Meet Kiddy Smile, the queer herald of our times
Le DJ, chanteur et star du voguing a enflammé le palais de l’Élysée en juin dernier. Il s’apprête désormais à conquérir le monde avec un premier album, entre house flamboyante et hymne pop queer. Une future légende qui s’est prêtée au jeu de la série mode pour Numéro.
“Fils d’immigrés, noir et pédé.” Voilà ce qu’on pouvait lire sur le tee-shirt de Kiddy Smile, ce soir du 21 juin au palais de l’Élysée. Ce lieu de pouvoir qui a vu défiler des générations de “mâles blancs dominants”, ce centre historique de la politique coloniale, accueillait donc, pour la Fête de la musique, un “fils d’immigrés, noir et pédé”. Grand orchestrateur de cette soirée élyséenne, Pedro Winter avait en effet invité le célèbre DJ et producteur français de musique électronique. Et c’est bien Kiddy Smile, DJ et artiste queer, qui a débarqué, entouré de son aréopage de danseurs et de performeurs, dignes représentants des communautés voguing et ballroom. Car l’un ne va pas sans l’autre : musique et libération des corps. Musique et libération des identités. DJ et queer.
Il ne s’en cache pas, Kiddy Smile est l’enfant d’une partouze de ballroom, ces bals transgenres et queer du New York des années 80. Mais son électro extatique doit tout autant à la house de Chicago, hommage assumé aux immenses artistes noirs qui en furent les pionniers, Frankie Knuckles en tête. Sur ses rythmes, les corps se déchaînent, se libèrent. L’explosion de joie prend aux tripes. Elle attrape les jambes. Les bras se contorsionnent. Jusqu’à l’éruption. Strike a pose.
“O.K., Macron, je vais te divertir. Mais je viendrai pour te mettre face à tous ces ‘fils d’immigrés, noirs et pédés’ qui subissent ton gouvernement. Et j’espère même que tu passeras une bonne soirée.”
Kiddy Smile, Pierre Hache de son véritable nom, est né bien loin de tout cela, dans un “quartier” – euphémisme à la mode – de Rambouillet. Fils d’immigrés, noir et pédé, rien ne le destinait aux honneurs élyséens de la célébrité. Et puis il y a eu la danse, le voguing, un clip avec George Michael, une carrière de DJ et une reconnaissance plus large encore due à son titre Let a Bitch Know en 2016. Sous le nom de Kiddy Smile, Pierre Hache a rencontré son époque : une jeunesse shootée – au bord de l’overdose – à la nostalgie idéalisée des années 90 et qui trouve dans sa musique les réminiscences d’un Show Me Love de Robin S (1993). Une France black, queer, beur qui a trouvé dans ce personnage de plus de deux mètres, libre et cash, une incarnation pop à sa hauteur. Numéro l’a rencontré à l’occasion de la sortie de son premier album, et d’une apparition remarquée dans le nouveau film de Gaspar Noé.
Numéro : L’invitation d’Emmanuel Macron à vous produire, le soir du 21 juin, à l’Élysée n’a laissé personne insensible. Il y a eu les réactions horrifiées de la droite réactionnaire, bien sûr, mais aussi les critiques d’une partie de la communauté LGBTQ+ qui a crié au pinkwashing et à la trahison…
Kiddy Smile : Pedro Winter [fondateur du label Ed Banger et orchestrateur de la soirée du 21 juin au palais présidentiel] était si fier de m’annoncer que ce serait la première fois qu’on jouerait de l’électro à l’Élysée ! Je suis parti d’un grand éclat de rire : “Tu sais, Pedro, ça fait longtemps qu’on joue de l’électro à l’Élysée Montmartre.” [Célèbre salle parisienne.] Jamais je n’avais imaginé qu’on inviterait quelqu’un comme moi au palais présidentiel. Et puis j’ai pris conscience de ce qui était en train de se passer. J’étais honoré, mais… Je ne voyais pas comment concilier une rencontre avec Emmanuel Macron avec ma conscience politique. La loi asile et immigration est une loi qui tue. Rien n’est fait pour la PMA… Et puis la puissance du symbole a fini par vaincre mes réticences. Je n’essaie pas d’être le héros de qui que ce soit, mais je sais que si, plus jeune, j’avais vu quelqu’un comme moi à l’Élysée, je me serais dit que mon champ des possibles était plus large que je ne le croyais. Je me serais réveillé plus tôt. J’aurais gagné dix ans peut-être. Ne pas y aller n’aurait rien changé. Y aller, au contraire, me donnait l’opportunité de rendre visible ma communauté. Alors j’ai pensé : “O.K., Macron, tu m’invites pour te divertir. Je vais te divertir. Mais je viendrai avec ma communauté. Je viendrai pour te mettre face à tous ces ‘fils d’immigrés, noirs et pédés’ qui subissent ton gouvernement. Et j’espère même que tu passeras une bonne soirée.” De mon côté, je ne me suis pas amusé… mais je n’étais pas là pour ça.
Tout le monde n’a pas compris cette démarche…
C’est vrai, j’ai des amis qui n’ont pas voulu venir. Ma mère, par exemple, n’a pas pu. Pour elle, Française d’origine camerounaise, l’Élysée représente toujours ce lieu où les décisions coloniales décisives ont été prises. C’est sa jeunesse. Cela aurait été d’une violence insoutenable de se retrouver là-bas. Mais elle était quand même fière… parce qu’elle n’avait jamais pensé, lorsqu’elle a accouché de son fils, en France, qu’il se retrouverait un jour dans ce palais. Ça a été plus violent sur les réseaux sociaux. Mais je continue à croire que le problème le plus important aujourd’hui, ce n’est pas le pinkwashing ou la récupération, mais le combat pour que nous soyons représentés – partout – et pour que nous ayons accès – à tout. Est-ce que vous trouvez normal qu’on ne vous laisse pas entrer en club parce que vous êtes noir ou arabe ? Et qu’on ne se donne même pas la peine de lire votre CV ? Que fait-on contre le racisme ?
“J’adore observer les gens danser en club. Quand tu danses, tu es libre, tu es nu. Tu te dévoiles. ”
Votre parcours vous a-t-il sensibilisé à ses questions ?
J’ai grandi dans un des trois “quartiers” de Rambouillet. Le reste, ce sont des gens de bonne famille. Ma mère a tout fait pour que je puisse entrer dans un bon collège… jusqu’à me faire domicilier chez une amie. Très vite, j’ai compris que les signes sociaux me trahissaient, et ça compte quand tu es petit : qui va être ton amoureux, ton amoureuse, qui va jouer avec toi, selon les jouets que tu as, les baskets que tu portes… Et je n’avais pas un physique avantageux. Au divorce de mes parents, à la scission avec mon père, j’ai pris beaucoup de poids. J’ai poussé dans tous les sens. Comme si je voulais que mon père me regarde, j’occupais l’espace avec mon corps.
Est-ce ce qui vous a poussé à exister artistiquement également ?
Oui, mais pas tout de suite. Je suis d’abord passé par le volley et j’ai intégré un lycée avec des horaires aménagés pour les sportifs. On était près de Clairefontaine, c’était principalement des footeux. On zonait pas mal avec des potes jusqu’à ce qu’un mec du quartier nous interpelle : “Faut sortir les gars ! Y a une vie en dehors du quartier !” Le mec nous proposait de faire de la danse. “Pas un truc de filles, y a du break aussi.” On a accepté. Je le trouvais super mignon. Il s’appelait Mehdi. C’est sur les lieux de cette rencontre que j’ai shooté la photo de l’album… La danse était un exutoire. Quand tu danses, tu es libre, tu es nu. Tu te dévoiles. J’adore observer les gens danser en club, surtout ceux qui dansent mal. Pas d’un œil moqueur, bien au contraire. Je me dis : “Je suis content pour toi. Tu peux être toi-même. Tu t’en fiches des autres.” On a très vite été chassés de la MJC. Changement de maire, changement de politique culturelle… Des mecs d’autres villes nous ont dit que si on prenait le train à Rambouillet et qu’on changeait à Versailles, on trouverait un lieu où les gens s’entraînaient en plein air, sans payer : c’était la Défense. J’ai eu accès à une réalité et à des informations dont je n’avais pas idée. Sans être “fils de” ni pistonné, je pouvais envisager une carrière artistique. J’ai enchaîné les castings, fait ce clip avec George Michael…
La musique faisait-elle partie de votre univers familial ?
Mes parents étaient passionnés de musique. Mon père était un très bon danseur et ma mère a appelé mon frère James en hommage à James Brown. Mais pour eux, c’était un loisir, pas un métier. “Mes enfants, je les ai fait naître en France, ils seront médecins ou avocats.” Un jour, je leur ai quand même demandé de m’inscrire au conservatoire, pour faire du piano… Ma mère s’est renseignée sur les tarifs : “Je suis désolée. On ne peut pas. On n’a pas les moyens.” Ça m’a brisé le cœur. Pas comme un enfant à qui on refuse un cadeau à la caisse du supermarché. Mais comme un enfant qui découvre, dans la voix de sa mère, son impuissance à lui offrir quelque chose qui compte. C’est la dernière fois que j’ai demandé quelque chose à mes parents.
One Trick Pony de Kiddy Smile (Neverbeener Records/Grand Musique Management). Disponible le 31 août.
Le film Climax de Gaspar Noé, avec Kiddy Smile, en salles le 19 septembre.