Rencontre avec Buvette: “En musique, il faut considérer l’académisme comme un outil et non comme une finalité.”
Capable d’électriser une foule puis de pleurer sur du Neil Young quelques heures plus tard, le Suisse Buvette revient cette année avec “Life”, son nouvel EP sorti en mars dernier. Vautré dans un canapé, ses cheveux longs étalés sur un pull rouge sang, il répond aux questions de Numéro.
Propos recueillis par Alexis Thibault.
Portrait Jules Faure.
Cédric Streuli était censé travailler sur son futur album le week-end précédant cette interview. Mais il le confesse : il a surtout fait la teuf. De toute façon, c’est Life qu’il défend aujourd’hui. Un EP inspiré des albums-concept et construit comme une pièce en différents mouvements. Ici, le titre Bahia de Concepción fait figure d’accalmie vaporeuse et précède l’orage The Maze, huit minutes de frénésie dévorante. Il y a quelques mois, on découvrait In Real Life, parenthèse new wave fantasque qui n’a rien à envier au Little Dark Age de MGMT. À la sortie de ce nouvel EP, on s’est laissé absorber par les compositions de Buvette. Des assemblages méthodiques qui lui rappellent sûrement les collages qu’il effectuait dans une chambre noire, lorsqu’il était encore photographe. Rencontre.
Numéro : Life, votre nouvel EP, présente une structure originale : un soin particulier a été apporté à la narration, le projet raconte une véritable histoire et les morceaux sont totalement cohérents les uns avec les autres.
Buvette : Vers l’âge de 12 ans, j’ai commencé à acheter mes propres disques, c’était surtout du rock seventies. Un jour, un pote m’a dit : “Tu n’écoutes jamais un album en entier affalé sur ton lit, toi ?” En y réfléchissant bien, c’est une chose que je faisais rarement… Depuis, je suis fasciné par les albums-concept. The Dark Side of the Moon [1973] des Pink Floyd par exemple, une œuvre qui nous transporte ailleurs. Je pense qu’avec le temps, cette soif de narration inconsciente est devenue mon schéma d’expression.
Pensez-vous que votre musique soit résolument contemporaine ?
Oui, je pense qu’elle l’est. En tout cas je m’efforce à ce qu’elle le soit. Utiliser une guitare sèche pour que ça sonne old school est loin d’être ma priorité.
Le rythme a une place très importante dans cet EP. Votre formation de batteur vous permet-elle de composer différemment ?
Sans doute. Un guitariste se serait contenté de rythmes moins élaborés. Souvent, lorsque je découvre un morceau je me dis : “Putain, la mélodie est géniale mais le beat est tellement nul !” La dynamique d’un morceau est centrale, elle est trop souvent pensée comme un élément secondaire.
Votre titre In Real Life est un condensé de pop britannique vintage qui rappelle Lloyd Cole and the Commotions. Les autres morceaux sont très différents. L’hybridité est-elle un besoin viscéral ou le moyen d’éviter qu’on vous colle une étiquette ?
Si certains titres peuvent surprendre, c’est parce que je suis un éternel insatisfait. La musique d’aujourd’hui doit proposer de véritables crossover, quelque chose de plus fort que : “Tiens, ça sonne un peu blues.” Le morceau In Real Life est très formaté justement parce qu’il me permet de quitter cette forme standard pour le reste du projet : Bahia de Concepción est une courte respiration, tandis que The Maze dure plus de huit minutes. Tout l’EP est pensé comme un aller-retour.
“Il faut considérer l’académisme comme un outil et non pas comme une finalité. Penser que la musique puisse être trop simple et l’évaluer selon un niveau de jeu est une idée régressive.”
Comment est né le clip d’In Real Life qui reprend l’imagerie de la mythologie grecque ?
C’est Joseph Bird [le réalisateur] qui a eu cette idée. C’est un grand amateur de plans-séquence et de plans fixes. Nous avons construit le clip ensemble avant de le tourner à Londres. La veille, c’était une fille qui devait me tenir dans sa main. Vous vous doutez en voyant le clip qu’elle n’a pas pu. [Rires.]
Que vous interdisez-vous de faire ?
Toute utilisation de l’harmonica. Mais figurez-vous que je m’essaie au beatbox dans le morceau que je travaille actuellement. Je me surprends moi-même.
Vous avez décidé de vous séparer de vos musiciens. Vouliez-vous sauter seul sur scène ou vous êtes vous rendu compte qu’ils étaient totalement facultatifs ?
[Rires.] Les nouveaux morceaux ne fonctionnaient pas avec un groupe, on aurait dit du classic rock des années 70… J’ai donc décidé de travailler avec un producteur. Je n’ai jamais mixé mes propres disques mais j’ai toujours été à moins d’un mètre de celui qui le faisait, pour bien lui casser les couilles. Je sais que je peux être très pénible dans ces cas-là…
Ce producteur c’est l’artiste Apollo Noir, quelle expertise vous apporte-il ?
Il sait faire fonctionner beaucoup de choses. Moi, si je rassemble toutes mes connaissances en matière de technologie, je n’utilise que 4% des fonctionnalités de la machine. Puis il a beaucoup de matériel que je n’ai pas…
“Je me refuse de proposer une musique dans laquelle il y aurait tout et tout le temps.”
Lors d’une interview, vous reprochiez à certains musiciens professionnels leur attitude. Que vouliez-vous dire par là ?
J’ai dit ça, moi ? Je devais être totalement saoul ! [Rires.]
Non, vous semblez parfaitement sobre sur la vidéo.
Je pense que ce n’est pas une histoire d’attitude mais plutôt d’académisme. Il faut considérer cet académisme comme un outil et non pas comme une finalité. Penser que la musique puisse être trop simple et l’évaluer selon un niveau de jeu est une idée régressive. Dans certains groupes, les types sont constamment à la recherche de la difficulté. Mais l’énergie et la beauté viennent d’ailleurs.
Vous n’avez jamais été confronté à cela personnellement ?
Jamais. En revanche j’essaie toujours d’aller plus loin en me référant à une dimension créative et non une dimension technique. À quoi bon proposer des choses que l’on maîtrise déjà depuis plusieurs années ?
Justement, après toutes ces années, comment votre rapport à la scène a-t-il évolué ?
J’aime aller au contact du public. Je suis incapable de rester derrière mon matériel pour tout gérer en gardant la tête baissée. Mon camarade de scène est très bon et me donne beaucoup de place. À chaque concert, nous essayons de transformer les titres.
“Je rêve d’un projet totalement hybride où des percussionnistes africains rencontreraient deux Russes à mèche qui font de la new wave et une chanteuse latina. Le tout produit par Richie Hawtin.”
Il y a peu, vous vous amusiez du fait que de nombreux musiciens utilisent une pédale de chorus depuis que Mac DeMarco a donné un nouveau souffle à cet effet. Selon vous, comment s’inspirer d’un artiste sans le plagier ?
Il faut parvenir à croiser les références de façon surprenante et presque involontaire. Lorsque j’écoute de la musique, un seul élément va me faire tiquer. La cloche subtile de la salsa par exemple. Ce n’est pas un bon exemple parce que je ne suis pas fan de cloche… Il n’y a pas de grosses références dans mon EP simplement des espaces de réflexion qui évoquent l’œuvre d’autres artistes comme Oneohtrix Point Never ou Aphex Twin. Je me refuse de proposer une musique dans laquelle il y aurait tout et tout le temps. L’inverse des Strokes. À chaque nouveau projet, je prends pour référence un album des Pink Floyd. Aujourd’hui j’en suis à Meddle [1971].
Comme je me refuse de poser la question des fameuses “influences musicales”, je prends un chemin différent. Si le billet d’entrée coûtait 500 euros, quel artiste iriez-vous voir en concert ? Vous pouvez ressusciter n’importe qui.
Je peux investir les 500 balles dans une machine à remonter le temps pour ne pas me taper un type en fin de carrière ?
C’est accepté. Il serait au top de sa forme.
Je mettrais jusqu’à 1000 euros pour le concert du groupe Black Sabbath à Paris en 1970. Il n’y a rien sur la scène, aucune lumière, aucun effet. La batterie est posée à même le sol et ils sont chacun devant leur ampli. Ozzy Osbourne est ultra déchiré mais n’en met pas une à côté. Les gens ne comprennent même pas ce qui leur arrive… C’est trop beau ! [Il réfléchit] Sinon, je dirais Nick Cave, mais en concert privé dans mon salon.
Y-a-t-il des genres musicaux qui vous laissent de marbre ?
La trap. Je n’ai rien contre le genre, moi-même j’utilise de l’autotune, mais j’ai l’impression d’assister à une uniformisation. Rien à voir avec le vieux con qui chouine en disant : “Le rap c’était mieux à l’époque de 2Pac et du Wu-Tang”. J’ai simplement l’impression d’écouter la même chose partout et tout le temps.
Avez-vous en tête quelque chose que vous n’avez jamais pu réaliser pour le moment et que vous rêveriez de faire sur un prochain projet par exemple ?
Oui, un projet secret en français et sous un autre nom.
Vous ne l’assumeriez pas ?
Je crois juste que c’est un projet un peu con. En tout cas à chaque fois que j’en parle à ma copine elle me répond “T’es trop con !” Je voudrais mélanger deux langues dans un même disque. Une œuvre totalement hybride où des percussionnistes africains du Gabon rencontreraient deux Russes à mèche qui font de la new wave et une chanteuse latina à la voix ultra aiguë. Le tout produit par Richie Hawtin. Un projet abstrait improbable.
Life, de Buvette [Pan European Recording], disponible.