Mark Ronson : “J’étais terrifié à l’idée de devoir trouver un successeur à ‘Uptown Funk’.”
Producteur mythique d’Amy Winehouse et de Lady Gaga, récompensé d’un Oscar cette année, Mark Ronson est l’un des plus grands faiseurs de tubes de notre époque. Si le succès mondial et historique du titre Uptown Funk, avec Bruno Mars, a marqué un tournant décisif dans sa carrière, son nouvel album, Late Night Feelings, où le Britannique se dévoile comme jamais, devrait lui aussi enflammer le cœur du public. Rencontre.
Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.
Portraits Ben Morris.
Numéro : Derrière ses tubes efficaces, votre nouvel album Late Night Feelings cache un spleen et une mélancolie qu’on n’imaginait pas chez un DJ et producteur star, lauréat d’un Oscar avec Lady Gaga et faiseur de tubes planétaires comme Uptown Funk.
Mark Ronson : J’ai grandi au sein d’une famille où l’on n’était pas censé exprimer ses sentiments. Il fallait tout garder pour soi. Être fort. Tout le temps. Peu importe ce qui nous arrivait. Grandir dans un milieu familial aussi violent laisse des traces. J’ai développé des mécanismes de survie. Je ne parlais à personne de ce que je ressentais. Et ça m’allait très bien. Cela ne fait que trois ou quatre ans que j’ai appris à exprimer ce que je gardais au fond de moi. Tout ça peut vous paraître très “américain”, très “thérapie et développement personnel”… mais la réalité est que cet album est peut-être le premier où je permets aux émotions emprisonnées dans mon château intérieur de se libérer.
Aucune chanson n’avait atteint ce degré de sincérité auparavant ?
Si, bien sûr. Je pense particulièrement à Somebody to Love Me avec Boy George sur Record Collection, mon troisième album studio. Beaucoup de gens m’arrêtent dans la rue pour me dire qu’Uptown Funk est leur chanson préférée. Elle a touché dix millions de fois plus de monde. Je ne veux pas jouer les blasés, évidemment que j’y suis sensible. Mais si quelqu’un venait me voir en me disant la même chose pour Somebody to Love Me, je saurais qu’il le pense vraiment… Parce qu’il y a quelque chose d’authentique et de sincère dans cette chanson, un sentiment éprouvé âprement.
Ce nouvel album est loin de pouvoir se résumer, comme on l’a lu ici ou là, à un album post-rupture (celle avec votre ex-femme Joséphine de La Baume). Comme les précédents, il est calibré pour le dance floor.
Je suis persuadé que la formule magique de la musique tient dans l’alliance de la mélancolie et d’aspects plus dansants. Un titre dansant et joyeux ? Je trouve ça too much. Il faut toujours instaurer une tension dans une chanson, y glisser une petite touche de tristesse si le morceau est “calibré pour le dance floor”. Late Night Feelings est ainsi traversé par beaucoup de mélancolie et d’émotions qui n’avaient pas eu leur place sur mes albums précédents. Nous travaillions avec Lykke Li [auteur du succès I Follow Rivers en 2011] à l’écriture de différents morceaux quand elle a proposé ce titre : Late Night Feelings. Ces sentiments ressentis tard dans la nuit ne sont pas seulement liés à une rupture. Ce peut être une tristesse plus diffuse, de l’anxiété, une impression de perte, l’excitation, l’attente d’une personne avec qui vous allez sortir… Je me suis un peu méfié de ce terme, “feelings”. En anglais, il a quelque chose de totalement dans l’air du temps : tout le monde veut exprimer ses “feelings”. J’ai tendance à me méfier de ces mots qui représentent tellement le Zeitgeist [l’esprit du temps] qu’ils ne seront plus du tout utilisés dans six mois… Mais le titre me plaît malgré tout. Il sonne à la fois comme un classique indémodable et comme quelque chose de très contemporain.
Est-il vrai que vous aviez travaillé sur une première mouture avec Diplo et Kevin Parker de Tame Impala avant de tout reprendre à zéro ?
J’ai commencé à travailler avec Kevin parce que nous avions joué sur plusieurs dates en tant que DJ. Je me suis dit que faire de la musique ensemble pourrait être amusant. Quant à Diplo, nous sommes amis depuis dix-huit ans. Faire un projet tous les deux allait un peu de soi. J’ai adoré passer du temps avec eux. On s’est bien marré. On a tous beaucoup trop bu. La musique était cool… Mais je n’utilisais pas toutes les capacités de mon cerveau. Une forme de paresse. C’était plus facile pour moi de travailler avec d’autres : je pouvais me reposer sur eux. Je n’avais pas besoin d’être pleinement présent. Et puis, pour être tout à fait honnête, j’étais terrifié par l’idée de devoir trouver un successeur à Uptown Funk. Ce succès est une anomalie, il ne peut arriver qu’une seule fois dans une vie. Peut-être que si je faisais un titre avec quelqu’un d’autre, il ne serait pas perçu comme un successeur. Il ne serait pas comparé. Ma conduite était totalement dictée par un sentiment d’insécurité. Alors j’ai pris la décision de faire mon propre album et de recommencer à zéro, seul, en studio.
“J'ai grandi dans une famille où l’on n’était pas censé exprimer ses sentiments. Late Night Feelings est peut-être le premier album où je permets aux émotions emprisonnées dans mon château intérieur de se libérer.”
L’une de vos particularités est que vous ne chantez pas. La construction de l’album se fait en parallèle de la sélection d’un casting de voix. Qui avez-vous choisi pour vous accompagner ?
Lykke Li, bien sûr, Camila Cabello, mais aussi King Princess, qui est aujourd’hui l’une de mes artistes préférées et que je représente sur mon label. Elle a de très grandes facilités d’écriture. Trop peut-être. Je suis obligé parfois de jouer au papa : “Je sais que tu peux faire mieux que ça. Travaille un peu plus.” King Princess sait mieux que quiconque ériger des ponts entre une chanson à la guitare classique et une production moderne. Elle incarne cette jeunesse new-yorkaise queer… Sa voix a cette qualité un peu brûlée, comme si elle avait bien plus que ses 20 ans. Vous savez, il y a beaucoup de très bons groupes indépendants, très authentiques, et il y a beaucoup de pop stars, mais il y a très peu d’artistes capables d’être les deux. C’est son cas.
Vous avez également collaboré avec Yebba, une jeune chanteuse américaine qui fait terriblement penser à Adele…
Je suis attiré, apparemment, par des voix qui arrivent à transmettre une émotion, qui ont une certaine souffrance dans leur timbre, des voix à cœur ouvert. Il y a quelque chose de cassé et de très fort chez elle.
Vous avez commencé votre carrière au début des années 2000, et collaboré avec les plus grands artistes, d’Amy Winehouse à Lady Gaga. Quel regard portez-vous sur l’évolution de l’industrie musicale ?
Aujourd’hui, une fois une chanson finie, je suis obligé de me demander : “Et maintenant, comment va-t-elle être reçue après un titre de Calvin Harris sur Spotify ? Est-ce que la voix est assez présente dans le mix ou est-ce qu’une écoute avec le haut-parleur d’un iPhone la rendra inaudible ?” Parce que c’est comme ça que les jeunes écoutent la musique aujourd’hui, même si nous, nous mixons en studio avec des haut-parleurs qui valent 40 000 dollars. Je ne veux pas faire l’autruche et refuser de voir cette réalité. Je veux écouter ma musique comme les kids l’écoutent.
“Pour être tout à fait honnête, j’étais terrifié par l’idée de devoir trouver un successeur à Uptown Funk. Ce succès est une anomalie, il ne peut arriver qu’une seule fois dans une vie. Alors j’ai pris la décision de faire mon propre album et de recommencer à zéro, seul, en studio.”
Le succès d’Uptown Funk a bouleversé votre vie. En va-t-il de même pour l’Oscar de la meilleure chanson reçue avec Lady Gaga pour Shallow ?
Le succès… [silence] évidemment je suis reconnaissant… Et, avec ce nouvel album, je ne veux pas donner l’impression que je passe mon temps à pleurer en studio. Comme tout le monde, j’ai mes bons et mes mauvais jours. Et j’écris sans doute de meilleures chansons les mauvais jours. Quant à l’Oscar, j’aurais pu passer une vie entière sans être sélectionné et cela n’aurait pas été un problème. C’est une reconnaissance tellement inconcevable… Mais cela ne change rien au fait que je dois continuer à travailler en studio sur de nouvelles chansons.
Pouvez-vous révéler certains de vos futurs projets ?
Je travaille sur le nouvel album de Miley Cyrus et sur différents projets avec King Princess et Yebba, évidemment. Des musiques pour des films sont en préparation. Je ne peux pas vous en dire plus ou bien je me ferai virer avant même que le morceau ne sorte.
Late Night Feelings de Mark Ronson (Columbia Records), sortie le 21 juin.