Qui est vraiment Sevdaliza, l’artiste mutante qui fait chanter l’intelligence artificielle ?
Depuis ses débuts en 2015, la chanteuse et compositrice Sevdaliza témoigne de son goût prononcé pour la métamorphose, multipliant ses incarnations à fort d’alter ego virtuel, robot et même d’une intelligence artificielle musicienne. Inclassable et visionnaire, l’Irano-Néerlandaise dévoile ce soir un clip explosif en duo avec la chanteuse Grimes, où les deux femmes, grimées en bodybuildeuses, sont rejointes par des avatars de Madonna, Julia Fox et ASAP Ferg.
Sevdaliza : une chanteuse adepte de la métamorphose, du réel au virtuel
Une étrange poupée tire sa langue noire d’un air provocateur. Grands yeux de personnage de manga, buste métallique amputé des deux bras, chevelure en câbles électriques… Dévoilée en août par Sevdaliza, l’image de cette créature bionique accompagnait la sortie d’Only Love Can Hurt Us, titre électro qui semble taillé pour enflammer une foule en extase dans un club balayé de lumières stroboscopiques. Mais si l’on reconnaît bien sur ce titre la voix suave de la chanteuse irano-néerlandaise, ses harmonies polyphoniques ou encore son phrasé lascif, en réalité ce dernier a été entièrement généré par un programme informatique à partir de chansons déjà existantes. Sevda Alizadeh – de son vrai nom – présente ainsi son premier titre réalisé intégralement à l’aide de l’intelligence artificielle. Un parti pris audacieux, qui apparaît comme le résultat logique d’une artiste explorant sans cesse les limites du corps humain et de ses capacités, à l’image du nouvel avatar qui l’incarne baptisé “Dahlia”.
En 2015, alors très peu connue, la chanteuse basée à Amsterdam affirmait déjà un goût prononcé pour la métamorphose. Dans le clip du morceau That Other Girl, elle apparaissait modélisée en 3D, grands yeux bruns, lèvres pourpres et longue chevelure noire ornée d’une couronne de fleurs étincelante, dans un majestueux palais d’or et d’argent ou au milieu de cobras géants, telle la puissante prêtresse d’un royaume fantastique. La ballade commence par diffuser sa chaleur enveloppante à coups de beats lents et feutrés accompagnés des discrètes vibrations d’une flûte intimiste, envoûtement brutalement interrompu au refrain par l’explosion une ligne de basse électrique et syncopée. Par sa structure inhabituelle, ses sonorités hybrides et sa traduction visuelle étrange et séduisante, le morceau attirait les auditeurs droit dans ses filets. Bien avant que les stars de la pop n’explorent les possibilités offertes par la 3D, That Other Girl propulsait sur le devant de la scène une artiste à l’aura magnétique dont on ne pouvait que louer l’originalité, la sophistication mais aussi la prise de risque. Encore à l’aube de sa carrière, Sevdaliza plaçait, d’emblée, la barre très haut.
Sade, Portishead, Björk, mélodies persanes : les inspirations éclectiques de Sevdaliza
Compositrice, parolière et coproductrice de ses morceaux depuis ses débuts, l’artiste a aujourd’hui l’assurance d’une chanteuse aguerrie. Elle confie pourtant “avoir toujours eu une relation d’amour-haine avec [sa] voix”, qu’elle n’a commencé à travailler qu’à l’âge de 25 ans, en autodidacte. “J’ai longtemps pensé que je ne savais pas chanter”, ajoute la musicienne.
Un manque de confiance qui l’a incitée à utiliser des effets tels que l’Auto-Tune ou le low pitch pour transporter sa voix dans un autre monde, sombre, sensuel et mystérieux. En 2018, un an après la sortie de son premier album, ISON, Sevdaliza se met à écumer les forums à la recherche d’outils pour transformer ses mélopées en fichiers numériques MIDI et les fusionner avec des sons d’instruments, malléables et modulables à l’envi.
De ces recherches naissent alors des titres sans précédent, à l’intersection des genres, où l’on discerne l’influence du timbre grave et soul de Sade, des rythmes trip-hop de Portishead, des polyphonies vocales de Björk, et même des mélodies persanes traditionnelles. Cet éclectisme, la trentenaire le justifie par l’environnement multiculturel qui l’entoure depuis l’enfance. Après avoir quitté Téhéran pour s’installer aux Pays-Bas à l’âge de 5 ans, la jeune Sevda apprend à parler cinq langues et se passionne très vite pour de nombreux genres musicaux, du reggae au hip-hop en passant par le gabber et l’eurodance. Mais elle n’oubliera jamais ses ancêtres poètes iraniens, dont elle ressent la fibre artistique et littéraire au plus profond d’elle-même.
À une époque où les frontières entre réel et virtuel se brouillent, où les robots s’approchent de plus en plus des humains, et où la démocratisation de la chirurgie esthétique banalise des transformations toujours plus extrêmes, Sevdaliza évolue, telle une mutante, sur une ligne ténue où le naturel et l’artificiel cohabitent en paix. Muée en buste de cire écarlate sur la pochette de son premier opus, ou en Barbie aux proportions surnaturelles sur celle de son EP Raving Dahlia, l’artiste n’hésite pas à rappeler également sa condition réelle, en mettant en scène sa récente grossesse ou encore en arborant fièrement un œil tuméfié en couverture du poignant Shabrang (2020).
À la fois danseuse, passionnée de natation et ancienne joueuse dans l’équipe nationale de basket-ball des Pays-Bas, la sculpturale artiste comprend l’importance d’incarner sa musique dans sa chair et se dévoile tour à tour en cavalière, guerrière, odalisque ou princesse de contes d’Orient, au fil de vidéos dont elle assure toujours la direction artistique, voire la réalisation complète. Une incarnation qui se prolonge jusqu’à la scène où, par sa présence et sa gestuelle envoûtantes, la chanteuse invite le public à des moments de communion presque mystiques.
Dahlia : la naissance d’un alter ego
En 2022, les expérimentations qu’elle conduit sur son image font surgir un alter ego, Dahlia, vu comme une armure contre les diktats physiques imposés par l’industrie musicale. “Moi, je ne vais pas prendre ni perdre du poids, ma peau ne va pas se rider, mes cheveux ne vont pas blanchir, je ne vais pas tomber malade ni vieillir. […] Profite de ta vie en tant qu’être vivant changeant, et laisse-moi être le robot que le monde exige de toi”, prescrit à l’artiste son personnage dans une lettre ouverte aux allures de manifeste s’érigeant contre le sexisme qui gangrène la création.
Au-delà de sa présence théorique, Dahlia adopte bientôt une forme réelle : un animatronique fabriqué sur mesure, où un visage en latex à l’effigie de Sevdaliza s’articule à un buste de robot. “Pendant toute l’écriture de l’EP Raving Dahlia, Dahlia vivait avec moi, explique la chanteuse. C’est là que j’ai compris qu’elle pouvait faire partie de ma vie pour toujours.” La fusion devient totale dans le clip du très dansant Everything Is Everything, où Sevdaliza s’approche du robot jusqu’à l’embrasser, acceptant finalement ce double comme partie intégrante d’elle-même.
Depuis la sortie de son premier morceau en août dernier, Dahlia existe comme artiste à part entière, possédant son propre profil sur les réseaux sociaux et les plateformes de streaming. Mais Sevdaliza n’en reste pas moins active. En juillet, elle dévoilait ainsi le titre Ride or Die, où les nappes éthérées de sa propre voix rencontrent celle, plus enflammée, de la rappeuse portoricaine Villano Antillano, sur un rythme dancehall ralenti – territoire musical inédit pour la chanteuse, qui déjoue encore une fois les attentes.
Le prochain opus de Sevdaliza, entre maternité et intelligence artificielle
Très discrète sur son prochain opus, elle assure que la maternité en représentera l’un des thèmes centraux, suite à la naissance de son premier enfant. “Être mère apporte bien sûr une immense joie, qui nous accompagnera toute notre vie, mais une mélancolie constante s’installe aussi : on se sent inquiète, comme si on perdait quelque chose pour toujours. C’est de ce sentiment que j’ai voulu parler”, explique celle qui a passé ses journées avec son nouveau-né dans le studio d’enregistrement.
L’intelligence artificielle y sera également présente, comme on le constate déjà dans Nothing Lasts Forever, un titre en collaboration avec l’artiste canadienne Grimes, qui partage avec elle une passion pour les innovations technologiques. Mais, là où de nombreux artistes s’inquiètent de voir ces nouveaux outils les déposséder de leur œuvre, Sevdaliza préfère l’optimisme au scepticisme. “Nous devons faire en sorte d’utiliser la technologie à bon escient, pour améliorer nos vies et non les pervertir. Pour l’instant, dans la musique, je pense encore être bien plus créative que l’IA, même si les choses peuvent bouger très vite.” Par-delà ses divers avatars, incarnations virtuelles et métamorphoses surnaturelles, la chanteuse garde bel et bien les pieds sur terre. Comme elle le résume dans Human, l’un de ses plus célèbres titres, “Je suis chair, je suis os. Je suis peau, je suis âme. Je suis humaine. Rien d’autre qu’humaine.”
Nothing last forever, de Sevdaliza et Grimes, Madonna et Julia Fox. Disponible.