18 déc 2018

“Je peux m’arrêter de chanter…” Vanessa Paradis se confie

Avec cette faculté unique qu’elle a de capturer la lumière et de captiver les regards, elle s’est imposée comme une icône dès ses premières apparitions. Omniprésente au cinéma, Vanessa Paradis s’est faite, ces derniers temps, plus rare derrière un micro. Trente ans après ses débuts, elle signe un éblouissant retour à la chanson avec Les Sources, un album radieux et intimiste enregistré à Los Angeles, qu’elle a écrit en grande partie avec son mari, Samuel Benchetrit. 

Propos recueillis par Christophe Conte.

Portraits Karl Lagerfeld.

Comme Bliss il y a dix-huit ans, le nouvel album de Vanessa se veut paradisiaque. Jalousement protégé des tumultes, presque évanescent, c’est un disque qui rayonne de l’intérieur et palpite amoureusement sur des orchestrations soyeuses, avec parfois quelques emballements brésiliens ou latins. Sur grand écran, Paradis n’hésite pas à lacérer joyeusement son image, comme avec Un couteau dans le cœur, film extravagant et baroque de Yann Gonzalez où elle jouait une productrice lesbienne de porno gay, perruque platine et cigarette blonde aux lèvres. Mais revenant à la chanson, elle reprend le pli discret d’une carrière apaisée, elle qui a survécu aux morsures de l’aube et des notoriétés violentes, pour cultiver au fil de l’eau un jardin pop et folk, plus ou moins fertile selon les saisons et les rencontres. Si Les Sources doit au départ son nom à un hommage intime, c’est aussi un titre qui évoque toutes les jouvences et félicités des éternels recommencements, où les moments de grâce, de “bliss”, se récoltent avec un filet à papillons de peur qu’ils ne se sauvent. Le producteur anglais Paul Butler, membre de The Bees nouvellement expatrié en Californie, lui a fabriqué sur mesure un nid douillet pour tourtereaux en extase. Son homme, Samuel Benchetrit, en a écrit la plupart des textes, notamment Ces mots simples qui coulent (de source) et ondoient, auxquels Vanessa répond avec Chéri (“Chéri, c’est la vie rêvée en somme, chéri, chérissons la vie ensemble”) dans un beau chassé-croisé sentimental et sans nuages. À quelques mois du prélèvement à la source, de telles déclarations ne se refusent pas.

 

Numéro : À quelles sources désiriez-vous particulièrement retourner lorsque vous vous êtes engagée dans cet album ?

Vanessa Paradis : Le titre est venu sur la fin de l’enregistrement, selon moi, il représentait bien l’idée de cet album qui est de revenir à des choses essentielles, et si possible positives. Quelque chose de lumineux, empli d’espoir. Quand j’écris des chansons, ce sont souvent des choses tristes, mélancoliques, qui viennent naturellement. C’est peut-être dû à ma manière de jouer de la guitare, et aussi aux sujets que j’avais en tête, donc avant d’avoir toutes les chansons, j’avais la sensation que l’album allait prendre cette voie, or je n’avais pas envie de ça. Je voulais un album joyeux, solaire, ouvert, et ça devait venir des textes mais aussi de la manière d’arranger la musique, de rendre aussi les choses un peu festives, avec toutes les couleurs des musiques que j’aime.

 

À quel moment vous sentez-vous mûre pour enregistrer un disque ?

Je ne sais pas comment ça arrive, car ce n’est pas si souvent. J’ai deux métiers mais c’est celui-là qui est le plus cher à mon cœur. J’adore faire du cinéma mais mon travail de chanteuse est plus personnel, plus intense, et ça me demande plus d’investissement que lorsque je participe au projet de quelqu’un d’autre. Même si je travaille avec une équipe, ça reste mon projet. Je peux m’arrêter de chanter pendant quelques années, si je fais du cinéma ou autre chose, mais au bout d’un moment je dois forcément y revenir, comme un besoin vital.

 

Dans sa forme et à travers la nature des chansons, cet album fait écho à Bliss. Vous l’avez conçu dans ce sens ?

Ce n’était pas conscient mais c’est une idée qui me plaît, car Bliss est un album dont je suis très fière. C’était la première fois que je m’investissais autant dans un disque, que je commençais à écrire des chansons moi-même, et j’ai aussi réalisé une partie de la production. Il y a dès le départ un point commun puisque ce sont deux albums qui ont été enregistrés à Los Angeles. Celui-ci a même été fait dans la pièce où nous avions mixé Bliss avec Tchad Blake, et c’était tout à fait par hasard car c’est le producteur, Paul Butler, qui a choisi ce studio.

 

 

“Je peux m’arrêter de chanter pendant quelques années, si je fais du cinéma ou autre chose, mais au bout d’un moment, je dois forcément y revenir, comme un besoin vital.”

 

Pourquoi Los Angeles ?

Pour des raisons pratiques avant tout, parce que je voulais être géographiquement plus proche de mes enfants, après avoir été éloignée assez souvent pour des tournages de films l’année précédente. J’avais donc décidé de rester sur place, et il se trouve que Paul Butler, avec qui je rêvais de travailler, venait de s’installer en Californie. Le fait d’enregistrer aux États-Unis, où j’ai peu de mon entourage, de mes amis et de ma famille en dehors de mes enfants, m’a permis de me concentrer vraiment sur les chansons. Je me suis donc beaucoup impliquée, jusqu’au livret où je me suis amusée à faire des espèces de collages. J’adore les choses artisanales.

 

Qu’est-ce qui vous a poussée à solliciter Paul Butler ?

C’est en particulier son travail sur le premier album de Michael Kiwanuka, qui m’a complètement explosé la tête. Pour moi, c’est un disque parfait, qui retranscrit de manière contemporaine toutes les sonorités que j’aime dans la musique soul des années 70. Paul a tout juste 40 ans, mais il est très fort, il connaît tout de la musique, il est multi-instrumentiste et il sait tout faire. Ses méthodes sont aussi très singulières. C’était la première fois que j’enregistrais des squelettes de chansons avec seulement la basse, la batterie et la voix, sans l’harmonie des autres instruments, et je pense que ça a apporté beaucoup de naturel à ces chansons. On a démarré en faisant une playlist de tous mes morceaux préférés, et on s’est livrés à une analyse très approfondie de ce qui me plaisait vraiment dans ces chansons pour trouver des pistes qui allaient nourrir les miennes.

 

Avant de rencontrer Samuel Benchetrit, vous saviez qu’il écrivait des chansons ?

Non, j’ignorais cet aspect-là de son talent. Il est doué pour le cinéma et la littérature, ça je savais, mais en plus j’ai découvert qu’il écrivait de grandes chansons. Pas seulement des textes, ce qui est naturel pour un écrivain, mais aussi des musiques. Il avait écrit Ces mots simples, paroles et musique, avant que je commence l’album, et quand il m’a joué cette chanson je l’ai trouvée merveilleuse. Je crois qu’il y avait Kiev aussi. Il avait déjà écrit une ou deux chansons pour d’autres gens comme Raphael, mais ce n’est pas son métier. Quand j’ai commencé à composer, j’avais besoin de textes et il s’est mis à en écrire des dizaines, tous plus beaux les uns que les autres, tout ça en l’espace de quinze jours. J’ai fini par en garder quatre, mais on aurait pu faire tout l’album seulement à deux. J’avais déjà les chansons de Fabio Viscogliosi et d’Adrien Gallo, que j’aimais beaucoup, et puis ça donnait une variété plus grande au disque.

 

C’est un album qui se met volontairement à l’abri de la violence et de la dureté du monde extérieur, c’était l’effet recherché ?

Évidemment qu’il y a une envie d’aller vers des choses belles, de préserver une part de rêve dans un monde douloureux et inquiétant. Ce n’est pas pour autant un disque naïf, la bande-son d’un monde de Bisounours. Il parle de choses graves, de choses profondes en tout cas pour certains textes de Samuel comme C’est dire ou Dans notre monde, mais c’est à travers les arrangements que nous avons voulu apporter cette légèreté qui nous fait du bien.

Que vous a inspiré le mouvement #MeToo ?

C’était un mélange de soulagement et de violence. J’étais vraiment heureuse que ce mouvement existe, car il a libéré la parole d’un grand nombre de personnes. Il était nécessaire, c’est une telle aberration que les femmes souffrent encore comme ça, avec tout le travail qui a été accompli par de grandes femmes, et aussi de grands hommes, pour que cette libération puisse exister. Bien sûr, il y a eu aussi beaucoup d’excès et d’exagération, mais ça, c’est dû au fait que nous sommes humains et qu’on déborde toujours un peu du cadre. Mais heureusement que ça existe, et ça montre aussi qu’il y a encore beaucoup de travail à accomplir.

 

Ça vous a touchée personnellement ?

Je suis quelqu’un de privilégié. Je ne vis pas dans un pays où on lapide les femmes, où on les excise, où on les met en prison, où on les tue. Le mouvement #MeToo ne concerne pas que le cinéma, même si le cinéma en a été le déclencheur. Le harcèlement ou le sexisme, dans le cinéma comme dans la politique, ça fait déjà des années qu’on en parle, il a fallu un drame pour libérer la parole. 

 

Le nom de Jean-Claude Brisseau, qui vous a donné votre premier rôle au cinéma avec Noce blanche est revenu dans ce débat…

Ce n’était pas la première fois que son nom apparaissait dans ce genre d’histoires puisqu’il a été jugé et condamné. Ça ne m’a pas surprise qu’on le cite à nouveau, moi-même j’avais été choquée lorsque j’ai appris ce qu’on lui reprochait. On ne sait pas toujours à qui on a affaire. Parfois on croise des gens sans savoir de quoi ils sont capables. Ça peut arriver aussi avec des gens que l’on croise dans la rue, avec qui on n’échange rien du tout.

 

Comment avez-vous réagi en recevant le scénario d’Un couteau dans le cœur, où vous incarnez une productrice lesbienne de films pornos ?

J’ai immédiatement anticipé le tournage et, contrairement à ce qu’on peut penser, je me sentais vraiment veinarde qu’on ait pensé à moi pour un tel rôle. C’est aussi très courageux de la part de Yann Gonzalez de faire ce genre de cinéma aujourd’hui, et moi je n’ai pas du tout l’impression de me mettre en danger en acceptant ce type de personnage. Ça ne m’intéresse pas d’apparaître dans un film de la même façon que dans un magazine, j’ai envie de jouer des rôles qui me permettent de me dépasser et d’être différente de celle que je suis dans la vie.

 

 

Les Sources, le titre de mon nouvel album, fait référence à ce qu’il y a de plus profond en nous, ce qui nous nourrit et nous habite, et donc à quoi l’on revient forcément.”

 

 

Finalement, en musique comme en cinéma, vous êtes plus attirée par les milieux indés… Vous n’avez pas cherché à faire carrière à Hollywood par exemple.

J’ai commencé ma carrière en ayant beaucoup de succès, donc je ne cours plus après. Je ne suis pas dans la même position que des actrices ou des chanteuses qui doivent ramer pendant des années et pour qui le succès est un accomplissement. J’aurais aimé faire de jolis films indépendants aux États-Unis, être choisie comme on me choisit en France, j’aurais adoré. En revanche, faire partie de la machine, être obligée d’aller dans des dîners, de cirer des pompes pour obtenir des gros rôles dans des blockbusters, ça ne m’intéresse pas du tout. Je suis suffisamment comblée par ce que je fais, notamment par la musique, grâce à laquelle je peux voyager partout dans le monde. Je n’ai pas besoin d’autre chose.

 

Aujourd’hui c’est votre fille, Lily-Rose Depp, qui est à son tour dans la lumière. Quels conseils lui donnez-vous pour éviter les pièges de ce métier ?

Je trouve qu’elle gère très bien sa carrière, elle n’a pas trop besoin de mes conseils. Après, en tant que mère et en tant qu’actrice, je lui donne mon avis lorsqu’elle me le demande. Je lui dis surtout qu’il ne faut pas être pressée, qu’il faut attendre d’être choisie pour les bonnes raisons, par quelqu’un qui vous veut vraiment. C’est parfois difficile d’attendre, c’est dur pour l’estime de soi. Je l’encourage donc à cultiver une autre passion, mais elle le sait très bien elle-même. Elle va instinctivement vers des choses qui la font vibrer, et pas forcément là où elle va seulement briller.

 

Les Sources, c’était également le nom du domaine de votre père, André, décédé l’an dernier. J’imagine que c’est aussi une forme d’hommage.

Bien sûr, mais je n’ai pas tellement envie de parler de ça car ce serait forcément sommaire de parler en quelques secondes de quelqu’un d’aussi important et d’aussi précieux pour moi. Je n’ai pas choisi ce titre pour partager ça avec tout le monde. Je pensais d’abord à la source, ce qu’il y a de plus profond en nous, ce qui nous nourrit et nous habite, et donc à quoi l’on revient forcément. Je préfère rester évasive, parler des sources communes, mais bien évidemment, c’était la raison principale de ce titre.