5 nov 2019

Le sample : langage génial ou pillage en règle ?

Lorsqu’une affaire de plagiat éclate, le public s’offusque et regrette le temps béni où les artistes étaient inspirés… alors que tout le monde sample. Cette pratique universelle consiste à utiliser des extraits musicaux préexistants pour créer une nouvelle œuvre. Dissection d’une technique controversée, entre riffs de basse, vide juridique et orgasme d’une milliardaire.

1. La musique concrète et les ready-made musicaux

 

Pierre Henry en était persuadé : l’orage produit le plus beau des sons. Un rugissement d’autant plus splendide qu’il est impossible à transcrire en partition. Le compositeur en conservait donc un échantillon brut dans son appartement parisien, parmi les 50 000 enregistrements de sa collection. Au mois de mai 1970, le Français présente les dix-sept minutes de son objet musical Gymkhana dans un gymnase truffé de ballons de baudruche. Pour mieux apprécier cette expérience mystique, les spectateurs sont étendus sur le sol, cernés par une dizaine de haut-parleurs. Les premiers sons retentissent : une polyphonie éclatée, comme une course effrénée entre les flûtes et les tambours parsemée d’obstacles bizarres. Une musique combinatoire, fabriquée, déterminée par le seul fait… d’entendre. Ce soir-là, depuis la commune de Malakoff, le public reçoit les samples du savant fou de plein fouet sans savoir qu’il écoute, en avant-première, la musique du futur.

 

Bien avant sa prestation de 1970, Pierre Henry (1927-2017), en association avec Pierre Schaeffer (1910-1995), pousse la composition musicale traditionnelle dans ses retranchements. Tous deux refusent le statut de théoriciens mais deviennent malgré tout les pionniers de la musique concrète, une recherche acoustique qui préfigure l’électro contemporaine. Ensemble ils sculptent, façonnent, mixent, transforment et mélangent des bruits, composent à partir de sons enregistrés sur disque et confirment leur hypothèse de départ : mettre un objet sonore en boucle transforme la perception qu’on a de lui. Cette pratique expérimentale – souvent nommée musique électroacoustique, consiste à immortaliser les bruits du monde puis à les reconstruire. Face à ces ready-made musicaux, la mélodie au sens de “suite musicale reconnaissable et agréable” disparaît.

 

2. Les secrets de la Symphonie pour un homme seul

 

Dès 1950, Pierre Schaeffer et Pierre Henry condensent les éléments de la musique concrète dans leur Symphonie pour un homme seul, “brouhaha” cohérent entre piano timide et coups métalliques ultra précis, et défini comme suit par Schaeffer : “Puisqu’il est son ‘propre instrument’, l’homme est capable de créer une symphonie à lui seul. Non seulement sa voix possède bien plus que douze notes, mais en plus, il crie, siffle, rit, gémit et frappe du poing.” La musique concrète n’est pas seulement futuriste, elle est un moyen de repenser nos habitudes d’écoute, de comprendre la musique autrement. Dans les années 70, des sound-systems jamaïcains aux balbutiements du hip-hop, les DJ s’emparent de la technique. Certains façonnent des boucles musicales (loop) à partir de petits échantillons sonores, d’autres inversent carrément le sens de l’échantillon, en accélèrent la vitesse (pitch) ou en altèrent la tonalité. Très vite, on ne sample plus la nature, mais les autres.

3. Lorsque les musiciens samplent des samples

 

Aujourd’hui, le sample est devenu si commun qu’il est considéré comme un instrument à part entière, une méthode de composition banale. Mais, comme le rappelle le pianiste Christophe Chassol, qui a baptisé sa technique de samples “ultrascores”, il convient de respecter une certaine éthique : “Derrière mes échantillons sonores, il y a des types qui ont travaillé des centaines d’heures en studio. Il faut absolument que je sache en quelle année ils ont été produit, par qui, comment et pourquoi.” Mais comment remonter à la source ?

 

Dans son titre A$AP Forever (2018), A$AP Rocky reprend les accords du Porcelain de Moby, composé 20 ans plus tôt. Il en accélère la mélodie, change la hauteur de la tonalité et va jusqu’à créditer l’auteur du morceau, à savoir Moby. L’hommage du rappeur new-yorkais est clair, net et précis. Sauf que le titre Porcelain a lui-même été construit à partir d’un extrait du morceau Fight for Survival (1960) d’Ernest Gold… Même cas de figure quelques années plus tôt lorsque Rihanna intègre, dans son titre Please Don’t stop the music, la ritournelle : “Mama-say, mama-sa, ma-ma-ko-ssa” extraite du Wanna Be Starting Somethin’ (1982) de Michael Jackson. L’hommage est clair, net et précis… jusqu’à ce que le saxophoniste camerounais Manu Dibango sorte de l’ombre et revendique la paternité de la rengaine issue de Soul Makossa (1972). Plus tard, il relativisera face à un journaliste de TV5 Monde : “Finalement, Michael Jackson a fait revivre cette chanson. Il a écouté la musique de Manu, il a aimé, il a pris. Il y a eu un procès, il y a eu des arrangements… mais comme on dit: ‘à grand artiste grands problèmes’.

 

4. De la brocante musicale au langage artistique 

 

Aujourd’hui encore, l’utilisation du sample répond à une recherche esthétique. Un son impossible à envisager avec des instruments conventionnels. D’autant que les samples vintage compensent l’absence d’orchestration traditionnelle. Serge Gainsbourg ne s’en cachait pas : “J’aime la grande musique. Moi je fais de la petite musique. De la musiquette. Un art mineur. Donc, j’emprunte.” Dans Initials B.B., c’est le 1er mouvement de la Symphonie n°9 (1893) d’Antonin Dvořák qu’il dérobe. Quant aux échantillons de soul des années 60, si chers aux rappeurs afro-américains, ils deviennent des arguments d’autorité, des gages d’authenticité, des buvards qui auraient absorbé quarante années de musique pour la recracher sur des morceaux contemporains. Puis il faut aller vite, que cela soit moins onéreux, quitte à faire du neuf avec du vieux. La bibliothèque de samples est une friperie qui a la cote.

 

Propulsé par l’émergence de la musique électronique, le sample est devenu un langage musical à part entière. Le musicologue Christian Béthune confirme : “Échantillonner, c’est donner à voir sur un autre plan différentes qualités que, pour diverses raisons, l’objet échantillonné n’est pas actuellement en mesure de faire valoir.” Celui qui sample compose à partir d’un matériau et doit aussi construire avec ses failles, par exemple, un grondement parasite ou l’écho d’une voix. Il doit assembler un meuble en kit sans la moindre anicroche, sculpter le son, le (re)composer. Ainsi, lorsque Kanye West reprend la ligne de basse du Mystery of Love (1988) de Mr. Fingers, c’est pour imaginer Fade (2016), une déflagration tribale ardente. Mais lorsqu’il produit le titre Hurry de Teyana Taylor, il ne se contente plus de sampler un instrument, mais glisse l’enregistrement d’un orgasme de sa femme Kim Kardashian sur le morceau, si l’on en croit la rumeur…

5. Un vide juridique à exploiter

 

Il a donc fallu réguler la pratique de ce langage musical. Un premier obstacle surgit lorsqu’on aborde la définition exacte du sample. Quelle est sa fonction artistique ? Relève-t-il de la citation ou de la contrefaçon ? Contrairement à A$AP Rocky, il arrive souvent que des musiciens utilisent l’œuvre d’un autre sans demander aucune autorisation. Un pillage en bonne et due forme qui se confronte directement au droit d’auteur et entraîne dommages et interêts si la fraude est avérée. Mais la défense rigoureuse et systématique de la propriété intellectuelle présente une faille non négligeable : elle est une entrave majeure à la liberté de création, une mesure drastique à l’encontre de la production musicale si tant est que l’on considère le sample comme une œuvre à part entière. Le sample fait-il exception au droit d’auteur ? Pas sûr. Selon un rapport du juriste Pierre-Yves Gautier : “le sample en tant que court extrait musical n’est jamais justifié par un caractère critique, pédagogique ou d’information, il ne remplit donc pas les critères de la citation, sauf en cas d’élément de comparaison” [lors d’une émission de radio par exemple]. 

 

Outre-Atlantique, la question du sample fait débat. Les Américains le soumettent au copyright – droit moral de l’auteur – mais cherchent néanmoins à valoriser la liberté de création : si le “grand public” n’est pas en mesure de détecter l’origine du sample, alors l’auteur ne pourra pas percevoir ses royalties… Tout serait donc lié à la culture musicale du public, la pratique fait donc l’objet d’un profond vide juridique. Une question que ne se posait pas Pierre Henry dans son gymnase de Malakoff truffé de ballons de baudruche.