4 oct 2022

Rencontre avec Jeanne Added : “Prince apparaît souvent dans mes rêves”

Deux ans après son EP Air, la chanteuse Jeanne Added défend son quatrième album, By Your Side, sorti le 30 septembre. Un opus pour lequel elle a initié chacun des douze titres par la rythmique et le tempo et s’autorise davantage de complexité entre ostinatos électroniques exaltants, chansons épurées en français et ballades synthétiques qui évoquent une romance de science-fiction tout autant que les images vaporeuses du cinéaste Wong Kar-wai…

Propos recueillis par Alexis Thibault.

Jeanne Added présente son nouvel album “By Your Side” [Naïve Records].

Dans la brasserie du 10e arrondissement où nous la retrouvons, Jeanne Added insiste pour s’installer contre le mur. D’ici elle a une vue d’ensemble sur le bar et peut jeter des coups d’œil régulier à travers la fenêtre, comme pour mieux préparer ses réponses. Et lorsqu’elle s’empare du dictaphone pour le rapprocher d’elle d’un geste bienveillant, on comprend que l’exercice de l’interview ne l’effraie pas : “J’ai appris à parler à l’écrit, sans hésiter. Comme le dit Philippe Katerine ‘On comprend vraiment ce qu’on a fait lorsque on le raconte en interview…” Deux ans après son EP Air, la chanteuse de 42 ans défend son quatrième album, By Your Side, sorti le 30 septembre. Un opus de pop indé pour lequel elle a initié chacun des douze titres par la rythmique et le tempo, “l’endroit où elle se sent le moins à l’aise”. Loin d’un quelconque challenge, Jeanne Added s’autorise davantage de complexité entre ostinatos électroniques exaltants, chansons épurées en français et ballades synthétiques qui évoquent une romance de science-fiction tout autant que les images vaporeuses du cinéaste Wong Kar-wai. Rencontre.

 

Numéro: Si vous pouviez ressusciter trois artistes et vous offrir un concert privé dans votre salon qui choisiriez-vous ?

Jeanne Added: Prince, mon idole absolue. Il revient souvent dans mes rêves d’ailleurs… Je ne crois pas connaître beaucoup de musicien de son niveau sur cette planète. Et en même temps, je pense que j’aurais certainement été terrifiée de le voir dans mon salon, de peur qu’il ne me rejette. [Rires]  J’aurais aussi aimé rencontrer la chanteuse de jazz Abbey Lincoln, Aretha Franklin ou Whitney Houston… j’admets qu’il est difficile de faire un choix. Ce sont des voix incompréhensible tant elles sont folles et diffèrent de celles des chanteuses d’opéra, controlées et presque fabriquées. Les voix gospels sont très proches des voix parlées, la sensibilité est donc aussi immédiate qu’imbattable. Si le chant est aussi universel c’est parce que tout le monde a une voix. Et il est souvent moqué en France car il reste très associé à la variété avec une certaine forme de mépris…

 

Racontez-moi votre pire expérience de scène.

Je me souviens de deux dates en 2011, en première partie du groupe The Dø… À l’époque je m’accompagnais à la basse électrique et j’utilisais une pédale de loop que je savais à peine utiliser. La plantade n’était pas spécialement technique, je me souviens surtout que tout le monde se fichait éperdument de ma prestation. Je sortais tout juste de mon jazz confortable où les spectateurs sont très attentifs. C’était violent sur le moment mais cela a été finalement un forme d’apprentissage. J’ai compris qu’il fallait que je scinde mon cerveau en deux parties : la première jouait de la musique, la seconde communiait avec le public.

 

Est-ce depuis ce jour que vous avez enfin initié des mouvements du bras de droite à gauche pour que la foule suive ?

Je n’y arrive pas du tout ! À chaque fois que j’ai essayé cela n’a pas marché… Je crois que le public se rend compte que je n’y crois même pas moi-même. Il faut vivre l’expérience de la scène pour le comprendre : il y a ceux qui vous écoutent, ceux qui s’en foutent, ceux qui vous aiment, ceux qui vous interpellent et ce type du premier rang qui fait la gueule, bras croisés, parce qu’il accompagne juste sa copine [Rires] 

En 2019, vous avez remporté deux trophées aux Victoires de la musique [Meilleure artiste féminine et meilleur album rock pour l’album Radiate]. Ce sacre a-t-il vraiment eu une incidence sur votre carrière ?

C’est surtout en 2016 que le changement a opéré, lorsque j’étais nommée dans la catégorie “Album révélation de l’année” pour Be Sensational [2015]. Je n’ai pas remporté le trophée mais mon passage télé a été bénéfique. Les Victoires de la musique reste l’une des seules émissions de télévision françaises dont l’audience permet à des musiciens de gagner en notoriété. Les billets pour ma tournée se sont vendus plus facilement. Trois ans plus tard, alors que j’étais nommée dans les deux catégories que vous citez, j’ai soudainement eu très peur : j’avais l’impression que c’était quelque chose de bien trop grand pour moi. Quelques jours avant la cérémonie, j’étais même prise de vertiges. Et je ne m’attendais pas du tout à remporter le trophée. Contre toute attente, ma défaite a été bien plus efficace que ma victoire. [Rires]

 

Un concert à la télévision est-il synonyme de véritable galère ?
C’est un autre métier. Contrairement à un vrai concert où il est possible de se rattraper d’un morceau à l’autre, une prestation à la télé est une séquence très courte lors de laquelle il faut tout montrer en 2 minutes 30. Dans les coulisses des plateaux, le stress est palpable. Mais en tant que “performeuse”, je trouve l’expérience particulièrement intéressante. Comment puis-je proposer une prestation équivalente à celle d’un concert en à peine trois minutes avec une énergie capable de traverser la caméra pour atteindre les spectateurs dans leur canapé ?

 

Pourquoi le terme “intime” revient-il à tout bout de champ dans les  récents articles qui évoquent By Your side, votre nouvel album ? N’est-il pas aussi galvaudé que “magistral” et “jubilatoire” ?
Mon rapport à la musique a toujours été intime puisque je parle de mon expérience pour écrire. La fabrication d’un disque est fondamentalement intime et sensible. La tendresse et l’intimité ne sont pas vraiment valorisées dans le monde d’aujourd’hui. On a plutôt tendance à valoriser… l’intrépidité. La créativité a toujours été un outil de gestion de la tristesse. Quand certains filent chez le psy, d’autres vont se défoncer. Moi j’écris des chansons. Mais parfois ma tristesse est aussi celle des autres : si écrire me permet d’aller mieux, peut-être que cela fera aussi du bien aux autres.

Le communiqué de presse de votre nouvel album évoque “un retour au jazz” mais je ne comprends pas vraiment pourquoi… Suis-je totalement à côté de la plaque ?

Il n’y a pas de jazz dans l’album mais il y apparait de façon subliminale. S’il n’y a pas d’improvisation on y retrouve beaucoup souplesse qui, selon moi, est associée au jazz. Contrairement à d’autres artistes, je ne fonctionne pas en terme d’expérimentation esthétique. Je me questionne plutôt autour de mes états : est-ce que j’ai envie de rire, de danser ou de pleurer ? Ai-je envie que la réception soit immédiate ou que ce soit plus complexe à écouter ? Je pense ma musique selon… des effets.

 

Vous retrouvez la langue de Molière sur plusieurs morceaux de l’album. Peut-on être une artiste populaire en France en chantant en anglais ?

Quand j’étais petite, mon père faisait partie d’une compagnie de théâtre qui jouait du Shakespeare en anglais, j’ai découvert ses pièces à l’âge de 6 ans et, sans comprendre le texte, j’en saisissais toutes les intentions. C’est pareil en musique. Il n’y a pas que le mot, il y a tout ce qui l’entoure : la mélodie, le rythme, l’interprétation, le ton de la voix, les nuances. J’ai toujours beaucoup écrit en français vous savez. J’étais attachée à l’idée de pouvoir être comprise par les gens qui m’écoutent dans le pays dans lequel je vis. Puis l’anglais est revenu sans vraiment que je sache pourquoi. Ma mère ne parle pas du tout anglais, et pourtant elle écoute mes chansons, cela ne l’a jamais dérangée. [Rires]

 

By Your Side [Naïve Recodrs] de Jeanne Added, disponible.