30 mai 2022

Rencontre avec le rappeur anglais Jeshi : “Je veux faire une musique pour initiés qui plaise au plus grand nombre”

À 26 ans, et après deux EP très remarqués, le rappeur londonien Jeshi publie chez Because son premier album studio, Universal Credit. 

Propos recueillis par Chloé Sarraméa.

“Universal Credit” de Jeshi © Francis Plummer

Jesse Greenway est la face B du rap londonien. À 26 ans, celui qui a publié son premier EP en 2017 et s’est fait remarquer, dès 2020, à la sortie de son second format court Bad Taste, ne cultive pas une image de gangster toujours fourré dehors qui écrit sur le quotidien des quartiers, les femmes et l’argent. Originaire d’East London, il compose au gré des turpitudes du monde, regrettant les inégalités économiques et sociales, la détresse des jeunes à l’ère de la toute puissance d’Instagram et le désaveu des politiques. Numéro a rencontré l’artiste qui incarne – avec ses collaborateurs britanniques Obongjayar, Vegyn, Celeste ou encore John Glacier – le renouveau du son anglais.

 

Numéro : Vous vivez dans l’est de Londres, où la scène musicale est vibrante et dense. Pourquoi selon vous ?

Jeshi : Ici, tout est cher, les gens travaillent beaucoup, ils sont très occupés, un peu frustrés et noyés dans l’immensité et le chaos de la ville… Tout ça les pousse a créer, à se dépasser et à tenter de produire quelque chose qui ait du sens. C’était aussi vrai lors de l’émergence des scènes punk et rock.

 

Concernant le rap, l’explosion d’artistes comme Skepta ou Stormzy a-t-elle constitué un tournant ?

Ils ont ouvert beaucoup de portes : avec eux, le rap anglais est devenu important – si ce n’est le genre majeur. Maintenant, il faut aller de l’avant…

 

Regrettez-vous une certaine uniformisation du genre due à son immense popularité ?

Certes, beaucoup de gens font la même chose, que ce soit en France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Je ne suis pas contre : si vous voulez gagner beaucoup d’argent, alors oui, il faut produire un son qui fait vendre. Mais si vous voulez faire quelque chose de grand, il faut aller à l’encontre de ça et suivre son propre parcours. Ça en vaudra la peine, même si c’est plus difficile.

 

Pour vos deux premiers EP, vous avez décidé de ne pas afficher votre visage sur la pochette. Pourquoi ?

Pour Bad Taste [2020], je voulais une image bizarre, graphique… Alors j’ai choisi la photo d’un aphte ! Parce que c’est causé par le stress… Pour moi, c’est ringard de se mettre en avant et tout ce qui est évident me déplaît. Quel est l’intérêt de m’afficher simplement debout avec un look cool sur la pochette de l’album ? Personne ne s’en souviendra ! L’artwork doit être à l’image de la musique : il doit donner envie aux gens d’arrêter ce qu’ils sont en train de faire.

 

Justement, comment avez-vous composé votre premier album ?

Ça fait longtemps que je l’ai en tête : du titre à la façon dont je veux qu’il soit perçu. Et j’ai parfois eu peur de faire un album… Je me disais : “Et si ça ne marche pas ?”. Finalement, je m’en fous si les gens n’accrochent pas ! J’ai fait ce que j’aime, je défends ce en quoi je crois et je pense que ça va toucher les gens.

Aujourd’hui, les auditeurs ont tendance à écouter des playlists plutôt qu’un album d’une traite. En tant qu’artiste, cela peut-il être un frein au moment de composer le sien ?

Quand j’étais jeune, on découvrait un artiste en écoutant son album. Aujourd’hui, en effet, les auditeurs voient les disques différemment : plutôt comme une œuvre que l’on produit lorsqu’on a déjà connu un certain succès. Mais finalement, beaucoup s’en fichent et vous suivent sans avoir même sorti d’album ! Certains artistes travaillent sur des longs formats sur les conseils de leur label ou de leur manager… Mais il n’y a pas de bon moment  ! C’est quelque chose que l’on ressent et que l’on a besoin d’exprimer. Un format court, de six ou sept titres, peut parfois être suffisant.

 

A quel âge avez-vous commencé à composer ?

J’avais 12 ou 13 ans. Ce n’était rien de très sérieux : beaucoup de mes amis faisaient ça surtout pour s’amuser… J’ai su très vite que c’était ce que je voulais faire. J’ai découvert un monde et j’ai commencé à me demander ce que je voulais exprimer en musique. Mais c’est le travail d’une vie : il faut des années et des années pour comprendre les choses.

 

Vous avez collaboré avec le producteur anglais Vegyn – qui a travaillé avec Frank Ocean, Travis Scott et Kali Uchis. Comment vous-êtes vous rencontrés ?

Nous nous sommes rencontrés lors d’une session en studio. Nous avons travaillé sur beaucoup de projets, dont certains ne sont pas sortis. Nos univers sont différents mais le mélange est assez explosif : c’est nouveau et excitant.

 

Lorsque vous collaborez, votre processus créatif est-il impacté ?

Ma méthode change constamment : à chaque fois que je suis en studio, même si ce n’est pas une collaboration, je suis constamment inspiré et mon processus créatif est forcément impacté. D’ailleurs, je n’y vais jamais seul, je veux que les gens qui m’entourent apportent leur pierre à l’édifice.

 

Avez-vous déjà joué en live ?

Je viens de faire quelques concerts au Royaume-Uni et beaucoup d’autres sont prévus. Je veux jouer partout où les gens voudront bien m’écouter dire des conneries ! [Rires.] J’aime les petits concerts : tu peux regarder les gens dans les yeux et presque les attraper.

 

Vous rêvez de grandes scènes ?

Quand j’étais plus jeune, je regardais, sur MTV, des concerts avec une foule immense… Alors oui, j’aimerais faire ça, mais sans me compromettre : je veux faire une musique pour initiés qui plaise au plus grand nombre. [Rires.]

 

 

Universal Credit (2022) de Jeshi, disponible chez Because Music.