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Rencontre avec Jehnny Beth, chanteuse et actrice à l’aura punk
La chanteuse, compositrice et actrice française Jehnny Beth électrise depuis près de deux décennies les mondes de la musique et du cinéma. Alors qu’elle sort l’album You Heartbreaker, You le 29 août 2025, on a rencontré une artiste aussi authentique qu’abrasive.
propos recueillis par Violaine Schütz,
photos par Nathan Merchadier.

Jehnny Beth, une artiste plurielle et punk à suivre de près
À 40 ans, Camille Berthomier alias Jehnny Beth est l’une des artistes hexagonales les plus passionnantes, charismatiques et punk de ces dernières années. Et l’une des rares Françaises à avoir séduit des pointures à l’étranger. À la fois chanteuse, compositrice et actrice, elle a fait partie des groupes de rock et de post-punk John & Jehn et Savages. Puis, elle a sorti un premier album solo remarqué, To Love Is to Live, en 2020.
Côté musique, elle a fait la première partie de Depeche Mode et a collaboré avec des artistes et groupes tels qu’Idles, Julian Casablancas, les Tindersticks, Romy de The xx, Gorillaz et Bobby Gillespie de Primal Scream. Et elle a invité l’acteur Cillian Murphy à poser sa (belle) voix sur l’un de ses morceaux.
Une rock star qui a séduit Cillian Murphy et Justine Triet
Au cinéma, Jehnny Beth s’est illustrée dans des films comme Un Amour impossible (2018) de Catherine Corsini, Les Olympiades (2021) de Jacques Audiard, Don Juan (2022) de Serge Bozon aux côtés de Virginie Efira et Tahar Rahim ou encore la Palme d’or Anatomie d’une chute (2023) de Justine Triet.
Le 29 août 2025, elle revient à la musique avec un nouvel album électrisant, You Heartbreaker, You, imaginé avec son partenaire créatif de longue date Johnny Hostile, musicien et patron du label Pop Noire. À cette occasion, elle nous parle longuement de ce disque conçu “pour ceux qui ont besoin d’un espace pour respirer”, du septième art et de son rapport à la mode.
L’interview de Jehnny Beth, qui sort l’album You Heartbreaker, You
Numéro : Pourquoi avoir choisi comme titre d’album You Heartbreaker, You ?
Jehnny Beth : Ce sont des paroles tirées du morceau Obsession qui figure sur l’album. You Heartbreaker, You est une expression difficile en français. Elle peut signifier “Oh toi le briscard » ou “C’est toi qui m’as crevé le cœur ? » Il y a une forme de tendresse dans ce titre. C’est une acceptation du fait que ce qu’on aime va nous briser le cœur. Et il n’y a pas d’échappatoire à ça. Que ce soit quelqu’un ou le monde, ce sont des crèves-cœur. Et vivre, c’est accepter cette douleur-là. Se dire que ce n’est pas grave.
Comment est né cet album ?
Quand on s’est mis à écrire avec le compositeur et musicien Johnny Hostile, on s’est isolés dans notre studio près d’Angoulême dans lequel on a travaillé sur la musique et les visuels en même temps. Le concept n’était pas d’être imperméable au monde. Au contraire, ce dernier rentrait dans notre univers. Mais on ne voulait pas être influençables. On souhaitait rester à l’écoute tout en gardant notre vision intacte. On vit à une époque où l’on est très vite distrait et la concentration est devenue une chose très rare. Et la réponse à ça, c’est la créativité. Quand on est créatif, on est heureux, ou en tout cas, ça résout la question d’être bien ou pas bien. C’est une autre réponse qui supprime la question du bonheur.

“J’avais envie de mettre une énergie hardcore sur cet album.” Jehnny Beth
Ces dernières années, vous avez fait les premières parties de Depeche Mode et avez tourné avec Idles, les Viagra Boys et Queens of the Stone Age. À quel point cela a-t-il inspiré ce nouvel album ?
Ça l’a beaucoup influencé. En fait, j’ai joué dans des festivals comme Riot Fest et Aftershock, aux États-Unis. Des festivals de metal, hardcore, post-hardcore et punk. Donc, il y avait des groupes comme Turnstile, Tool, Korn et Scowl qui jouaient. Et le public de cette scène-là a vraiment accroché avec ma musique. Comme y avait eu une accroche du public anglo-saxon à mon groupe Savages, il y a quelques années. La culture du mosh pit (danse brutale typique des concerts de musique extrême, ndlr) présente dans ces événements m’a donné une vision très claire de ce que j’avais envie de faire sur ce disque. Je voulais y mettre cette énergie-là, hardcore, post-punk, mais aussi shoegaze, et avoir de gros riffs sur l’album.
De nombreux morceaux de cet album évoquent l’univers du groupe Nine Inch Nails…
C’est vrai qu’il y a un côté très nineties dans le disque. J’ai beaucoup réécouté Hole en travaillant dessus. Concernant Nine Inch Nails, c’est vrai que c’est un super groupe qui m’influence. Et Trent Reznor et Atticus Ross, deux membres issus de la formation, continuent de faire de la musique intéressante. Notamment côté BO. Atticus Ross (qui a collaboré avec moi sur mon premier album, To Love Is to Live) est devenu quelqu’un de très proche, chez qui je vais squatter quand je voyage à Los Angeles. Il a écouté toutes les démos du nouvel album. C’est quelqu’un à qui j’aime bien confronter mes ébauches de morceaux. C’est vraiment un esthète de la musique. Il n’aime que cinq choses dans le monde. Et j’aime bien ces esprits très radicaux. En même temps, c’est quelqu’un de tellement bienveillant et doux.
“Nous traversons une période qui demande à ce qu’on ne reste pas dans les zones grises.” Jehnny Beth
Il y a tout un travail sur ce disque autour du cri, qui semble très cathartique et qui rappele la tradition du female rage (une rage féminine libératrice que l’on retrouve dans tous les arts, ndlr)…
En fait, au départ, en travaillant sur le morceau Obsession, qui figure sur l’album, avec mon partenaire créatif Johnny Hostile, je n’arrivais pas à crier. Et puis, j’ai écouté du Mike Patton (membre des groupes Faith No More et Fantômas, ndlr) en studio parce que c’est vraiment pour moi la combinaison de la technique et du cœur. Il arrive à mettre quelque chose de très vivant dans le cri, avec une technique irréprochable. Or, il me manquait une partie technique pour faire ça. Et j’aime bien les challenges. C’est devenu une obsession d’arriver à crier. Du coup, je me suis vraiment intéressée aux techniques vocales saturées comme le growl, le fry scream et le harsh vocal. Et j’ai essayé de comprendre ces techniques en prenant une coach, la chanteuse allemande Britta Görtz (qui fait partie de plusieurs groupes de death metal et de trash metal). Elle m’a appris plein de choses. Car je n’avais pas envie de me casser la voix.
Plus symboliquement, pourquoi avoir eu envie de crier sur cet album ?
Je savais que je voulais que l’album commence par un cri. Peut-être parce que nous traversons une période qui demande à ce qu’on ne reste pas dans les zones grises. À ce qu’on se place quelque part. Il y a trop de choses qui bougent et trop d’incertitudes. Et il y a un truc dans le cri qui nous ramène dans le présent et qui nous enracine. Cela nous demande d’avoir une intention. Tout d’un coup, crier devient un statement, comme se jeter dans la foule. Et les choses qui nous mettent dans le présent sont très rares. Nous sommes toujours en train de penser à hier ou à demain, sans être vraiment là, tout entier dans le moment. Alors, on peut soit crier, soit chuchoter. Cette année, le groupe Queens of The Stone Age a sorti un album dans les catacombes. Ils partent donc sur le chuchotement. C’est aussi important que le cri parce que c’est un parti-pris. En tout cas, je trouve que l’entre deux n’est plus possible.
“Quiconque fait quelque chose avec son cœur sait qu’il sera brisé un jour.” Jehnny Beth
Dans les paroles de cet album, on ne sait jamais vraiment si vous parlez d’une relation avec un être humain ou de l’état du monde…
C’est la première fois qu’on me dit ça, mais ça me paraît juste. Il faudrait que je relise les textes en pensant à ça. Le cœur de l’album se trouve dans cette formule : “Anyone who does anything with their heart will one day have it broken.” On l’entend dans la chanson Reality et on peut la traduire par : “Quiconque fait quelque chose avec son cœur sait qu’il sera brisé un jour.” Ça signifie que quand on met du cœur dans quelque chose, on prend des risques. Et il faut risquer pour ressentir. Donc, on n’a pas vraiment le choix. Mais il ne s’agit pas d’une formule romantique. Je ne pense pas que je ne suis pas quelqu’un de romantique. Plutôt une post-romantique. Il ne s’agit pas d’un album de rupture, juste un disque sur le sentiment d’être brisé dans un monde lui-même brisé.
De quoi parle votre chanson No Good For People ?
Ça parle du fait d’être différent dans un monde qu’on ne comprend pas. Un monde qui a des codes, des règles. L’idée m’est venue de la série True Detective. Dans un épisode, le personnage joué par Matthew McConaughey dit : “I can be hard to live with. I don’t mean to, but I can be critical. Sometimes I think I’m just not good for people, that it’s not good for them to be around me.” Il y a cette idée que la première étape de la vérité nous énerve avant que celle-ci nous libère. Et puis, cela dit bien le fait de se sentir complètement décalé par rapport à la société. Depuis que je suis ado, et même enfant, je sens que je ne suis pas comme les autres. Mes codes moraux sont très différents et je ne comprends pas les décisions des gens. Je me sens vraiment différente. C’est pour ça que j’étais harcelée à l’école : les gens voyaient bien que je n’étais pas pareil qu’eux.

“Depuis que je suis ado, et même enfant, je sens que je ne suis pas comme les autres.” Jehnny Beth
En parlant de décalage, vous étiez cette année à l’affiche de Différente, une rom com qui parle d’une jeune femme autiste… Qu’est-ce qui vous a donné envie de jouer dans ce film ?
J’ai eu envie de jouer dedans parce que même si je ne suis pas romantique, je regarde des rom coms. En ce moment, je suis à fond dans la série Buffy qui a un côté comédie romantique, notamment via la relation de l’héroïne avec Spike. D’ailleurs, je préfère Spike à Angel. C’est le crush idéal. Pour revenir au film, j’ai accepté parce que la réalisatrice, Lola Doillon, me voulait vraiment et je sentais qu’elle ne me lâcherait pas. Il y avait une fidélité et pour se lancer dans un premier rôle (car c’était mon premier premier rôle), il fallait vraiment ce rapport-là. Il fallait quelqu’un en qui je pouvais avoir confiance et qui me soutiendrait. Et puis le sujet m’intéressait vraiment. Et cela a changé ma vie. Quand j’ai commencé à rencontrer des personnes se situant dans le spectre autistique et à lire beaucoup de choses sur le sujet, j’ai réalisé que je vivais avec quelqu’un qui souffrait d’un trouble du spectre de l’autisme. Et du coup, ça a transformé nos existences. C’est important de parler de ce sujet au cinéma. Et je trouve ça hyper important que ce film ait touché les gens.
Comment c’était de travailler avec Justine Triet sur Anatomie d’une chute et avec Jacques Audiard sur Les Olympiades ?
Ce sont deux grands réalisateurs. Jacques Audiard est l’une des personnes les plus intelligentes que j’ai rencontrées. Il est très vif, très intéressant et il combat l’ennui par un travail acharné. C’était très inspirant de tourner avec lui et de défendre le film après, lors d’interviews et de déplacements. C’est l’un de nos plus grands réalisateurs. J’ai aussi adoré tourner avec Justine Triet, qui est, elle aussi, quelqu’un de très vif sur le plateau. Elle déploie vraiment une énergie folle. Je trouve qu’être réalisateur, c’est une prouesse qui demande un assemblage de techniques et de sensibilités presque inhumain.

“Dès le tournage, je savais qu’Anatomie d’une chute serait un grand film.” Jehnny Beth
Aviez-vous senti, au moment du tournage, qu’Anatomie d’une chute (2023) pouvait avoir la Palme d’or ?
Dès le tournage, je savais que ça allait être un grand film parce que le scénario était incroyable. Quand Justine m’a appelée pour le rôle, j’étais ravie, car j’avais adoré le scénario. Donc, il y avait la certitude de faire un vrai bon long-métrage. Et sur le plateau, je trouvais l’actrice Sandra Hüller géniale. Après, quand on était à Cannes, ça fait un peu con de dire ça, mais j’ai dit à Justine après la projo que je sentais la Palme. Je le disais cependant à demi-mots parce que ça aurait été horrible de se l’imaginer si on ne l’avait pas. Après, nous sommes allés aux Oscars aussi, en compagnie du chien. Il a remporté l’Oscar du meilleur scénario original. Ça fait plaisir de voir des gens bien, intelligents et gentils gagner.
Vous jouez aussi dans la série Hostage, disponible sur Netflix depuis le mois d’août…
Oui, je joue un second rôle dans cette série anglaise qui parle de complot. L’actrice Julie Delpy joue la présidente française, aux idées d’extrême droite. Et je suis son bras droit. La série raconte la rivalité entre la Première ministre britannique, dont le mari est enlevé, et la présidente française, qui fait face à un chantage.
“La première question que me posaient les journalistes était : “Qu’est-ce que ça fait d’être une femme sur scène ?”” Jehnny Beth
Comment vous divisez-vous entre la musique et cinéma ?
C’est du travail. Car il faut vraiment prendre le temps de bien bosser les rôles. Là, je pars au Brésil tourner un film et j’ai un autre long-métrage à la rentrée donc j’essaie de l’intercaler avec la promo de l’album qui sort fin août entre les deux. J’aime bien interpréter. Je suis une performeuse. Et j’apprécie qu’on me propose de jouer des rôles qui ne sont pas forcément proches de moi. J’ai toujours refusé les rôles de musicienne à l’écran.
Vous êtes réputée pour être une véritable bête de scène. Je me souviens de vous avoir vu marcher sur la foule lors d’un concert à la Gaité Lyrique, à Paris, en 2023, qui a ensuite été diffusé sur Arte…
Pourtant, quand je monte sur scène, je me dis : “N’en fait pas trop” (rires). Mais je ne sais jamais ce qui va se passer. Et j’aime bien cette incertitude. C’est vraiment la musique qui fait tout. Elle me transporte et me donne des ailes. Comme Buffy et ses pouvoirs (rires).
Vous semblez accorder beaucoup d’importance à la mode. Quelle place occupe-t-elle dans votre univers ?
En fait, il y a plusieurs eras. Ce qui s’est passé au moment de Savages (groupe de post-punk britannique fondé en 2011, ndlr), c’est que la première question que me posaient les journalistes était : “Qu’est-ce que ça fait d’être une femme sur scène ?” Je n’avais pas la culture féministe que j’ai aujourd’hui et je n’avais pas tourné une série pour Iris Brey (Split). Mais je répondais aux journalistes d’aller poser la question aux groupes de mecs. Je leur disais : “Est-ce que vous parlez du féminisme aux groupes masculins ? C’est à eux d’en parler. Je veux être à l’égalité avec les hommes, alors, parlons de musique.” C’est pour ça qu’on avait décidé de porter des vêtements aux airs d’uniformes. J’ai imposé au groupe de ne pas mettre d’habits dont les journalistes pourraient parler. Un pantalon noir, une chemise noire et pas de féminisation à outrance. Et du coup, ils parlaient de la musique. Le but était atteint. Après, quand j’ai arrêté Savages, les marques ont commencé à me le proposer des pièces et des collaborations.
“Il faut toujours veiller à ne pas se laisser happer par l’ostentation de la richesse.” Jehnny Beth
Vous avez aussi défilé pour des maisons de mode ?
Oui, pour Gucci et Alexander McQueen. Je le faisais parce que j’étais curieuse. Quand je suis sortie de Savages, j’avais envie de collaborer. L’album qui a suivi après était réalisé avec Bobby Gillespie de Primal Scream. Donc ça m’intéressait de participer à plusieurs projets. Sarah Burton, qui était chez Alexander McQueen et Alessandro Michele, qui était chez Gucci, sont géniaux. Et j’étais fière d’avoir bossé pour eux. Hedi Slimane, quand il était chez Saint Laurent et puis, chez Celine, a aussi toujours été présent. Il a pris des photos de moi au tout début de Savages. Et Celine m’a habillée pour Cannes et pour les César.
Mais pour ce nouvel album, vous fabriquez vous-même vos vêtements dans un esprit punk qui rappelle Vivienne Westwood et les Sex Pistols…
Oui, pour cet album-là, j’ai fait une pause. Et je ne vais plus aux défilés. Je regarde toujours ce qui se fait en mode et je suis intéressée par ça. Mais avec Johnny Hostile, on s’est mis à créer nos tee-shirts et on a un atelier chez nous, en plus du studio, avec une machine pour faire des sérigraphies. On réalise aussi des artworks, des clips, des photos et on développe nos propres clichés argentiques. En fait, c’est une manière de ne pas se laisser porter. C’est un mode de vie. On crée comme on respire. La musique, c’est lié à l’âme, c’est quelque chose d’intime et de très personnel, et on n’est pas des cintres. Donc il faut toujours veiller à ne pas se laisser happer par l’ostentation de la richesse. Il faut faire attention à ce qu’on dit et à ce qu’on vend. On a besoin d’un retour à l’intégrité dans la musique et dans l’art. Sinon, on finit par élire des Trump. Il y a une époque où avoir l’air pauvre et intelligent, comme Patti Smith, était cool. Aujourd’hui, on a parfois l’impression qu’il faut avoir être con et riche.
You Heartbreaker, You de Jehnny Beth, disponible le 29 août 2025.