Lido Pimienta, la chanteuse queer qui bouscule la musique colombienne
La chanteuse d'origine afro-colombienne exilée au Canada se bat contre le patriarcat, le manque d'eau dans son pays natal et le racisme. Alors qu'elle sort un émouvant troisième album d'électronica matinée de cumbia, un genre musical typique de la Colombie, Numéro a rencontré cette activiste qui ne mâche pas ses mots envers Hollywood et le reste du monde.
Par Violaine Schütz.
Numéro: Ce troisième album s'appelle Miss Colombia, pourquoi ce titre ?
Lido Pimienta: Ce disque est inspiré d'un incident qui a eu lieu pendant l'élection de Miss Univers en 2015. Le présentateur, l'acteur Steve Harvey, a donné la couronne à Miss Colombie au lieu de Miss Philippines. En Colombie, nous sommes obsédés par les concours de miss, surtout celui de Miss Univers. Beaucoup de filles sont élevées dans l'idée de remporter un prix de beauté. Ma sœur voulait par exemple être mannequin et faisait tout pour avoir un corps parfait. Quand l'erreur sur la couronne a été commise, c'était un véritable drame en Colombie. On ne parlait que de ça. J'ai trouvé ça complétement fou que les Colombiens se préoccupent d'une chose aussi superficielle dans un pays meurti par les guerres civiles. Je me suis aussi demandé si, en me foutant totalement de ce concours, j'étais toujours Colombienne. Actuellement, je suis à Barranquilla, en Colombie, mais je vis depuis longtemps au Canada et je me suis interrogée sur mon statut d'émigrée. C'est comme cela que l’écriture de l'album commence.
“En Colombie, les femmes croisent les jambes et sont toutes censées être vierges. Elle doivent fermer leur bouche même si on les trompent.”
Comment vos origines afro-colombiennes, indigènes et wayuu [un peuple amérindien vivant en Colombie] abreuvent-elles votre musique ?
Le clip du single Eso Que Tu Haces a été tourné à San Basilio de Palenque en Colombie, village créé au XVIIe [et inscrit au patrimoine de l'UNESCO] qui a servi de refuge à ceux qui ont fui l'esclavage pendant la colonisation des Amériques. C'était important pour moi de parler de certaines choses dans cet album comme lorsque sur scène, j'harangue le public pour le faire réagir [en 2017, Lido a exclu une photographe blanche de son concert après qu’elle ait refusé de quitter les premiers rangs pour laisser la place aux femmes de couleur]. Sur le morceau Pelo Cucu, j'évoque par exemple la façon dont mes cheveux crépus m'ont conduite, enfant, à être repoussée par un garçon aux yeux bleus que j'aimais bien. J'avais l'impression d'être moche car j'étais noire et que les canons de beauté c'était des petites filles blanches.
Vous mêlez beaucoup de cultures et de genres musicaux dans vos morceaux, comment définissez-vous votre musique ?
Je réfute totalement le terme de “world music”. Il ne veut rien dire du tout. Je dirais que je suis très influencée par la musique colombienne, c'est mon ADN. Ce disque est une lettre d'amour à mon pays d'origine sur lequel interviennent des musiciens locaux. Je tiens aussi à chanter en espagnol et je trouve important que des artistes comme J. Balvin se retrouve à vendre des tonnes de disques tout en chantant en espagnol. De la même manière, Rosalía et Nicki Minaj emploient l'espagnol en rencontrant le succès international.
Sur la pochette de l'album, vous apparaissez telle une sainte au milieu d'un cadre coloré qui fait penser à Frida Kahlo. D'où vient ce concept ?
La Colombie est un pays très catholique où les femmes croisent les jambes et sont toutes censées être vierges. Elle doivent fermer leur bouche même si on les trompent. En même temps, si à 30 ans, tu n'es pas mariée, ta vie est foutue, tu vas mourir seule. Sur ce disque, c'était une manière de dire, je suis tous les clichés : une Sainte, une Vierge, Miss Colombie. Je suis queer, féministe et mère et je ne rentre pas vraiment dans ces stéréotypes. Pour en rire, j'avais aussi pensé à opter pour une parodie des pochettes des compilations de musique colombienne avec des filles en bikini sur la plage.
L'image est-elle aussi importante que la musique pour vous ?
Oui, j'accorde aussi beaucoup d'importance à l'image, aux pochettes, aux clips et aux vêtements que je porte sur scène. J'ai un diplôme en critique d'art et je participe à des expositions. Peindre, faire de la sculpture, écrire de la musique, tout cela participe de la même dynamique : retranscrire ce qu'on a sur le cœur.
Quels sont les artistes qui vous inspirent ?
J'ai des goûts très éclectiques. J'ai intégré des groupes de punk et de métal avant de m'intéresser à Massive Attack et Tricky. Quand Lauryn Hill a sorti son album solo en 1998, ça a été très important pour moi. Je suis aussi très fan du groupe canadien électro A Tribe Called Red avec qui j'ai chanté un morceau, de SZA, de M.I.A. et de Cardi B. Cardi B vient du Bronx, a été stripteaseuse et elle est devenue ultra puissante. Son attitude et la façon dont elle se fout de ce que pensent les gens est fantastique. Elle donne aussi beaucoup de place à ses fans sur les réseaux sociaux, ce que je trouve très démocratique.
Vous êtes féministe intersectionnelle, pensez-vous que le mouvement #Metoo a permis de changer les choses dans la musique ?
Pas vraiment, il y a toujours des ingénieurs du son qui pensent que les femmes ne comprennent pas grand chose une fois sur scène. En tant que femme vivant au Canada, ce mouvement est important pour moi, mais en tant que Colombienne, il n'est pas du tout adapté. Dans un pays d'une extrême pauvreté et ultra violent, on a du mal à se reconnaître dans un mouvement venu des États-Unis. A chaque fois que quelque chose est adopté par Hollywood, il faut le questionner. C'est là-bas qu'on fait des films aussi débiles que Bad Moms ou La La Land. C'est un tel gâchis d'argent. Je préfère largement les films français intelligents comme Jeune et Jolie d'Ozon. Je ne vois pas pourquoi j'écouterai quelqu'un comme Scarlett Johansson qui ne se demande même pas si il est juste de jouer le rôle d'un homme trans ou d'une Japonaise quand on est une femme blanche…
Miss Colombia (ANTI-), disponible le 17 avril 2020.
En concert gratuit le 23 mai au festival Villette Sonique, à Paris, si celui-ci est maintenu.