La city pop: le trésor disco-funk oublié du Japon
Dénigrée, ovationnée, oubliée puis ressuscitée… la “city pop” est définitivement inscrite au Panthéon de la musique, au même titre que le funk ou le disco. Remis au goût du jour à laube des années 2010, le genre prend racine au coeur du boom économique du Japon, à la fin des années 70. Aujourd'hui, il est une nouvelle fois mis en lumière grâce à une compilation de pépites que l'on croyait perdues à jamais.
Par Lolita Mang.
Imaginez-vous plongés en plein Tokyo, au coeur des années 80. Il fait nuit, mais les gens se pressent de tous les côtés dans un fourmillement incessant. Les visages sont illuminés par les néons des restaurants. Le bruit des conversations est couvert par une musique familière, rythmée par des synthétiseurs et une voix de femme qui chante en japonais. Un air populaire que chacun associe volontiers à l'atmosphère tokyoïte, ou encore aux plages de l'archipel du Soleil Levant. Difficile de ne pas succomber aux douceurs de la city pop, genre musical né à la fin des années 70 dans un Japon en pleine croissance économique. Pour Andy Cabic et Mark McNeill, du label Light in the Attic Records, la passion se confond avec l’obsession.
1. À la poursuite du soleil levant
En mai 2019 parait une compilation singulière qui se distingue par sa pochette digne d'un tableau du peintre David Hockney. Pacific Breeze: Japanese City Pop, AOR and Boogie 1976–1986 réunit quelques pépites oubliées et souvent introuvables sur Internet. Le disque s’inscrit dans une série dédiée aux archives japonaises, initiée par le label Light in the Attic. Après des compilations d’ambient, de folk japonais des années 60 ou encore des ré-éditions de Haruomi Hosono – cofondateur du groupe Yellow Magic Orchestra avec Ryuichi Sakamoto –, la maison de disque se penche sur le cas de la city pop, revenue au goût du jour depuis le début des années 2010. Ainsi, Pacific Breeze permet aux non-initiés de découvrir des morceaux des plus grands noms du genre, de Taeko Ohnuki à Hiroshi Sato.
Un an plus tard, le label remet le couvert, et sort Pacific Breeze 2: Japanese City Pop, AOR & Boogie 1972-1986. Cette fois, le décor sur la pochette abandonne le ciel bleu du précédent opus pour une palette de roses. Sans laisser de côté la piscine, accessoire indispensable à l’esthétique city pop, elle surplombe cette fois un paysage urbain nocturne. Réalisée par le Japonais Hiroshi Nagai, la pochette reflète l’influence américaine sur l’artiste, des immenses palmiers aux publicités pour des nettoyeurs de piscine.
Contrairement au premier opus, l’album Pacific Breeze 2 ne comporte pas de grands noms. Mais cela n’empêche pas le disque de capturer le charme groovy et sucré de la city pop, tout en plongeant ses auditeurs au fond dune piscine ensoleillée, ou bien au volant d’un cabriolet, longeant la plage cheveux aux vent.
2. Au coeur des années 80 : boom économique et fêtes extravagantes
Pour retracer la naissance de la city pop japonaise, il faut revenir au début des années 70. En 1979, l’Occident souffre d’un second choc pétrolier qui met fin à la période des Trente Glorieuses, mais le pays du Soleil Levant est en plein boom économique. Pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le Japon respire. La consommation repart, les innovations technologiques fusent, et avec elles, un besoin pressant de faire la fête. Les Japonais achètent du vin, de l’alcool, des vêtements, des œuvres d’art… La vie urbaine est rythmée par les sorties dans des restaurants chics et des clubs survoltés. Digne bande originale de cette nouvelle ère, la city pop fait son apparition au coeur de Tokyo.
Trop niaise et trop mainstream, la city pop souffre. Ce qui n’empêche pas son âge d’or de s’étendre sur la totalité de la décennie 80. Largement influencée par la musique américaine, elle est un savant mélange entre le sons des groupes californiens comme Buffalo Springfield et Little Feat. Quant à Tatsurō Yamashita, l’une des stars du genre, il sort un album entièrement constitué de reprises des Beach Boys.
Funk, soul, disco, lounge music, et même yacht rock – la city pop mêle un nombre incalculable de références et de courants, pour un son ancré dans son époque. En effet, les instruments utilisés sont souvent les mêmes : des synthétiseurs comme le Yamaha DX-7 ou le le Moog Polymoog, qui prêtent aux morceaux leurs sonorités résolument eighties. Ils sont le plus souvent accompagnés par des voix de femmes, qui chantent en japonais, des passions romantiques, des coups d’un soir incongrus ou de folles poursuites amoureuses.
Ce qui forge l’identité si caractéristique du genre, ce sont surtout les illustrations qui accompagnent chaque disque. Bord de mer tranquille, tableaux urbains ou piscine turquoise… Les pochettes de city pop ressemblent à des panneaux publicitaires gorgés de soleil, et ont pleinement participé au succès durable du genre. Mais bien vite, le Japon déchante. L’aube des années 90 est marquée par un terrible krach boursier qui brise les rêves de soleil et d’éternel été, et le règne de la city pop.
3. La renaissance d’un genre oublié
Les années passent. Avec elles, le souvenir terni de la city pop se mêle au fantasme. De Tumblr aux sites plus obscurs, les internautes se passionnent pour l’esthétique qui avait fait la gloire du genre. Ne manque que l’étrange nostalgie pour une décennie que l’on n’a pas vécu pour que la fascination soit complète. Avec, en plus, le succès de la synthwave avec le célèbre Nightcall de Kavinsky, ou encore le retour des basses dans le dernier album funk et disco de Daft Punk : tous les éléments convergent vers un retour gagnant de la city pop. Pour les communautés d’Internet, les joyaux oubliés du genre, dénichés après des heures de fouilles devant l’écran, font office de pierre angulaire sonore et visuelle.
Le comble survient en juin 2018 lors que Yubin, chanteuse sud-coréenne issue du girls band Wonder Girls, est accusée de plagiat. À l’occasion de la sortie de City Love, son premier tube en solo, une campagne publicitaire d’une quinzaine de secondes est réalisée. Mais très vite, les internautes mettent en lumière la supercherie. L’extrait est un plagiat du titre Plastic Love de Mariya Takeuchi, datant de… 1984. Le scandale éclate, et la sortie du single est très vite annulée. Le titre est même rayé de l’album City Woman. Dénigrée, reniée, oubliée, puis copiée : la city pop entre une bonne fois pour toutes dans l’histoire de la musique.