L’inclassable La Chica, de la musique caribéenne aux chants féministes
Auteure compositrice-interprète protéiforme, La Chica – alias Sophie Fustec – fait résonner depuis cinq ans sa musique inclassable brassant les influences: la cumbia, la musique caribéenne, la pop expérimentale et… Debussy. Le 4 décembre dernier, l’artiste franco-vénézuélienne dévoilait un nouvel EP piano-voix baptisé “La Loba”, où la profusion laissait place à l’épurement et l’expression délicate et poétique du deuil.
Par Matthieu Jacquet.
Lorsque l’on tape “La Chica” dans la barre de recherches Instagram, les résultats ont de quoi étonner : une flopée de corps féminins bronzés et plantureux, souvent en petite tenue et photographiés en gros plan dans des positions équivoques, sature les mosaïques d’images du réseau social. Indubitablement, le mot “Chica” (“fille” en espagnol) convoque sur internet l’imagerie de la Latina sexy. Un stéréotype auquel Sophie Fustec ne souscrit absolument pas et dont elle serait même, selon ses mots, tout l’inverse. Pourtant, lorsque cette jeune Franco-Vénézuélienne décide de lancer son projet musical solo en 2015, c’est justement le pseudonyme La Chica qu’elle adopte afin de se présenter au public. Une manière, d’après elle, de donner à sa musique une ambition universelle, avec un clin d’œil personnel à sa propre enfance : depuis toute petite, l’un de ses oncles vénézuéliens la surnomme ainsi, pour moquer affectueusement son côté garçon manqué.
En réalité, La Chica est bien loin de cette binarité masculin-féminin. Artiste inclassable, elle nourrit son projet musical de ses nombreuses influences et son enfance multiculturelle, du quartier parisien de Belleville où elle grandit dans les années 80 à ses voyages annuels au Vénézuela pour rendre visite à la famille de sa mère. Grande mélomane comme ses parents, elle passe des heures à écouter aussi bien de la musique caribéenne que du folklore vénézuélien et de la salsa new-yorkaise, avant d’explorer le rock britannique et le hip-hop californien… Autant de genres qui façonnent peu à peu son héritage artistique multiformes, pendant que son apprentissage du violon, puis du piano, au conservatoire lui apportent une culture classique. Après une expédition d’un an au Vénézuela toute seule avec son sac à dos, c’est au sein d’un quatuor musical, les 3SomeSisters, qu’elle fait ses armes sur scène. Unique femme aux côtés de trois hommes, l’artiste s’affirme progressivement, des chœurs au devant de la scène, accompagne au piano des chanteuses telles que Yael Naim ou Pauline Croze jusqu’à faire ses débuts en solo sur la scène d’un club du douzième arrondissement parisien : “Je portais une perruque et du maquillage, et après le concert des amis sont venus me voir en me disant : “tu as vu, c’était super celle qui jouait avant!” Ils ne m’avaient même pas reconnue !”, se remémore-t-elle, amusée.
Petit à petit cependant, La Chica aide Sophie Fustec à tomber ses nombreux masques et combattre sa timidité. Par la langue d’abord : c’est en espagnol, parlé par sa mère, et en anglais que l’artiste se sent naturellement la plus à l’aise, en attendant de pouvoir faire sonner le français comme elle le souhaite. Dans ses morceaux, la jeune femme chante les voyelles en polyphonie jusqu’à utiliser les fragments de sa voix pour bâtir les rythmes de ses arrangements, comme son premier album Cambio (2019) s’en fait l’exemple. Si les cascades de notes au piano y assument l’influence d’un Claude Debussy, si les harmonies chantées pourraient bien rappeler les mélodies entonnées par les sœurs du duo Ibeyi, les percussions y renverraient plutôt aux rythmes enlevés de la cumbia colombienne. Aucun morceau ne se ressemble, dressant ainsi le riche éventail qui compose La Chica. Visuellement, celui-ci s’incarne très vite par de multiples couleurs vives et la réunion d’éléments disparates sous forme de collage – un terme fort que l’artiste n’hésite pas, d’ailleurs, à s’approprier.
Pourtant, récemment, la saturation et la profusion ont laissé place à l’épurement. Sorti le 4 décembre dernier, l’EP La Loba traduit un retour viscéral de La Chica à son premier amour : le piano. Écrit en à peine quatre mois, l’opus est né d’un concours de circonstances plutôt malheureuses : le premier confinement, d’abord, qui amène la grande voyageuse à se retrouver enfermée chez elle en banlieue parisienne avec son piano, sur lequel elle réinterprète des versions dépouillées de ses précédents titres. Puis au début de l’été, la chanteuse perd l’une des personnes les plus proches à ses yeux, son frère, dont la disparition provoque un chamboulement total. “C’est comme si j’étais dans un état de conscience suprême, forcée de revenir à l’essentiel, explique-t-elle. On est ultra-connecté à la douleur absolue que l’on ressent pendant que beaucoup de choses s’éclaircissent tout à coup.” Conjuguée aux contraintes spatiales et matérielles, la tristesse féconde fait alors germer l’idée d’un EP presque intégralement limité au piano et à la voix, une conjecture qui offre en fait à l’artiste “une liberté incroyable”
Guidée par une recherche explicite d’authenticité, La Chica structure les sept titres de son album comme toutes les étapes du deuil, de l’expression la plus intense du désespoir à la prière apaisée appelant à l’acceptation. Décuplée, tantôt scandée tantôt susurrée, avant d’être posée délicatement sur les notes du clavier, sa voix triomphe dans sa forme la plus pure – la chanteuse mettant un point nommé à ce que les imperfections des séances d’enregistrement soient conservées dans les titres. Son frère, destinataire direct de ses textes à plusieurs reprises, reste le fil rouge de cet hommage musical et donne naissance à une figure allégorique : la louve (loba), qui intitule l’EP et son morceau central. Inspirée par une légende texano-mexicaine, l’artiste y déploie un chant féministe combattif où cet animal “incarne la reconnexion avec la nature sauvage de la femme, avec son intuition et sa puissance.” Dans le clip du titre, pendant que des mains frappant les unes dans les autres résonnent comme des castagnettes et que les loups hument le sol de la scène, La Chica apparaît vêtue de rouge et couverte de sang. Déterminée à montrer ses blessures et aller de l’avant, l’artiste semble avoir trouvé son équilibre, portant en elle la force de son frère défunt. Après tout, comme elle nous le confiait elle-même, “il faut autant d’énergie masculine que féminine pour être une vraie chica dans ce monde”.
La Chica, La Loba, sorti le 4 décembre 2020.