Mais qui a tué Francisco Tenório Jr., le génie de la bossa nova ?
En salle le 31 janvier, le documentaire d’animation “They Shot the Piano Player” nous propulse dans une Amérique latine multicolore sur les traces des légendes du jazz et de la bossa nova. Mais en 1976, le meilleur d’entre eux a été assassiné. Qui a tué le pianiste Francisco Tenório Jr.?
Par Alexis Thibault.
La naissance de la bossa nova
Il paraît que tout a commencé vers 1956, dans une ruelle de Rio jonchée de débris de verre multicolores. À l’époque, les musiciens branchés de la ville sont surtout des habitués des bars qui s’autorisent toutes sortes d’excentricités sonores. Mais les types s’emballent. Un peu trop souvent. Au grand dam des riverains insomniaques qui balancent alors par la fenêtre tout ce qui leur passe sous la main. À en croire le bitume, les bouteilles de verre deviennent un projectile de choix…
C’est à ce moment que le pianiste Carlos Jobim rencontre Vinícius de Moraes, un poète tombeur de ses dames. Le premier, pourtant fanatique de Claude Debussy, ne jure que par la samba et le rythme effréné du choro, une musique traditionnelle brésilienne du XIXe siècle. Ensemble, épaulés par un certain João Gilberto, ils font éclore un nouveau genre musical à la croisée de la samba et du cool jazz. Son nom, “bossa nova”, est une traduction littérale du mouvement cinématographique français dont ils se sont tous épris: la Nouvelle Vague.
Quelqu’un a tué le pianiste Francisco Tenório Júnior
Le temps passe. Les génies du jazz s’essaient à tour de rôle à ce nouveau courant issu des quartiers huppés d’Ipanema et de Copacabana. Ils le décortiquent, le décorent puis l’enrichissent jusqu’à ce que certains patronymes se propagent : Caetano Veloso, Gilberto Gil, Tom Jobim ou le clarinettiste Paulo Moura. Parmi ces futures légendes qui s’ignorent encore, un pianiste retient toute l’attention de ses pairs. Il est un virtuose charmant à l’ironie irrésistible né en 1941 à Laranjeiras, un quartier résidentiel de Rio. Son nom ? Francisco Tenório Júnior. Mais le plus grand pianiste de sa génération n’enregistrera qu’un seul album, Embalo (1964), véritable chef d’œuvre de la bossa. Car une nuit de mars 1976, il disparait subitement, sans laisser aucune trace. À Rio, l’allégresse extraordinaire a laissé place à l’effroi… On a tué Tenório Júnior.
“They shot the piano player”, un film d’animation splendide reservé aux fans [spoiler]
50 ans plus tard, c’est Jeff, journaliste new-yorkais fictif qui mène l’enquête. Il est l’alter-ego de Fernando Trueba, réalisateur et scénariste espagnol qui a lui-même investigué pendant plus de 20 ans au sujet de la disparition du pianiste Tenório Júnior. Aussi improbable que cela puisse paraître, il condense ses découvertes dans un documentaire d’animation façon roman graphique porté par la voix de l’acteur (et musicien) Jeff Goldblum. Aux côtés de Javier Mariscal, avec lequel il avait déjà réalisé Chico et Rita en 2010, il signe They Shot the Piano Player, en salle le 31 janvier, un long-métrage qui nous propulse en Amérique latine, sur les traces des génies de la bossa… et des monstres de la dictature. Car on apprendra que la disparition du pianiste est liée à une campagne d’assassinats cauchemardesque perpétrée par les services secrets de plusieurs états dont le Chili, la Bolivie, le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay. Une “sale guerre” terrifiante menée par les dictatures dès les années 70 à laquelle les États-Unis ont également pris part, notamment par l’intermédiaire de la CIA. Cette opération transnationale totalement clandestine organisée par des régimes militaires d’Amérique du sud n’avait qu’un seul objectif : mettre hors d’état de nuire tout individu jugé “subversif” ou dérangeant. En pleine Guerre Froide, c’est près de 50 000 personnes qui seront torturées et assassinées entre 1975 et 1983. Et 35 000 cibles disparaitront totalement de la nature, victimes de cette opération tentaculaire sordide. Le plan Condor sera révélé en 1992, avec la découverte des archives secrètes du Paraguay alors surnommés “archives de la terreur”.
Fernando Trueba a réalisé plus de 150 interviews entre Paris, Los Angeles, Rio et São Paulo. Il rejoindra aussi l’Argentine, car c’est à Buenos Aires que Tenório Júnior a subitement disparu. They Shot the Piano Player ravira forcément les mélomanes amateurs de jazz et de bossa nova. Qu’on se le dise, le film brille davantage par son ambiance somptueuse et sa bande originale extraordinaire que pour l’enquête qu’il retrace. Les cinéastes brossent un long portrait de la victime puis expédient quelque peu les conclusions dans cette œuvre parfois bavarde au name-dropping excessif. À réserver aux fans invétérés.
They shot the piano player de Fernando Trueba et Javier Mariscal avec Jeff Goldblum, en salle le 31 janvier.