Interview: Stromae on test
Il y a quelques mois, Numéro Homme avait interviewé le chanteur belge à la reconnaissance internationale. Retour sur cette rencontre, placée sous le signe de l’impertinence.
Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.
“Je me fatigue moi-même”, concède-t-il. Toujours à trop nuancer des propos qu’il tient à une allure infernale, Paul semble se rêver en être insaisissable. Fuyant, plutôt. Pourtant, le portrait qu’il dessine de lui-même, s’il est parfois celui d’un enfant indécis, est surtout celui d’un jeune homme lucide sur ses fragilités. Moins parce qu’une interview n’est pas une psychanalyse que parce que sa meilleure protection est de s’en tenir au personnage de Stromae, Paul ne s’étendra ni sur son enfance et la mort de son père au Rwanda, ni sur les drames qui ont sans doute parsemé sa vie. Il sera donc question de la “terrible” notoriété du “projet Stromae”, comme il l’appelle, cette grande et maigre marionnette qu’il maîtrise avec le professionnalisme et le perfectionnisme que chacun lui reconnaît, et derrière laquelle il pense pouvoir s’abriter. Car, il le promet, derrière la star Stromae, Paul demeure le même : humble. Et c’est sans doute cela que le public adule, au-delà de sa musique : le gendre idéal sincère, à l’opposé des stars trash aux péripéties marketées. Comme si chaque époque devait produire l’envers d’un miroir qu’elle n’en peut plus de contempler, les années 2010 auront donc accouché de Stromae.
Dans vos morceaux où vous abordez des sujets difficiles – le cancer, l’abandon, l’alcoolisme – sur une musique entraînante. Nous invitez-vous à une danse macabre, comme ces personnages du Moyen Âge festoyant avec la mort quand tout est perdu ?
Oui, quitte à crever… Mais enfin, je n’en suis pas à chanter des hymnes à la mort ! Nous allons tous crever, évidemment, alors en attendant, essayons de garder le sourire et évitons de nous morfondre. Je sais que je suis mal placé pour donner des leçons. Lorsque, comme moi, on vit de son métier – et que l’on en vit bien –, c’est toujours plus facile. J’invite seulement à ne pas ressasser indéfiniment. D’ailleurs, malgré la crise, les gens font la fête, continuent de célébrer leurs anniversaires… La nature humaine est ainsi faite.
Vous vous faites le chantre de la positive attitude mais on vous reproche pourtant de prospérer sur toutes les détresses du monde.
J’espère que je ne fais déprimer personne ! Si cela peut vous rassurer, je crois savoir qu’un sondage me citait parmi les personnalités jugées les plus optimistes. Mais vous avez raison, Les Guignols de l’info sur Canal + me dépeignent ainsi, toujours en train de chanter et de m’amuser malgré les sujets graves dont je traite. Et ils n’ont pas tort. Je peux comprendre que mon optimisme ou ma joie face à de tels sujets puissent paraître indécents. J’accepte cette critique. Mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a du bien dans chaque chose. Je suis ainsi.
Vous êtes incorrigible.
Cette attitude, c’est mon fonds de commerce. C’est aussi ma façon de me soigner. Enfin, dans l’ordre logique des choses, c’est plutôt ma façon de me soigner avant d’être un fonds de commerce [rires].
Et de quoi avez-vous donc besoin de vous soigner ?
J’ai conscience de tenir un discours pour le moins convenu, mais la notoriété et l’attention qu’on me porte me foutent les boules. Je suis désolé d’être aussi trivial, mais c’est une réalité. Je ne m’en plains pas. Il n’y a aucune malveillance de la part du public. Mais c’est handicapant. Extraordinaire, au sens littéral : hors de l’ordinaire. Je crois que cela peut finir par être malsain, pour tout le monde. Alors j’ai besoin de mettre une distance avec les choses. Relativiser, toujours, est ma manière de me soigner.
J’ai remarqué que vous parliez souvent de Stromae à la troisième personne. Comme si Stromae et vous étiez deux entités différentes. Est-ce encore une manière de vous protéger ?
Avant même de connaître le succès, j’avais pensé prendre “Popol” comme nom de scène, le nom que me donnait ma mère. Le nom qu’elle me donne toujours aujourd’hui. Je ne l’ai pas fait, et je pense que j’ai eu raison. Cela en aurait fait un projet trop personnel. Or, je préfère considérer Stromae comme un projet collectif. Ainsi, je peux m’y inclure ou m’en extraire à ma convenance. Stromae, ce n’est pas moi. Ou plutôt, ce n’est pas que moi.
Et pourtant vous avez vous-même participé à l’exacerbation de cette notoriété viciée. Lorsque vous publiez sur Internet une vidéo dans laquelle vous errez dans les rues totalement soûl, sans préciser qu’il s’agit en réalité du tournage de votre prochain clip, vous jouez à créer le scandale.
C’est vrai. Et on m’a alors collé cette image de roi du buzz. Mais je n’avais jamais imaginé le succès que pourrait connaître cette vidéo. Peut-être en Belgique, à la rigueur… mais certainement pas en France. Cette idée nous a plu et nous l’avons réalisée. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Et ce n’est pas parce qu’elle a rencontré le succès que c’était une bonne idée, et encore moins que nous devons à chaque fois provoquer le buzz. Je veux absolument calmer ça. Revenir à quelque chose de moins attendu, de plus classique. Tant que les gens attendront de moi un gros buzz, je ferai tout mon possible pour l’éviter. Je ne suis pas un rebelle. Je n’ai pas envie de me faire vomir sur scène. Je ne cherche pas à choquer, loin de là. Et quand cela m’arrive, je le regrette immédiatement.
Vous vous employez plutôt à raconter des histoires universelles, ancrées dans la banalité du quotidien. D’où vous vient cette inspiration ?
Je suis un obsédé de la prise de notes. J’enrage souvent de
voir que mon équipe ne prend pas tout en note, et je l’y contrains. Mais une fois engagé dans le processus d’écriture, je fais moins appel à mes notes qu’à des souvenirs qui reviennent naturellement à la surface. En écrivant Formidable m’est soudain revenu en mémoire un clochard m’apostrophant dans la rue, avec une certaine agressivité. Il m’avait balancé : “Eh ! tu t’es regardé ! Tu te crois beau ?” Et c’est devenu une phrase du morceau…
Les paroles précèdent-elles toujours la musique ?
Non, la musique est première. Puis vient le temps de l’écriture des paroles, le temps des souvenirs. Celui d’un gars totalement ivre que j’ai croisé dans la rue, d’un pote avec lequel je suis parti en Italie et qui, un soir, a eu l’alcool mauvais, puis s’est mis à pleurer, d’un ami qui ne parvient pas à se sortir de la drogue… Et un personnage advient, formé de toutes ces expériences. C’est un phénomène étrange auquel je participe et auquel j’assiste en même temps.
Vous partagez avec une certaine scène francophone – Fauve ≠, Orelsan… – un attrait pour la figure du loser.
Nous avons tous des esthétiques très différentes, mais nous partageons cela, c’est une réalité. J’ai, pour ma part, une grande angoisse face à l’idée de réussite. Je pense sincèrement que le moment où toutes les planètes sont alignées est le pire moment pour agir. Quand je suis attendu, quand tout est acquis, je suis totalement démuni. Comme lorsque vous demandez à un humoriste de vous faire rire et qu’il s’en trouve totalement désarçonné. L’habit de loser que j’enfile souvent est une manière de lutter contre cela. Je préfère partir perdant et avoir l’air d’un con, parce que je suis toujours meilleur quand je me mets en danger et quand j’ai tout à prouver.
Quelle est votre ambition aujourd’hui ?
Rester simple…
Non, sérieusement, nous ne sommes pas au JT de 20 heures. N’auriez-vous pas une réponse un peu moins passe-partout ?
Je suis sérieux. Maintenir une relation ordinaire avec sa famille et son entourage est une belle ambition. De même que celle de conserver un rapport normal avec les gens. Je veux bien accepter de signer des autographes, mais il faut aussi que le public accepte de me laisser dîner tranquillement avec ma mère au restaurant. C’est ce à quoi je veux m’atteler après la tournée intense sur laquelle nous sommes engagés jusqu’en 2015. Ce retour à la réalité me fait un peu peur, après une aussi longue période de travail loin de tout.
Le métissage que vous défendez est à l’œuvre dans votre manière de mixer les musiques du monde. Mais n’avez-vous pas peur qu’il n’aboutisse finalement qu’à un grand gloubi-boulga des cultures et à leur dilution ?
Je crois que le premier danger concernant la diversité culturelle est l’anglais. Ou plutôt la tentation que chacun a de chanter en anglais et d’abandonner sa propre langue. Les cultures évoluent au contact les unes des autres, c’est un fait. Perdent-elles pour autant leurs particularités ? Je ne le crois pas. J’ai une grande confiance en la force des cultures que j’ai rencontrées, en Afrique par exemple. Elles ne sont plus aussi traditionnelles qu’il y a quarante ans, mais elles restent tout aussi intéressantes. À Dakar ou Abidjan, ces cultures, bien que de plus en plus métissées avec la culture occidentale, sont pleinement vivantes. Le danger, c’est la suprématie d’une culture, pas le mélange.
Je vous imaginais plutôt rebelle. N’avez-vous pas commencé à rapper en réaction à l’internat très bourgeois dans lequel vous avez fait vos études ?
Effectivement, à l’époque, j’ai pu connaître ce désir de revanche sociale face à ce milieu bourgeois qui m’était totalement étranger. Mais avec le temps, on finit par s’apercevoir que cela n’a aucun intérêt. Et on apprend que son meilleur ami de l’époque était, lui aussi, l’un de ces “méchants” bourgeois, et qu’on l’ignorait [rires].
Pour finir cet entretien en beauté, le bien-pensant Stromae pourrait-il se fendre d’une déclaration sans nuance ni bon sentiment ?
Oui. Je crois que je suis un gros connard.