John Carroll Kirby, le musicien que Solange et Harry Styles s’arrachent
Connu comme claviériste sur des albums cultes de la pop contemporaine, dont When i get home (2019) de Solange et Freetown Sound (2016) de Blood Orange, John Carroll Kirby est surtout un compositeur et musicien surdoué, dont l’album instrumental Septet évoque aussi bien l’effervescence des grandes avenues de Los Angeles que la quiétude des îles paradisiaques.
Par Chloé Sarraméa.
À la sortie de When i get home, le quatrième album de Solange Knowles, beaucoup ont usé (et abusé) de qualificatifs élogieux. On lisait pêle-mêle, dans les colonnes de la presse spécialisée, les termes “chef-d’œuvre”, “poésie postmoderne” ou carrément “rêverie thérapeutique”. Peu mentionnaient, pourtant, le nom de l’artisan qui se cache derrière ce disque aux productions irréprochables, planantes, ultra précises et empreintes d’une mélancolie assumée et jubilatoire. Aux côtés du Français Christophe Chassol et du célébrissime Tyler, The Creator, on retrouvait un certain John Carroll Kirby, un claviériste californien qui, lorsque nous le rencontrons, préfère taire son âge, mais qui, avec son carré mi-long, ses cheveux gominés et son pantalon en velours côtelé, semble tout droit sorti d’un feuilleton des années 70.
“Évidemment, ce projet m’a permis de me faire connaître davantage. Surtout, les gens étaient curieux de découvrir mon son – parce qu’il est très présent sur l’album – et j’étais heureux et fier qu’ils s’intéressent à la personne à l’origine de cette musique”, confie l’Américain, écouteurs sans fil fixés aux oreilles. Les yeux un peu gonflés, il avoue, entre deux gorgés de Ginger Ale, avoir passé une longue nuit arrosée. Avec son look vieillot, presque démodé, il est pourtant le compositeur que les artistes les plus pointus du moment s’arrachent. Grâce à son univers ultra jazzy, infusé à la soul, au funk, à la new wave et parfois au reggae, il a traîné (parfois tard le soir) en studio avec tous les grands noms de la pop contemporaine, ceux qui vendent des millions de disques mais n’ont rien à voir avec le mainstream made in DJ Snake : Harry Styles, Blood Orange, le groupe culte australien The Avalanches, Mark Ronson et même Frank Ocean… Avec eux, il prend toujours plaisir à produire du son, se réunissant dans la même pièce sans forcément chercher à produire un tube, chacun muni de son instrument ou de sa voix. “J’aime les collaborations parce qu’il se passe quelque chose, les personnes ressentent des sensations en même temps, bougent leur corps à l’unisson…”, déclare-t-il prudemment. Il poursuit : “Je trouve assez drôle ce que font les artistes en général… Ils vous jouent leur chanson et essaient de jauger votre réaction. Ils vous regardent avec insistance pour déceler dans vos yeux si vous aimez ou non ”. Le plus souvent, John Carroll Kirby se laisse porter par la méthode de chacun : des sessions où l’on utilise des moodboards pour Solange, des heures passées à écouter de la musique dans une voiture pour le chanteur Eddie Chacon. Dans tous les cas, le résultat est plus qu’admirable.
Exotiques, chaudes et spirituelles, les notes du compositeur traversent le temps, comme si elles refusaient de s’inscrire dans telle ou telle époque. Très douces et très modernes, elles se prêtent à tous les imaginaires et à tous les messages. Le refus d’adhérer aux codes de la pop pour la cadette de la famille Knowles ; le spleen pour Eddie Chacon – la moitié de Charles & Eddie, qui, après le succès interplanétaire de son unique tube Would I Lie to You ? (1992), s’est éloigné de l’industrie avant de revenir à la musique vingt ans plus tard. “Ses chansons parlent souvent de survie, parce que cette notion est importante dans son histoire. Je n’avais jamais fait très attention avant, mais quand l’album est sorti [Pleasure, Joy and Happiness, paru en 2020], beaucoup de monde a fait des commentaires de type ‘Wouah, certaines paroles sont vraiment sombres’, et c’est seulement à ce moment-là que je les ai vraiment comprises.” Quand il écrit et produit pour lui-même, Kirby puise, là encore, dans son inconscient. Los Angeles, son enfance dans une maison qu’il qualifie de chef-d’œuvre (un édifice signé de Charles Green, pilier du mouvement Arts and Crafts qui s’est développé au début du XXe siècle aux États-Unis), ses errances, jeune homme, dans cette architecture hors du commun entièrement constituée de bois, son court séjour à New York où, après la mort de son père sataniste, il a entamé un voyage spirituel et s’est tourné vers un gourou… Dans Septet, son album instrumental sorti vendredi 25 juin, le claviériste convoque tous ces souvenirs, qu’il mêle à la chaleur de la Californie, à l’ambiance tropicale brésilienne mais aussi à l’atmosphère des clubs de jazz où jouaient des groupes de fusion dans les années 70. Composé avec sept musiciens, son sixième opus est le premier qu’il a enregistré en dirigeant son propre ensemble : “Ce qui était bien avec Septet, c’est qu’on attendait moins le résultat final que la performance live des artistes et de leur interaction au moment de l’enregistrement”.
S’il réussit aujourd’hui à diriger des musiciens, John Carroll Kirby est resté longtemps coincé devant son piano, s’acharnant sur des accords trop techniques et refusant d’acheter un synthétiseur. “Je ne pensais pas que produire un album était terriblement intéressant”, avoue-t-il. Sans jamais vraiment quitter son Los Angeles natal, il écume les salles aux quatre coins du monde en tant que claviériste pour des groupes aujourd’hui oubliés, et rencontre le chien fou de la French Touch, Sébastien Tellier, avec qui il formera même un groupe (resté inconnu), Mindgamers. Viendront ensuite les collaborations, qu’il a toujours conjuguées avec son propre projet musical : “J’aime la liberté de faire de la musique pour moi, mais travailler pour les autres, c’est ne pas subir de pression, ne pas se demander constamment si les gens aimeront – ou pas – ma musique et ne pas craindre de tomber sur une critique abominable”, assume-t-il. Les journalistes musicaux, pourtant, adhèrent à son style ensoleillé et à ses mélodies flottantes et vibrantes qui rappellent à la fois le jazz, la soul et sa petite sœur, la néo-soul. Elles transpirent l’idée qu’il se fait de la musique : elle se compose à plusieurs, s’écoute en live, et évoque aussi bien l’effervescence des grandes avenues de Los Angeles que la quiétude des îles paradisiaques.
Septet (2021) de John Carroll Kirby [Stone Throw Records], disponible.