Rencontre avec Jungle, sacré “meilleur groupe de l’année” aux Brit Awards 2024
Deux ans après le disque Loving in Stereo, le duo londonien Jungle – Josh Lloyd-Watson et Tom McFarland – dévoile Volcano, un quatrième album plus brut et plus agressif qui s’éloigne quelque peu de leurs tubes emblématiques Happy Man (2014) ou Casio (2018). Tandis que le morceau Back on 74 a littéralement inondé les ondes, Jungle vient d’être sacré “meilleur groupe de l’année” ce week-end lors des Brit Awards 2024.
Propos recueillis par Alexis Thibault.
Josh Lloyd-Watson ne rechigne jamais à l’idée de répondre aux mêmes questions en boucle. C’est le jeu de l’interview. Et Dieu sait que le Londonien en a donné depuis qu’il s’est enfin jeté dans le bain de l’industrie musicale avec Tom McFarland, son ami d’enfance. À l’époque, en 2013, les deux hommes adoptent la stratégie de l’anonymat. Aucun personnage extravagant mais deux petites lettres – J et T – qui se muent finalement en “Jungle”, un nom un peu étrange qui n’a strictement aucun rapport avec ce sous-genre de la culture rave né dans les années 90. Au lieu de quoi, Jungle propose un funk électronique efficace qui embrasse une soul rétro et, surtout, son lot de surprises visuelles : dans la plupart de leurs clips vidéo, J et T confient leur image de marque à une meute de danseurs hip-hop en survêtement Adidas… Leur musique résolument vintage demeure solaire, éclatante, fantasque, spectaculaire, florissante, parfois, jusqu’à l’écœurement. C’est ce qu’on leur reprochera de temps à autre : Jungle c’est cool mais ce n’est pas assez sale. Surtout que leurs trois albums studio – Jungle (2014), For Ever (2018), Loving in Stereo (2021) –, inonderont les ondes, le cinéma et le petit écran, de la comédie dramatique Magic Mike (dans le milieu du striptease masculin) jusqu’au générique de l’émission française Quotidien. C’est peut-être pour cela que le duo britannique a délaissé la fantaisie avec Volcano, son nouveau disque “plus brut et plus agressif” sorti le 11 août 2023. Une réussite puisque ce week-end, lors de la 44e cérémonie des Brit Awards, Jungle a remporté le trophée du “meilleur groupe de l’année”. Un victoire méritée et rendue possible grâce à cet album de quatorze titres, qui comporte le tube “Back on 74” et convie dans ses rangs le rappeur de Brooklyn Erick the Architect (Flatbush Zombies) ou le sulfureux Channel Tres. Rencontre avec Josh Lloyd-Watson l’un des deux membres fondateurs de Jungle.
Numéro: Dites-moi, dois-je vraiment m’inquiéter à propos des évolutions de l’intelligence artificielle ? On ne parle que de ça autour de moi.
Josh Lloyd-Watson: Disons qu’il y a du bon et du mauvais comme dans la plupart des technologies. Une fois qu’elle est lancée, il est difficile d’enrayer la machine. Nous avons tous vu Westworld et Black Mirror et nous avons bien compris à quel point cela pourrait nous foutre dans une merde noire. Nous entrons dans une nouvelle ère, celle des machines, où l’on ne peut plus se fier à rien. Le réel s’écaille, et l’art aussi. Moi-même j’ai beaucoup créé grâce à l’intelligence artificielle vous savez. Comme les vidéos interactives que nous avons récemment développées et qui permettent de cliquer sur des éléments ou de télécharger des œuvres en direct. Rien à voir avec un NFT, hein, c’est juste pour le plaisir. Nous avons créé 10 000 visuels en forme de timbres à l’effigie de l’album Volcano. Cela vous fait clairement remettre en question la valeur des choses. Aurions-nous été capables de les créer sans l’intervention de l’IA ? Certainement pas. Il aurait fallu au moins une semaine pour en produire ne serait-ce qu’un seul. Finalement, l’accélération de la création des contenus artistiques heurte de plein fouet… leur dévalorisation. Et a fortiori, la dévalorisation de la musique. Je ne sais pas vraiment comment tout ça va finir, je ressens juste qu’un danger nous guette. Les Spotify et autres qui contrôlent le marché utilisent déjà l’intelligence artificielle. D’ici à ce qu’ils ne payent ni leurs employés, ni les artistes, il n’y a qu’un pas.
Les lentes ballades de notre second disque, ce n’est clairement pas le genre de choses que vous voulez jouer en festival.
Je crois que certains artistes entièrement créés par une intelligence artificielle ont déjà vu le jour…
Oui, nous allons bientôt nous retrouver avec Juno 27, une artiste imaginaire ultra sexy. Et devinez quoi ? Sa musique sera incroyable. Nous vivrons alors face à des millions de miroirs, face à nous-mêmes en quelque sorte, à écouter uniquement ce que nous voulons entendre parce qu’un algorithme nous aura persuadés que c’est bel et bien ça que nous désirons entendre. Et au lieu de nous rassembler, la musique va finir par nous diviser encore davantage. L’étape suivante consistera à créer des morceaux de musique entièrement personnalisés pour que chacun profite de sa propre version.
Vos compositions mêlent pop, funk, soul et disco. Êtes-vous un grand nostalgique complètement bloqué dans le passé ?
C’est une question intéressante, je n’y avais jamais vraiment réfléchi. Je reste persuadé que la grande ère de la musique s’étend des années 50 aux années 70. Les années 80 ont introduit une dimension digitale qui a immédiatement touché tous les processus audio. Tout est devenu plus astucieux, plus intelligent, plus facile. Même la reverb est devenue factice. Avec ces avancées technologiques, tout semblait sonner mieux, tous les musiciens paraissaient meilleurs. Et nous avons perdu les sons les plus purs, les sons les plus beaux. À l’origine, il fallait qu’en studio votre enregistrement soit parfait. Maintenant, ce n’est pas si grave, c’est rattrapable, en postproduction. Un peu comme une photographie que l’on édite. Avec ce nouvel album, je crois que nous avons davantage réfléchi au process. J’ai passé dix ans à régler de petits détails sur mon ordinateur portable.
Lorsqu’un artiste a du succès, et de l’argent, il oublie très vite ce qu’est vraiment l’art pour se perdre dans un délire industriel et commercial.
Et soudain, le passionné de musique des années 70 se rend compte qu’il est devenu un gros nerd…
Clairement. Quiconque s’intéresse à un détail de composition dans la musique moderne devient un nerd. Il n’y a rien de mal à ça. La plupart des artistes contemporains le sont devenus par défaut. J’ai entendu dire que même Adèle avait sombré. Mais, apparemment, elle se fiche complètement d’avoir un micro sophistiqué, un SM 58 lui convient parfaitement [un micro classique, souvent le premier choix des musiciens débutants du fait de son prix abordable].
J’ai lu dans votre communiqué de presse : “Jungle repousse ses propres limites.” Que vouliez-vous dire par là ?
Qu’on ne pourra pas nous reprocher de ne pas avoir tenté de nouvelles choses. Les meilleurs artistes ont toujours été ceux qui s’adaptaient à leur époque, comme David Bowie par exemple. Les gens en ont marre d’écouter la même chose encore et encore. Lorsqu’un artiste a du succès, et de l’argent, il oublie très vite ce qu’est vraiment l’art pour se perdre dans un délire industriel et commercial. Mais il y a encore des artistes qui survivent sans penser à ce genre de choses. Je vous conseille d’aller jeter un œil à ce que fait Anish Kumar. Sa musique est géniale justement parce que ce n’est pas son activité principale.
Et vous, composez-vous de la musique pour vous-même ou pour les autres ?
Pour moi-même je crois bien. En tout cas je serais incapable de sortir un morceau si je ne l’apprécie pas déjà moi-même. Certains morceaux de ce nouvel album ont semé le doute dans nos esprits. Je pense notamment à You Ain’t No Celebrity [septième titre de l’album]. On s’est demandé si c’était vraiment… nous. Et puis, en fin de compte, après l’avoir réécouté à tête reposée, nous nous sommes rendus compte que c’était peut-être la chose la plus authentique que nous ayons jamais faite. Parce qu’il y a de l’agressivité et que l’émotion y est brute. Il y a beaucoup plus de passion, de douleur et de frustration dans cet album. Après le succès de titres très solaires comme Keep Moving, nous voulions expérimenter de nouvelles formes de spectacle. Et puis, entre nous, les lentes ballades de notre second disque, ce n’est clairement pas le genre de choses que vous voulez jouer en festival.
Vous avez souvent intégré des choeurs dans vos créations musicales. D’où cette fascination pour les superpositions de voix provient-elle ?
Des débuts de Jungle. À l’époque, Tom [McFarland] et moi nous sommes rendus compte que nous n’étions clairement pas capables de tout faire tout seuls. Pour autant, cela ne nous a pas empêché de continuer, bien au contraire. Mais la question a bien fini par se poser : “Bon alors, qui va chanter ?” La réponse était assez évidente : “Chantons tous les deux !” Nous avons donc commencé à empiler nos voix, à superposer les mélodies. Avec le temps, nous en avons ajouté encore davantage, jusqu’à créer ces choeurs qui sont devenus une signature.
Je croyais pourtant que vous détestiez les paroles. M’aurait-on mal informé ?
Je ne déteste pas les paroles, je trouve qu’elles sont souvent surestimées. En tout cas, elle ne peuvent pas se contenter d’être “bonnes”, il faut qu’elles soient géniales sans pour autant dévorer le reste de la partition. D’ailleurs, lorsque des paroles signifient vraiment quelque chose, c’est justement grâce à la musique qui les enrobe. Si certains groupes parviennent à diffuser autant de rage, ce n’est certainement pas grâce à leurs textes.
Découvrez le palmarès complet de Brit Awards 2024
Meilleur album britannique : My 21st Century Blues de Raye
Artiste de l’année : Raye
Groupe de l’année : Jungle
Chanson de l’année : Escapism de Raye ft 070 Shake
Meilleur artiste pop : Dua Lipa
Meilleur artiste R&B : Raye
Meilleur artiste dance : Calvin Harris
Meilleur artiste rock / alternatif : Bring Me The Horizon
Meilleur artiste hip-hop / grime / rap : Casisdead
Meilleur nouvel artiste : Raye
Artiste international de l’année : SZA
Groupe international de l’année : Boygenius
Chanson internationale de l’année : Flowers de Miley Cyrus
Producteur de l’année : Chase and Status
Auteur-compositeur de l’année : Raye
Volcano, de Jungle, disponible.