Rencontre avec Lykke Li : “‘I Follow Rivers’ est probablement le seul morceau qui m’ait fait gagner de l’argent”
Rencontre avec la chanteuse suédoise basée à Los Angeles, auteure du tube mémorable I Follow Rivers, qui vient de publier chez Pias son cinquième album studio, Eyeye.
Propos recueillis par Chloé Sarraméa.
Elle a tourné avec Terrence Malick, joué la petite amie de Ryan Gosling et réalisé plusieurs de ses clips, dont un à Faro, l’île d’où Ingmar Bergman est originaire. Et bien que les paroles de son dernier album soient truffées de références au cinéma, celle a qui l’on prête une relation avec Brad Britt – sans qu’il n’y ait jamais eu de confirmation ou de démenti – est bien une musicienne, une vraie, qui compose sans concession, souvent des morceaux de shoegaze d’une mélancolie sans pareille et réfléchit beaucoup à la façon dont les femmes doivent allier création et maternité. À 36 ans, Lykke Li, Suédoise vivant à Los Angeles depuis presque dix ans, sort ce vendredi 20 mai son cinquième disque, Eyeye. Et tandis que son manager, qu’elle partage d’ailleurs avec Courney Love, dit d’elle qu’elle est la plus barrée, Numéro l’a rencontrée dans un grand hôtel parisien et a fait un constat : l’artiste semble aussi réservée, sombre et torturée que sa musique.
Numéro : Vous êtes américaine d’adoption et engagée pour la cause des femmes. À l’heure où nous parlons, elles risquent de se voir retirer leur droit d’avorter. Quelle est votre opinion à ce sujet ? Pensez-vous que cela puisse arriver ?
Lykke Li : Dans ce pays, les femmes n’ont aucun pouvoir. Alors, même si cette décision semble complètement folle, bizarre et délirante, c’est possible. On a vu tellement de choses insensées se produire, Trump a été élu… L’Amérique est vraiment fucked up. Je ne serais pas surprise.
Selon vous, l’arrivée de Joe Biden au pouvoir n’a rien changé pour les femmes ?
Les travers et les problèmes de l’Amérique sont si profondément enracinés… En vivant là-bas, vous vous rendez vraiment compte à quel point les inégalités sont beaucoup plus creusées qu’ailleurs. Note époque scelle peut-être la fin du rêve américain…
Dès vos débuts en 2008, vous avez lancé votre propre label. Avez-vous eu l’impression, en travaillant avec les majors, de ne pas avoir été aussi écoutée que si vous étiez un homme ?
Ma musique a parfois été distribuée par des majors. Je leur disais simplement : “Voici l’album et la pochette”, sans leur laisser le choix. Je me suis toujours senti très puissante : heureusement, j’ai toujours été la patronne, notamment vis à vis de mes collaborateurs qui sont en majorité des hommes. Je réalise cependant que beaucoup de musiciennes ne sont pas dans cette situation…
Vous évoluez dans l’industrie de la musique depuis 14 ans. Vous n’avez jamais senti de masculinité toxique autour de vous ?
Les inégalités et la masculinité toxique sont un fléau dans la vie de tous les jours. Pas dans la musique : c’est un domaine de liberté où les plus grandes stars sont des femmes et où elles ont le contrôle. J’écris, je dirige, je fais ce que je veux et tout le temps. Quand je pense à Beyonce, Megan Thee Stallion et Cardi B… Ce sont elles les boss !
Certains femmes ne se sentent pas aussi puissantes que Beyonce ou Megan Thee Stallion…
La façon dont les femmes sont perçues, les standards de beauté qu’on leur impose, les congés maternité… Ce sont des inégalités profondément ancrées dans la société et dont on souffre toutes au quotidien.
En 2019, vous avez organisé un festival avec uniquement, je vous cite, “des femmes fortes”, dont Megan Thee Stallion. Racontez-moi ce projet.
Je souhaitais souligner un dysfonctionnement : l’hégémonie des hommes en tête d’affiche de grands festivals et aussi dans les équipes en backstage. Alors, j’ai crée cet évènement avec uniquement des femmes binaires, non-binaires ou transgenre et qui soient aussi bien productrices, vendeuses ou artistes. C’était révolutionnaire. J’ai joué avec Cat Power, Courtney Love, SOPHIE – qui est récemment décédée tragiquement…
Il y a quelques années, vous avez donné naissance à un petit garçon. Quel est votre point de vue sur la façon dont Rihanna a redéfini notre perception de la grossesse d’une pop star ?
C’est incroyable. Mais Rihanna est un cas particulier, elle est très entourée… C’est encore très difficile pour une musicienne de comprendre comment être une artiste et une mère en même temps.
Vous avez du mal avec ça ?
Je lutte avec ça même au moment où je vous parle : je suis loin de mon enfant et je me sens mal.
À quoi ressemble votre emploi du temps lorsque vous êtes avec lui à Los Angeles ?
Je me lève très tôt pour préparer le petit-déjeuner, emballer le repas du midi et l’emmener à l’école. Puis je passe des appels, je médite, j’essaie de faire de l’exercice, je suis une thérapie, j’organise réunions, des déjeuners… Et je suis toujours en train de nettoyer quelque chose quand je déambule dans la maison.
Sur votre compte Instagram, vous avez posté un mème d’un fan : « J’aime comment Lykke Li a créé un genre pour les gens sensuels, excitants et déprimés ». C’est ainsi que vous définiriez votre public ?
[Rires.] C’était surtout sur le ton de l’humour. J’ai trouvé ça tellement drôle que je l’ai envoyé à tous mes amis qui ont répondu : “looooool”.
On dit souvent que certains pleurent en écoutant votre musique en club, vous y croyez ?
Je l’espère ! Ce serait un plaisir de pouvoir susciter une telle émotion.
Votre dernier album Eyeye a été produit par Björn Yttling, avec qui vous collaborez depuis 2008. Imagineriez-vous faire de la musique sans lui ?
J’ai fait le précédent sans lui : c’était spécial, on ne s’est pas vus pendant des années, on se parlait à peine… Retravailler avec lui sur Eyeye c’est presque comme si on avait divorcé et qu’on s’était remariés !
Pourquoi vous étiez-vous séparés ?
Parfois, on a besoin d’expérimenter et de prendre du recul. Je venais d’emménager à Los Angeles, je vivais avec un producteur de hip-hop très renommé avec qui j’ai collaboré pour l’album So Sad So Sexy parce que j’ai toujours aimé ce genre de musique. Ensuite, j’ai ré-écouté les Shangri-Las et ça a été comme une hémorragie en moi : je devais revenir à mes premières amours.
Vous utilisez souvent l’imagerie de la drogue pour décrire votre musique. Pourquoi ?
Ce ne sont pas des images, ce sont des expériences réelles. Je suis dans cet état d’esprit quand je compose.
En 2014, vous avez lancé votre propre marque de mezcal. Pourtant, il parait que vous avez décidé d’être sobre à l’âge de 19 ans. Est-ce toujours le cas ?
J’ai choisi d’être sobre quand j’ai déménagé à New York : j’allais jouer dans des open mic où tu dois acheter une boisson pour pouvoir t’assoir à une table. Alors je restais devant mon gin tonic que je ne buvais pas et je montais sur scène complètement sobre… Ça n’a duré que quelques mois !
On vous a souvent associée à votre tube I Follow Rivers. Qu’est-ce qui a été le plus difficile : que cette chanson revienne sur le tapis à chaque fois qu’on vous parle ou que ce soit le remix d’un DJ belge inconnu qui l’ai faite exploser ?
[Rires.] Les deux sont des bénédictions ! Quand j’étais plus jeune, c’était plus offensant… Maintenant je suis fière et reconnaissante d’avoir composé une chanson transcendante jouée dans des mariages, des fêtes, des concerts, des défilés, des films…
Vous allez gagner de l’argent jusqu’à votre mort avec cette chanson ?
C’est probablement le seul morceau qui m’ait jamais fait gagner de l’argent.
Eyeye (2022) de Lykke Li, disponible chez Pias.