Qui est Zebra Katz, le prince sombre d’un hip-hop engagé?
En 2012, le projet Zebra Katz voyait le jour avec “Ima Read”, un premier titre à succès marquant les prémices de son identité musicale : un hip-hop sombre aux influences hybrides et à la production épurée. Ce vendredi 20 mars, le rappeur new-yorkais dévoile enfin son premier album “Less is Moor”, aboutissement de huit années d’expérimentations salutaires venant nourrir son propos engagé et son désir d’éclectisme. Rencontre.
Par Matthieu Jacquet.
L’aboutissement de huit ans de travail
Si le nom de Zebra Katz est familier aux oreilles de certains, un morceau en particulier leur viendra probablement en tête : Ima Read, sorti en 2012, où le rappeur scandait de son timbre grave : “Imma take that bitch to college / Imma teach that bitch some knowledge” (“Je vais emmener cette salope à l’école / Je vais lui enseigner mon savoir” ) sur un beat electro minimal. Filmé dans un lycée presque désert où le jeune homme revêtait les habits d’un professeur, le clip du titre ne laissait pas non plus indifférent, complétant le portrait de ce personnage mystérieux. Tous les éléments du projet Zebra Katz sont déjà là : un hip-hop ténébreux et épuré, empruntant son rythme et son phrasé autant à la techno des années 90 des clubs queer et underground qu’à la house de la scène ballroom, un son bien trempé doublé d’un univers visuel obsédant un rien anxiogène.
“J’avais besoin de savoir qui j’étais avant de donner à quiconque l’opportunité de le décider à ma place.”
Depuis ce titre marquant, près d’une décennie durant, l’artiste a fait son chemin, essaimant au fils des années morceaux et mixtapes au compte-goutte en passant par un EP, Nu Renegade, réalisé en duo avec la musicienne et productrice iranienne Leila Arab en 2015. À défaut d’un premier album, ces diverses sorties suffisent à établir sa notoriété et lui permettent de se produire en concert dans le monde entier. Aujourd’hui, Zebra Katz considère rétrospectivement ces huit années de tâtonnement, d’exploration et d’expérimentations comme nécessaires, aussi bien à l’affinement de son projet artistique qu’à sa connaissance de l’industrie musicale. “Désormais, j’ai gagné un certain niveau de confiance que je n’avais pas à l’époque, quand tout était encore très nouveau. Je n’avais aucune idée de ce que coûtait et demandait la production d’un album”, se remémore-t-il. Ce qui l’a même conduit en 2016 à retourner étudier au conservatoire de musique afin d’améliorer ses compétences de producteur. “J’aurais très facilement pu faire l’erreur de vendre mon album à un label croyant me connaître, mais dont la vision n’aurait pas collé à celui que je suis vraiment. J’avais besoin de savoir qui j’étais avant de donner à quiconque l’opportunité de le décider à ma place.”
Se défaire des carcans du “queer rap”
Dans cette optique, le personnage de Zebra Katz intervient comme la partie artistique et commerciale qui permet à Ojay d’exister par lui-même. “Je ne peux pas constamment être au maximum et à vendre! C’est important pour moi et pour ma santé d’établir une séparation nette entre qui je suis et ce que je fais, car les deux sont très liés.” Un enjeu identitaire crucial pour le New-Yorkais, désireux de contrecarrer une catégorie dans laquelle l’industrie musicale et les médias l’ont très tôt enfermé, le “queer rap”. Reflet de l’affirmation d’un rap hybride aux influences musicales plurielles défiant les codes de la masculinité qui le régissaient jusque là, ce néo-genre musical – apparu au début des années 2010 pour qualifier des artistes tels que Mykki Blanco, Cakes da Killa et Le1f – s’est révélé dès le départ être une étiquette aliénante pour Zebra Katz. “Mon problème avec cette appellation était que le terme “queer”, utilisé ainsi, laissait de nombreuses personnes hors de la conversation : les femmes lesbiennes, les personnes trans, etc., explique-t-il. L’expression ciblait seulement quatre artistes, à cause de notre orientation sexuelle. Pourquoi le rap était-il le seul genre musical à être sexualisé? Personne ne veut parler de ça, pourtant la vraie question est là.”
“Je ne suis pas une personne univoque et homogène, il y a toujours des hauts et des bas dans ce que je fais”
Posant un regard d’ensemble sur la dernière décennie, Zebra Katz remarque toutefois combien le hip-hop s’y est transformé, notamment dans ses sujets : “On ne peut plus raconter des histoires auxquelles les personnes ne s’identifient pas. Aujourd’hui, tant d’artistes prolifiques comme Kendrick Lamar ou Tierra Whack ont un message, et je suis ravi de voir le hip-hop grandir ainsi.” De son côté, le rappeur new-yorkais s’est appliqué ces dernières années à libérer son propre travail du récit de son homosexualité en mettant l’accent sur l’éclectisme de sa musique. “Je ne suis pas une personne univoque et homogène, il y a toujours des hauts et des bas dans ce que je fais”. C’est ainsi que l’on peut l’entendre, dans son album inédit, tantôt chanter sur NECKLACE accompagné d’une guitare dans un moment de grande vulnérabilité, tantôt effacer sa voix au profit de beats abrasifs qui frôlent la saturation sonore dans NO 1 ELSE, tantôt accompagner dans LICK IT N SPLIT la voix de la chanteuse Shygirl sur des rythmes rapides appelant à la danse. “Tout cela vient créer un monde nouveau dans lequel Zebra Katz pourrait exister, un monde que l’on ne pourrait pas faire rentrer dans une seule case”, justifie Ojay Morgan.
Un album sombre qui reflète notre époque
Malgré les multiples influences qui colorent l’album Less is Moor, ses quinze titres ont un même point d’ancrage : le constat d’une époque difficile et d’un monde violent dont les paroles vindicatives, les tonalités sombres des morceaux et la voix grave de Zebra Katz se font l’écho. Dans ISH, l’artiste se décrit lui-même au bord de l’explosion : “I’m lit, hold it, I’m bout to blow it / Oh shit, know this, I’m bout to lose it” (“Je suis en feu, tiens-toi bien, je suis prêt à tout exploser / Oh merde, sache-le, je suis sur le point de péter les plombs”) . Une rage qu’il relie lui-même à sa propre condition d’Afro-Américain homosexuel dans un pays encore en proie au racisme et à l’homophobie : “James Baldwin disait ‘être Noir dans ce pays implique d’être constamment enragé’, et je me sens constamment enragé et en colère. Notre époque est désespérée et provoque cette colère. Ne pas la ressentir prouve à quel point on peut être complaisant avec cette situation.”
“Notre époque est désespérée et provoque cette colère. Ne pas la ressentir prouve à quel point on peut être complaisant avec cette situation.”
Remarqué dès ses débuts pour ses clips extrêmement travaillés, Zebra Katz propose pour cet album une série de nouvelles vidéos qui illustrent la radicalité de sa musique et de ses paroles. Imaginé par l’artiste en même temps que le morceau, le clip de ISH le met ainsi en scène dans un décor dépouillé, entamant une chorégraphie entre les contours d’un carré blanc tracé au sol qui dessine le périmètre d’une arène. Sa performance attire peu à peu un public en furie, dont les visages sont défigurés de haine à son égard. “J’essaie de me sortir de cette boîte blanche dans laquelle j’ai l’impression d’avoir été enfermé. Si je m’y mets moi-même, contre qui vais-je me battre?, commente-t-il. Cette vidéo traite de ces choses qui séparent les gens quand ils ont le plus besoin d’être unis. J’y explore mes propres doutes.”
Dévoilé aujourd’hui à l’occasion de la sortie de son album, son nouveau clip Moor le suit en train d’explorer, par la danse, les vastes pièces d’un bâtiment à l’architecture brutaliste, jusqu’à rencontrer une autre version de lui-même en contrejour de la lumière flamboyante d’un soleil couchant. Désormais au centre du récit, les nombreuses facettes de Zebra Katz sont ainsi enfin réunies, comme pour nous offrir le plus riche aperçu de sa profondeur.
Zebra Katz, Less is Moor, disponible depuis le 20 mars chez ZFK Records.
Grand, chaleureux et particulièrement prolixe, Zebra Katz nous accueillait il y a quelques semaines autour d’une table de l’hôtel Grand Amour à Paris, où il séjournait quelques heures en vue de présenter son opus Less is Moor. Le regard vif et la parole généreuse, ce rappeur, chanteur et producteur originaire de New York fixe son interlocuteur avec intensité, déterminé à développer ses pensées avec une éloquence pugnace. Ce vendredi 20 mars, Ojay Morgan – de son vrai nom – sort enfin son premier album, une étape fondamentale dans sa carrière musicale entamée il y a déjà presque dix ans. Après plusieurs mixtapes, EP, pléthore de singles, clips et tournées, l’artiste est désormais prêt à proposer un panorama abouti de ce qui fait la force et l’essence de son projet musical, construit et mûri au fil de ces huit dernières années. Une entrée en matière réussie sombre, puissante et engagée.