène dans ses clips. Rencontre avec l’artiste derrière les masques.
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.
Sur un rythme frénétique, un timbre sombre, suave et monocorde scande, presque triomphal : “I’m a freak, yeah, I know / Know you like to hear me say it.” Dissonantes, les harmonies et mélodies portent un érotisme agressif, tandis que la puissance glaçante de leurs beats replongent dans la moiteur d’une rave de la fin des années 90. On se rappelle la techno du producteur Benny Benassi, le R’n’B sensuel d’une Cassie, le grime et même l’eurodance : toutes ces influences, Shygirl les assume. Dans son deuxième EP ALIAS paru le 20 novembre, cette nouvelle figure de la scène électro underground londonienne raconte parfois crûment ses virées nocturnes, de ses soirées en club – où elle a fait ses débuts en tant que DJ – à ses aventures sexuelles, et rend hommage à tous les genres qui l’ont bercée au fil de sept titres complémentaires. Lorsque l’artiste nous retrouve en visioconférence, nous ne découvrons ni webcam ni visage, seulement le dessin sommaire d’une silhouette féminine à genoux sur laquelle s’écrivent en rose les lettres son pseudonyme. Nous l’apprendrons quelques minutes plus tard de la bouche de la jeune femme elle-même : son apparence publique n’appartient qu’à elle. Tout comme son identité, qu’elle s’amuse à remodeler à l’envi à travers quatre avatars qu’elle a créés et dessinés en 3D pour son nouvel EP. Derrière ces mystérieux personnages aux airs de Bratz, derrière le nom ambigu “Shygirl” qui les réunit et un univers délibérément ténébreux où transparaît son amour du grotesque, la personnalité et la vision artistique de Blane Muise – de son vrai nom – sont pour le moins retentissantes. Pour Numéro, elle ne laisse planer le mystère que pour mieux se révéler.
Numéro : J’ai lu que l’écriture était votre exutoire pendant votre enfance et votre adolescence. Sur quoi écriviez-vous avant de composer vos propres chansons ?
Shygirl : Pendant mes études j’écrivais des histoires que mon père nous racontait à mes frères et sœurs et moi quand nous étions enfants. Écrire a toujours été un passe-temps pour moi, de comprendre le sens des mots et de jouer avec. Je n’ai jamais voulu en faire une carrière ni devenir écrivaine ni journaliste, mais c’est toujours quelque chose dans lequel j’ai été à l’aise et qui m’a permis de regarder la vie d’un autre point de vue. Dès que j’étais triste ou je me sentais submergée, j’écrivais un poème, et cela me permettait de prendre de la distance avec ce que je ressentais. J’aime beaucoup l’idée que ces poèmes et ces histoires ont une autre vie, séparée de moi.
Quand vous étiez petite, étiez-vous cette fille timide que l’on pourrait imaginer d’après votre nom ?
Non, et je ne pense pas du tout avoir changé au fil des années. Bien sûr, mes aventures sont devenues plus importantes, mon expérience a affiné ma maturité émotionnelle, mais j’ai toujours eu confiance en moi. J’ai toujours été celle qui disait ce qu’elle pensait, qui lançait une conversation. Mais ce cliché de la fille prude et discrète, ce stéréotype que je retrouvais régulièrement dans les livres, m’a toujours intéressée : il m’a permis de comprendre pourquoi, en tant que femme de couleur, on attendait de moi que je ne l’ouvre pas trop. Mon nom d’artiste est une manière de me réapproprier ces caractéristiques et d’aller contre ces clichés. J’ai commencé à me faire appeler Shygirl quand je mixais dans des soirées, et à l’époque je ne le prenais pas trop ce nom au sérieux. Mais au fur et à mesure que je me suis impliquée dans mon projet musical, il a adopté de nouveaux sens : quand j’ai réalisé qu’une “shy girl” était l’exact opposé de moi, je me suis dit que c’était en fait le meilleur choix de nom ! Aujourd’hui, Shygirl joue donc sur cette idée préconçue et brouille les pistes de qui je pourrais être.
Votre premier EP était déjà très radical, on pourrait presque le voir comme un manifeste musical pour vous présenter au public. Comment le percevez-vous deux ans après sa sortie, en regard du nouvel EP ?
Je n’ai commencé à faire de la musique qu’à la fin 2016 avec Wanted More, et comme mon parcours a été assez public depuis, je n’ai pas vraiment eu le temps d’approcher la musique en souterrain. Cet EP était donc le premier projet musical dans lequel je m’engageais. Depuis, j’ai l’impression que tout le monde a découvert mon potentiel musical en même temps que moi. La différence majeure entre le premier EP et ALIAS c’est que pour ce dernier j’étais bien plus directive et moins passive, ce qui est normal, car seule l’expérience permet d’affiner son goût et ses propres attentes. Désormais, je suis bien plus à l’aise dans mes paroles, on sent davantage de confiance en ce que je chante et moins cette tentative d’exister et de se faire sa place. Il y a une certaine maîtrise dans ALIAS qui n’aurait pas pu être atteinte dans Cruel Practice : à l’époque, je ne faisais qu’ouvrir la porte sans pénétrer vraiment mon monde.
“Je veux être complètement libre de me présenter comme je veux et le virtuel me le permet.”
Pour Alias, vous avez créé quatre personnages, correspondant à quatre facettes de vous-mêmes, que vous avez même baptisés Bonk, Bovine, Baddy et Bae. Comment ces avatars ont-ils nourri votre processus créatif ?
La musique est venue d’abord, mais ces personnages sont arrivés lorsque j’ai pris le temps de réfléchir aux visuels et aux clips. Je me suis demandée quel était le dénominateur commun de ma musique, quelles images elle convoquait, dans quels états d’esprit j’étais au studio d’enregistrement… J’ai donc commencé à imaginer ces différents moments, ces humeurs comme des personnages. Je ne les ai pas vraiment inventés, c’étaient comme des parties de moi-même qui me restaient à découvrir. Selon les situations, certains de ces personnages prennent le dessus sur d’autres pour maîtriser ce qui m’arrive, comme Baddie. C’était le moment de leur laisser la place qu’ils méritent.
Sur la couverture de l’EP, on voit votre visage perdu dans une membrane semblable à de la chair. L’identité est en effet un fil rouge de votre travail, vous qui vous présentez volontiers comme une artiste polymorphe. Comment avez-vous réussi à vous y retrouver au sein de tous ces alter egos ?
On découvre des aspects de soi-même en permanence, et nous devrions sans cesse tout interroger, jusqu’à notre propre apparence. Pour l’image de couverture, je voulais que l’on reconnaisse des parties de moi mais sans nez, sans oreilles, sans menton… En définitive, c’est mon visage mais en même temps ça ne l’est pas. Cette fois-ci, j’ai voulu être de l’autre côté de l’appareil photo et réaliser ce moulage de mon visage, comme pour compartimenter mon identité. Par ailleurs, ce qui est grotesque est toujours le plus intéressant à regarder : quand de l’autre côté de la route il y a un accident, on ne peut pas s’empêcher d’essayer de voir ce qui s’est passé ! Donc ce projet m’a permis d’intégrer également bon nombre de mes références, de la fiction d’épouvante à la science-fiction en passant par la Fantasy et une imagerie beaucoup plus joyeuse et colorée… en somme, ce qui excite tous mes désirs.
Déjà en 2018 pour le clip de Nasty vous inventiez votre “Shygirl TV”. Dans les clips de SIREN et de FREAK, vous avez fait modéliser vos propres avatars en 3D. On vous sent très ancrée dans cette esthétique post-Internet, où le réel et le virtuel se mélange pour ne former plus qu’un. Sans véritablement l’anticiper, c’est quelque chose que nous avons tous beaucoup ressenti ces derniers mois. Comment percevez-vous ce tournant ?
J’ai toujours été très intriguée par le virtuel : j’ai grandi à l’ère de Myspace et depuis je n’ai cessé d’avoir une présence virtuelle, donc pour moi tout cela fait partie de la vie. Réel et virtuel vont main dans la main. Je suis autant inspirée par mes rencontres physiques que par mes rencontres en ligne, qui me permettent de joindre des gens à l’autre bout de la planète. Pendant le confinement, j’ai eu beaucoup de chance que tout s’aligne très bien avec ce que je prévoyais de faire : j’avais déjà très envie de faire de l’animation, de la réalité virtuelle… Par ailleurs, je veux être complètement libre de me présenter comme je veux et le virtuel me le permet. Si on s’attend à me voir physiquement, il se peut que je me montre sous la forme d’un hologramme ou autre…
Comme maintenant ? [rires]
Oui exactement ! Personne ne doit avoir le dessus. Chacun peut avoir ses propres attentes, mais à la fin c’est toujours à moi de décider ce que je veux montrer.
“Je veux être provoquée autant que provoquer les autres.”
Votre musique et vos visuels renferment une part très sombre qui semble assumée. Dans le morceau TWELVE, vous dites par exemple : “Pourquoi partir avec le diable quand je peux te donner l’enfer ?”. Pitchfork vous a même décrite comme la “Regina George du grime”, en référence au personnage film Lolita malgré moi (2004) ! Sentez-vous ce méchant de fiction sommeiller en vous ?
J’ai toujours beaucoup aimé les méchants et les antihéros. Ce sont souvent les personnages les plus intéressants car ils ont des faiblesses, des fragilités. Je ne peux pas m’identifier à des figures sans défauts, car dans les pires circonstances les meilleures parties de nous-mêmes viennent souvent de nos faiblesses. La vie est bien plus palpitante une fois que l’on s’en empare pour qu’elles n’aient plus sur nous de conséquences négatives…
À propos, en couverture du magazine Dazed récemment, vous apparaissez le visage couvert de sang…
Mon univers est parfois assez charnel, c’est sans doute mon instinct animal qui a parlé ici. Parfois, une image suffit à dire ce que les textes ne peuvent pas dire. Si elle me dérange, c’est qu’elle provoque une réaction. Et je veux être provoquée autant que provoquer les autres.
On connaissait le collectif NUXXE que vous avez créé avec Sega Bodega et Coucou Chloe mais cette année, vous avez été encore plus présente au sein de la scène électro underground en collaborant avec des artistes comme Arca, Zebra Katz, Brooke Candy ou même Sophie sur cet EP. Comment parvenez-vous à partager votre univers déjà fort avec ces personnalités elles aussi très affirmées ?
Tous ces artistes sont pour moi de très bons amis, et il y a entre nous une véritable synergie, une connexion qui transite par nos passions les plus viscérales. Quand Zebra Katz et moi étions en studio pour son album, je crois que j’étais assez défoncée mais j’ai voulu tenir le rythme. J’avais devant moi un maître des mots et je n’avais d’autre choix que d’égaler son énergie ! Une fois l’enregistrement terminé, j’en étais très satisfaite car ce moment représentait tout à fait mon humeur du moment, où je me sentais très libre et sexuellement assez curieuse. Avec ces artistes, nous sommes tous très enthousiastes à l’idée de mêler les genres, d’amener la musique plus loin et de ne pas faire des morceaux seulement pour qu’ils soient passés à la radio. Cela fait bien plus longtemps que j’écoute de la musique que j’en fais moi-même, donc je tiens vraiment à ce que l’attente en vaille la peine.
“J’ai envie que les gens sortent de mes concerts comme s’ils avaient vécu une expérience occulte. »
Dans votre musique, celle de ces artistes et d’autres appartenant à la même scène, on constate récemment un retour à l’électro et la techno de la fin des années 90, qui rappelle même parfois l’eurodance ou des groupes comme Benny Benassi. Qu’est-ce qui vous attire le plus dans cette période ?
Je pense que cela remonte à ma découverte de la musique, qui a été nourrie par ces morceaux. Cette découverte s’est passée hors des contextes où ils se sont formés et où ils étaient joués, car je ne fréquentais pas encore les boîtes à 12 ans ! [rires] Maintenant que je connais très bien la vie nocturne, c’est très intéressant de penser à ces moments que je n’ai pas vécu et essayer d’imaginer comment ça se passait dans les clubs, quand ces morceaux étaient joués. Parfois quand je suis à une soirée où l’on joue un beat techno instrumental, je fais des mashups dans ma tête avec des mélodies vocales car j’ai besoin de ces voix pour m’amener jusqu’au bout du morceau. C’est pour cela que je fais de la musique qui pourrait parfaitement s’intégrer à ces espaces. Quand on me demande quel genre de musique je fais, je finis toujours par répondre “de la club music”, car c’est là que je veux l’entendre. Pas seulement pour faire la fête, mais aussi pour ces communautés que le club réunit : j’ai découvert Arca et Sophie dans des clubs, c’est là où leur musique a pris vie pour moi. Ces endroits me manquent beaucoup en ce moment, mais le confinement m’a permis d’imaginer ce que je voudrais en faire, comment je pourrais les transformer. J’ai envie que les gens sortent de mes concerts comme s’ils avaient vécu une expérience occulte. Cela promet d’être amusant.
Savez-vous déjà à quoi ressemblera votre future tournée ?
J’ai plein d’idées. Mon imagination est sans limites, car je ne veux pas être contrainte par ce qui peut ou pas se faire. Selon moi, tant que l’on a l’idée et la motivation, on peut toujours trouver un moyen de faire ce que l’on veut ! Cette année, beaucoup ont pu réfléchir à la manière dont un concert devrait être ou ne pas être et ont revu leur attentes, ont pensé à mêler le virtuel et le numérique à la scène. Et je suis complètement prête pour ça.
Shygirl, ALIAS (2020), disponible.