Pourquoi faut-il se laisser envoûter par la folk délirante de Marina Herlop ?
À l’affiche du festival Closer Music à Lafayette Anticipations ce samedi 20 janvier, Marina Herlop déploie depuis 2016 une folk expérimentale captivante où se rencontrent chants traditionnels, piano classique et beats syncopés, entre CocoRosie et Debussy. Portrait.
Par Matthieu Jacquet.
La musique de Marina Herlop, plongée dans une jungle onirique
Plongée sous l’océan avec le chant des baleines, immersion sur la banquise de l’Antarctique, méditation en plein cœur de la forêt Amazonienne… Aux auditeurs angoissés amateurs des disques d’ambiance s’étalant dans les rayons bien-être des magasins, Nekkuja, le dernier album de Marina Herlop paru en octobre dernier, pourrait présager lui aussi une immersion relaxante dans une nature idyllique apaisante. Mais une oreille plus attentive est requise, pour apprécier cette captivante odyssée dans une jungle mystique et onirique déroulée sur huit titres envoûtants. Pour se laisser emporter par les flûtes et envolées vocales, si aiguës qu’elles semblent se joindre aux chants d’oiseaux matinaux. Pour entendre les notes des claviers couler comme des eaux en cascade, les cymbales tressaillir comme le bruissement du vent dans les feuilles, et la grosse caisse résonner comme des pas martiaux au milieu des hautes herbes.
On coule dans cet album comme le long d’une rivière paisible, ou comme on pénètre la clairière d’une forêt luxuriante illuminée par les rayons d’un soleil brûlant. Musicalement, l’opus se situe entre les chants traditionnels bulgares, la psyché folk barrée du duo CocoRosie et de la chanteuse-harpiste Joanna Newsom, et les pièces impressionnistes de Debussy et Ravel, grands compositeurs pour claviers. Comme chez eux, les mélodies de l’artiste catalane s’accumulent telles des couches de peinture et enveloppent l’oreille de leurs nappes envoûtantes, incitant à la contemplation sonore. Marina Herlop, qui se produira ce samedi sur la scène de Lafayette Anticipations dans le cadre du festival Closer Music, le prouve : son jardin enchanté ne ressemble à aucun autre.
D’apparence extravertie et très volubile, Marina Hernández López – de son vrai nom – est en réalité une grande solitaire, bourreau de travail aux airs de première de la classe – “un peu à la Lisa Simpson”, s’amuse-t-elle. Lorsqu’encore enfant, cette fille de professeurs découvre le piano, elle ne le lâchera plus, au point d’y consacrer plus tard ses études au conservatoire.
Obsédée par son instrument, l’étudiante assidue passe alors bien plus de temps dans les livres et sur son clavier que dehors, avide d’apprendre et repousser sans cesse les limites de ses connaissances. En 2016, à seulement vingt-quatre ans, son instinct conduit l’Espagnole à écrire un premier album en mobilisant les deux outils qu’elle maîtrise alors : son piano et sa voix. “A l’époque, je ne savais pas ce que je faisais, se remémore-t-elle. Je ne connaissais rien à l’industrie musicale. Je ne savais pas ce qu’était un manager, un agent, un label… J’étais juste portée par cette pulsion créative. Un besoin aussi essentiel que la soif.” Tel un cocon, ce premier opus invite dans l’intimité d’une chambre feutrée où sa voix dédoublée se pose délicatement sur son instrument, dans des partitions imprégnées par sa connaissance académique de la musique classique.
Pripyat : une révélation sur le label d’Arca et Eartheater
Si un second album suivra deux ans plus tard, 2022 sera pour l’artiste l’année de la consécration. Sorti chez PAN, label très pointu qui accompagne aussi bien Arca que Lala &ce et Eartheater, son troisième disque Pripyat la propulse parmi les nouvelles voix à suivre de la musique expérimentale. Le prestigieux magazine de musique Pitchfork le récompense d’un huit sur dix mérité, tandis que les maisons de mode Mugler et Iris van Herpen utilisent ses titres miu et shaolin mantis en bande-son de leurs défilés. L’escargot à tête de femme qui fait la couverture de l’opus semble tendre un miroir à l’artiste : pendant son écriture, Marina Herlop est véritablement sortie de de sa coquille, partant à la rencontre de nombreux musiciens de la scène barcelonaise actuelle à travers lesquels elle découvre Ableton Live logiciel de MAO – musique assistée par ordinateur.
Dès lors, un nouveau monde s’offre à Marina Herlop : en complément du piano-voix, l’artiste apprend à produire un titre, à l’enrichir et à le manipuler. “Avant cela, mes morceaux étaient très linéaires. Passer par l’ordinateur m’a permis de voir les choses de façon verticale. On fait des copier-coller, on travaille la texture, les différents timbres, on ajoute des instruments…” Dans les morceaux de Pripyat, les arpèges au piano se mêlent ainsi à des nuées de voix trafiquées, s’augmentent de beats syncopés et des accords inspirés par la musique carnatique indienne, tandis que les percussions donnent aux morceaux une dimension plus organique, si ce n’est tribale. Les comparaisons avec Björk et Kate Bush viennent aisément. Sans doute parce que la Catalane, auteure-compositrice-interprète, assume comme ses aînées un goût marqué pour l’expérimentation, croisant volontiers les influences classiques et contemporaines.
Nekkuja, un album plus pop et lyrique
Craignant de se perdre dans cette constellation de références, l’artiste décide petit à petit de mettre de l’ordre dans le foisonnement de son esprit. Tel une architecte, elle imagine son album suivant comme un bâtiment dont elle construirait les fondations pas à pas et avec méthode. Maximaliste, l’artiste apprend à s’éditer et demande conseil autour d’elle pour aller vers plus de simplicité. De fait, Nekkuja semble plus accessible que le précédent, “plus pop”, terme qu’elle n’aurait jamais osé employer auparavant. “Avec la maturité, j’ai senti que je n’avais pas besoin d’être excentrique en permanence. Que je pouvais produire de la musique intéressante sans être toujours tape-à-l’œil, ou bizarre.” Pour autant, Marina Herlop n’hésite pas à explorer de nouveaux horizons : là où les cordes pincées de ses morceaux rappellent parfois le shamisen et les airs traditionnels japonais, la musicienne y ajoute des field recordings, enregistrements sonores de la nature sauvage – chants d’oiseaux, bruits d’eau qui coule – qu’elle jugeait jadis “trop littéraux et trop kitsch”.
Après le premier titre Busa, entrée séduisante et lumineuse dans cette forêt fantastique, l’album s’assombrit légèrement et culmine dans La Alhambra, véritable épopée lyrique de plus de cinq minutes dont les percussions et les chœurs célestes invitent dans une forme de rite sororal. Si les paroles des morceaux semblent difficiles à déchiffrer, c’est parce que Marina Herlop est de ces artistes qui préfèrent le son des mots à leur sens. En atteste le nom du disque, Nekkuja, assemblage de syllabes de son invention dont elle appréciait le rythme à l’oreille : “J’adore inventer des mots et mélanger différentes langues. Pour moi, c’est comme un jeu.” Coïncidence ou non, le titre final s’appelle Babel, cette tour biblique d’où seraient issues les centaines de dialectes qui définissent nos civilisations.
« Même si j’étais millionnaire, je continuerais à faire de la musique tous les jours.”
Alors que sa première tournée internationale touche à sa fin, Marina Herlop parvient enfin à se reposer, chez elle, pour mieux penser à la suite. Ses expériences récentes l’interrogent déjà sur la suite de sa carrière : “Avec tout ce rythme inédit pour moi, il faut que je fasse attention à toujours me garder du temps pour créer. Et surtout, que je continue à le faire par pur plaisir, sans autre motivation.” En pleine préparation de son cinquième album, qu’elle souhaite encore plus ambitieux et sophistiqué que les précédents, l’artiste dégaine un calendrier réglé comme du papier à musique qu’elle suivra scrupuleusement pour ajouter petit à petit les pièces de son grand puzzle.
Ces prochains mois, chaque journée de travail sera ainsi consacrée à un volet différent : le lundi, la ligne de basse, le mardi, les voix soprano, puis le mercredi, les accords au synthétiseur… “En définitive, je suis une vraie geek de la musique et j’aimerais le rester, résume la trentenaire. J’ai constamment besoin d’apprendre des choses et de composer constamment, sinon je me sens coupable.” Mais Marina Herlop le précise : elle ne souhaitera jamais devenir la prochaine Lady Gaga. “Tout ce que je veux, c’est que ma vie soit stable, mon projet solide, et pouvoir en vivre pour continuer à créer. Et même si j’étais millionnaire, même si je n’avais plus besoin de travailler, je continuerais à faire de la musique tous les jours. Plus qu’un besoin, je sens que c’est mon devoir.” Parole de bonne élève.
Nekkuja (2023) de Marina Herlop, disponible. L’artiste se produira au Closer Music Festival, le samedi 20 janvier 2024 à partir de 18h30 à Lafayette Anticipations, Paris 4e.