Rencontre avec Charli XCX : « Être sexy ne fait pas de moi une femme-objet”
Star mondiale de la pop, Charli XCX a conquis les dance floors à coups de mélodies aguicheuses et de refrains calibrés. Invitée en première partie de la tournée américaine de Taylor Swift, la jeune Anglaise de 26 ans n’a rien perdu de son esprit rebelle. Icône du girl power, cash et trash, elle explose les codes et refuse tout diktat pour tracer sa propre destinée.
Par Thibaut Wychowanok.
À 15 ans, Charli XCX avait rendez-vous avec son destin. Elle n’est alors pas encore une pop star. Et, en classe, on l’appelle encore Charlotte Aitchison. Elle a 15 ans, il est 21 h 30 et elle fait le pied de grue devant un entrepôt de la province anglaise. Repérée sur Internet, où elle poste ses bedroom DJ sets, elle est invitée pour la première fois à jouer en soirée. Ce sera sa soirée. L’horaire indiquait 22 heures : elle n’a pas eu besoin de faire le mur, ses parents l’accompagnent… trio improbable aux portes closes d’une rave qui se fait attendre. Le rêve, lui, n’attendra pas.
Charlotte Aitchison ne sait alors rien des soirées et des clubs. Elle ne sait pas que personne ne se pointe en warehouse avant d’avoir épuisé la nuit, les bouteilles et les pochons. Charli XCX, elle, l’apprendra très vite. “Tout a été une première fois cette nuit-là”, expliquera-t-elle plus tard. À 3 heures du matin, Charlotte passe enfin derrière les platines. Elle sera Charli XCX – son pseudo sur le Net – jusqu’à son dépar t, à 6 heures… et pour le reste de sa vie. Charli XCX a aujourd’hui 26 ans. Elle a quitté depuis longtemps sa province anglaise pour Londres, puis Los Angeles, sans jamais quitter le méridien des mélodies aguicheuses, brutes de décof frage et terriblement je-m’en-foutistes. Charli XCX sort son premier album True Romance en 2013, mais c’est par un morceau qui n’y figure pas que viendra le succès. Sa démo du titre I Love It séduit le duo Icona Pop. Les Suédoises le reprennent. Le titre se hisse en tête des charts au Royaume-Uni avec 4,3 millions de téléchargements, et devient septième aux États-Unis avec 2 millions de ventes. Le style Charli XCX s’y exprime dans toute sa splendeur : inconscience et rage joyeuse. “I got this feeling on the summer day when you were gone/ I crashed my car into the bridge, I watched it, I let it burn/I threw your shit into a bag and pushed it down the stairs/I don’t care, I love it, I don’t care.” [“J’ai ressenti ça ce jour d’été où tu es parti/J’ai jeté ma voiture contre un pont, j’ai regardé, je l’ai laissée brûler/J’ai jeté tes merdes dans un sac et je l’ai jeté dans les escaliers/Je m’en fous, J’aime ça, Je m’en fous”]. Le morceau (festif, quoiqu’en disent les paroles), comme tous ceux qui débouleront avec son deuxième album Sucker en 2015, tient de l’hymne de club : “Levez les bras en l’air et sautez sur les tables les bouteilles à la main.” “Je ne suis pas la parfaite artiste pop, répétait‑elle encore au Guardian en 2018. Je suis née pour jouer en club ou en rave.”
“On questionne mon talent uniquement parce que je suis une femme. Être sexy ne fait pourtant pas de moi une marionnette ou une femme-objet.”
“I don’t care, I love it” deviendra plus qu’un succès : un style de vie. La musicienne envoie bouler son label qui veut lui imposer une coupe de cheveux plus respectable. Sa réponse est cinglante : “Je n’ai aucune envie qu’on me dise ce que je dois faire ou porter, ni ce qui me rendra plus attirante dans un clip, ni de sourire tout le temps sur les photos. Je veux créer mon propre langage et mon propre monde.” La musicienne a toujours assumé son caractère – bien qu’on ne l’ait jamais connue désagréable en interview. “Je m’énerve tout le temps, concède-t-elle pour tant à l’issue de la séance photo pour Numéro. J’étais en Suède récemment pour écrire quelques morceaux. En trois jours, je n’ai rien produit de bon. Je suis juste tombée malade. Je suis rentrée à l’hôtel et j’ai hurlé dans ma chambre comme une folle. Quelqu’un a frappé à ma porte et m’a demandé si j’étais en train de mourir. En quelque sorte, oui…” Charli XCX se vit comme ça, sans filtre, façon girl next door. “Je pleure tout le temps. Je pleure même devant les pubs à la télé. Mais la dernière fois que j’ai vraiment pleuré ? Quand j’ai découvert, sur son compte Twitter, les pensées suicidaires d’une artiste avec laquelle je travaille. Je l’avais toujours considérée comme une personne positive. Elle respirait la joie de vivre. On ne sait jamais vraiment ce qui se passe dans la tête des gens…”
En 2017, dans son clip Boys, elle réunissait tous les plus grands faiseurs de hits masculins : Diplo, Flume, Mac DeMarco, Mark Ronson…
L’Anglaise incarnera sans doute toujours cet esprit sensible et rebelle, cash et trash, qui a séduit ses fans, des adolescents pour la plupart. “La moitié a 14 ans et le reste est gay”, assume-t-elle avec humour lorsque le site Brain lui demande si elle a déjà fini la nuit avec l’un d’entre eux. “Les adolescents ont toujours cherché à échapper à leur milieu social et à leur vie, à être quelqu’un d’autre”, nous confiait-elle déjà en 2015, en forme d’autoportrait. Cette envie la portera jusqu’au sommet. Son parcours semble tracer la cartographie de la pop music. L’année dernière, on la retrouvait ainsi au côté de la nouvelle icône Troye Sivan lors d’un hommage à l’année 1999, aux Spice Girls, à Titanic et à Matrix : un pur shot de pop(pers) nineties revisitée par la nouvelle génération. Loin de s’arrêter en si bon chemin, elle multiplie les collaborations au point d’en faire une marque de fabrique. Co-star du tube Fancy d’Iggy Azalea, elle pousse la chanson sur le Girls de Rita Ora et tisse sa toile dans la pop mondiale, jusqu’à sa mixtape Pop 2 (2017) qui aligne un casting de rêve : MØ, Tommy Cash, Carly Rae Jepsen et… SOPHIE.
“Dans un monde idéal, je jouerais mes chansons avec SOPHIE sur scène devant le public de Taylor Swift et tout le monde connaîtrait les paroles par coeur et ça serait la folie.”
Car entre quelques consécrations mainstream – la première par tie de la tournée américaine de Taylor Swift (son exacte antithèse) n’étant pas la moindre –, Charli XCX produit ses albums avec SOPHIE, l’artiste la plus inclassable et la plus innovante de ces dernières années. “Je l’ai rencontrée en Suède il y a plusieurs années, se souvient l’Anglaise. Nous faisions toutes les deux partie d’un camp d’écriture [séminaire réunissant différents ar tistes, organisé par les maisons de disques afin d’écrire des chansons pour l’un de leurs poulains]. Nous avons loué une maison dans la campagne, à une heure de Stockholm, et nous avons écrit mon EP Vroom Vroom en quelques jours à peine. SOPHIE a changé ma vie et ma façon de penser la musique.” Alors où se situe réellement Charli XCX ? Du côté des tubes, en compagnie de David Guetta et French Montana (Dirty Sexy Money), ou plutôt du côté de l’électro barrée de Mr Oizo (Hand in the Fire) et de la pop arty et fulgurante de SOPHIE ? “Je suis la même personne. Je chante seulement différents types de chansons. J’aime la pop music, qu’elle soit commerciale et taillée pour le Top 50 ou beaucoup plus inattendue. Dans un monde idéal, je jouerais mes chansons avec SOPHIE sur scène devant le public de Taylor Swift et tout le monde connaîtrait les paroles par coeur et ça serait la folie. Mais ça ne va pas arriver. Enfin, pas tout de suite. Enfin… le monde de la musique évolue tellement vite : les territoires de l’underground et du commercial se rapprochent de plus en plus.”
En attendant l’apocalypse qui réunira l’enfer et le paradis de la pop, Charli XCX se plaît à jouer aux marges de la musique mainstream. En 2017, dans son clip Boys, elle réunissait tous les plus grands faiseurs de hits masculins : Diplo, Flume, Mac DeMarco, Mark Ronson… “Aucun homme n’a été blessé durant le tournage”, peut-on lire sur la chaîne YouTube de l’artiste. Les transformant en hommes-objets, elle renversait, l’air de ne pas y toucher, la misogynie ordinaire de l’industrie du disque. “L’origine du scepticisme à mon égard est simple, c’est mon vagin”, nous expliquait-elle à l’occasion de la sortie de Sucker. “On questionne mon talent uniquement parce que je suis une femme. Être sexy ne fait pourtant pas de moi une marionnette ou une femme-objet. Je m’habille avant tout pour moi, pour me plaire et me faire plaisir. Je suis très fière de mon corps. Le corps féminin est une chose très belle. À travers ma musique, et ma manière de m’habiller, j’invite à le célébrer. Le corps féminin était, et il l’est encore parfois aujourd’hui, un objet de désir pour les hommes. Mais il nous appartient. Il ne peut être assujetti à aucun homme.”