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La destinée hors cadre de Lucky Love
Icône envoûtante, Lucky Love a vécu mille vies. Alors que son destin singulier n’a fait que le pousser dans les marges de notre société, le danseur, devenu acteur et chanteur, a su transformer ses différences en une force vitale capable de surmonter tous les obstacles. Une intensité que traduit à la perfection le titre de son album, sorti en 2024, I Don’t Care if It Burns. Quelques jours avant son concert sur la scène de la salle Pleyel, le mardi 18 novembre 2025 et alors que le documentaire Devenir Lucky Love sera diffusé sur France 4 ce lundi 17 novembre, Numéro revient sur l’ascension d’un jeune homme en feu.
Par Christophe Conte,
portraits Jean-Baptiste Mondino,
réalisation Charles Varenne.
Publié le 14 novembre 2025. Modifié le 17 novembre 2025.

Lucky Love, conjurer la malédiction…
La trentaine à peine entamée, il a déjà brûlé tellement de vies, trompé la mort, joué au phénix plus souvent qu’un voltigeur sans filet de sécurité, que se proclamer “chanceux” relève autant de l’optimisme forcené que de l’exorcisme. Luc Bruyère, Lucky Love sous les projecteurs, nous donne rendez-vous au bord d’une piscine, un après-midi languide dans un hôtel de la banlieue nord de Paris.
Il est immédiatement drôle, amical, cabotin cool, assigné à tant de résiliences qu’il a choisi d’en faire un feu de joie. La plus récente de ses vies, celle de chanteur-performeur, a débuté à l’âge de 27 ans, comme pour conjurer, plaisante-il à moitié, cette fameuse et fumeuse malédiction des rock stars du “club des 27”.
Le “club des 28”
Lui fait partie à jamais du “club des 28”, celui du 28 août 2024 au soir, quand son apparition à la cérémonie d’ouverture des jeux Paralympiques, au pied de l’obélisque de la Concorde jadis “encapoté” par Act Up-Paris, magnétise les rétines de façon inoubliable.
Ce rendez-vous sous les yeux du monde, Luc Bruyère l’avait dans un premier temps snobé : “Je trouvais ça un peu insultant d’appeler un chanteur en situation de handicap, je me suis presque senti vexé. Et puis, lorsque j’ai découvert la diversité qui était présente dans la première cérémonie, je me suis senti con de dire non. J’ai rappelé Thomas Jolly, que je connaissais pour avoir travaillé avec lui au théâtre, et je lui ai dit : ‘OK, j’en serai.’ Mais je voulais marquer le coup, ne pas jouer au porte-étendard du handicap, mais au contraire parler de my ability, comme un doigt d’honneur à ceux qui s’attendaient à me voir chanter my disability. Je voulais montrer de quoi je suis capable.”

Dompter son corps pour en faire l’outil charnel de toutes les puissances
Capable de tout, y compris de customiser pour l’occasion sa chanson-talisman, Masculinity, qui concentre à peu près tout d’un art funambulesque que Lucky Love pratique au-dessus des volcans, avec ce corps déséquilibré dont il a dompté l’arythmie pour en faire l’outil charnel de toutes les puissances. “Cette chanson, je ne l’ai pas écrite ni composée, je l’ai dite, devant mon miroir, tout nu à 2 heures du matin. C’était une urgence, un besoin, une sorte de manifeste. L’urgence de dire au monde : ‘Pourquoi me faites-vous me sentir comme ça ?’”
Cette question est ô combien fondatrice, déterminante, lorsqu’on vient au monde sans bras gauche, qu’on se découvre homosexuel, que le regard des autres, les “normaux”, vous propulse droit dans le bûcher des cruautés. Ajoutez au brasier une famille elle aussi privée d’un membre, le paternel, une enfance dans le Nord heureuse malgré tout, avec sa mère et ses tantes kabyles, mais plombée par l’obligation de défiance.

“Le VIH m’a sauvé la vie car la plupart des gens qui se droguent ne trouvent jamais la sortie. Moi, je suis entré en désintox et j’ai ressenti un souffle de vie à ce moment-là.”– Lucky Love.
La marge est imposée par les autres, mais elle finit par devenir un observatoire, un refuge chaotique qui possède le goût séduisant du danger. Jusqu’à pénétrer dans l’âge adulte par la voie ténébreuse de la toxicomanie, sentir le couperet séropo qui tombe “à deux jours de mes 19 ans”, première semonce des luttes à venir, contre soi et le reste des humains. Bref, il y a tout chez ce Lucky Luc pour dessiner le portrait d’un jeune homme en feu, qui a d’ailleurs baptisé son premier album I Don’t Care if It Burns (“peu importe si ça brule”).
Autrement dit : même pas mal. “Le VIH m’a sauvé la vie, proclame-t-il avec un sourire proéminent, car la plupart des gens qui se droguent ne trouvent jamais la sortie. Moi, je suis entré en désintox et j’ai ressenti un souffle de vie à ce moment-là. Je pesais 49 kg, je n’étais pas beau à voir, mais je me suis rendu compte que j’aimais vraiment ça, être vivant. Et surtout que je n’avais pas envie de me retrouver sur un lit de mort sans souvenirs.” Sauver sa peau, chez lui, passe par le besoin effréné, déraisonnable, d’en revêtir plusieurs à la fois : danseur, comédien, transformiste, mannequin, chanteur enfin “parce que c’est l’art le plus global que j’ai pu traverser”, et à chacune des étapes il y a une bonne étoile qui le saisit au vol.

Le corps et la danse comme points de départ
Il débute la danse à l’âge de 5 ans, et, au Centre chorégraphique national de Roubaix, où il se retrouve par pure coïncidence géographique, c’est Carolyn Carlson qui le prend sous son aile. “Grâce à elle, j’ai compris que mon corps, plutôt que d’être un handicap, allait me servir. Le travail de Carolyn, c’est une architecture de l’invisible, et la danse m’a permis de rendre palpable un pays invisible qui est l’imagination.” Il cite Jan Fabre et son Journal de nuit : “The greatest nation is imagination”, mais ses nuits à lui, lorsqu’il part étudier l’art en Belgique, sont poudreuses et déchaînées, comme celles de Berlin où il s’abandonnera aussi un temps, rythmées par les scansions électroniques dont sa musique plus tard portera encore les traces.
Mais il ne croit pas alors qu’il y aura un “plus tard”. Paris, son Opéra, le remettront debout sur les parquets, la danseuse étoile Marie-Agnès Gillot éclaire alors sa route. Abdellatif Kechiche lui offre, quant à lui, un petit rôle dans La Vie d’Adèle et le pousse vers le Cours Florent, dont il ressort diplômé. Il joue dans Elephant Man au théâtre (il n’a pas le rôle-titre, encore heureux), avec Béatrice Dalle et JoeyStarr pour partenaires, mais sa soif de canaillerie, d’extravagance queer n’est pas totalement étanchée en ces lieux trop normés.

Madame Arthur, entre école et terrain de jeu
Il sera alors “la Vénus de mille hommes” au cabaret Madame Arthur, s’amusant pour la première fois des personnages qui grouillent en lui, Freddie Mercury devenant naturellement son tube en raison d’une ressemblance qu’il finit par cultiver hors spectacle, même si, dit-il, “j’en ai rien à foutre de Freddie Mercury, je ne suis pas spécialement fan”, remettant toujours à plus tard l’envie de se raser la moustache pour en finir définitivement avec cet encombrant cosplay.
“Chez Madame Arthur, j’ai appris à chanter, c’était déterminant. Et puis, bizarrement, c’est le fait de porter des talons aiguilles à 4 heures du matin à Pigalle qui a fait de moi un homme, en plus de ce laboratoire où tout est permis et qui, en réalité, est très politique. Un endroit qui est l’anti-société telle qu’on la vit au quotidien, où la transgression est totale.”
Un artiste adoubé par Lana del Rey et John Galliano
Sa mue en chanteur aurait pu être discrète, mais la vie en réseau est pleine de surprises, et dès que Masculinity commence à circuler, en 2023, c’est Lana Del Rey qui fait office de relais viral dans le multivers, puis c’est Sam Smith qui lui adresse ce message : “Mon cœur battait à tout rompre.”
Il devient ainsi connu aux États-Unis quand la France ne l’a pas encore identifié. Alors son album, le premier après un EP chanté essentiellement en français, verra le jour à Los Angeles, en anglais, mais sur tout en immersion totale dans cette cité-monde qu’il fantasme depuis toujours. La mode l’a fétichisé dès ses premières photos alors qu’il était inconnu et traînait dans New York à la recherche des fantômes torrides de Robert Mapplethorpe.
Sa silhouette et son érotisme de sultan oriental, comme il aime à en rigoler lui‑même, ont suscité l’intérêt de John Galliano pour Maison Margiela, quand par ailleurs des blessés de guerre ukrainiens reconnaissaient en lui un autre genre de modèle.

Boucle d’oreille, Dary’s.
La pop extravertie de Lucky Love
Ce disque intitulé I Don’t Care if It Burns, pour lequel il pose façon acteur porno gay d’avant le sida, est la communion de tous ces contraires, ou l’ultime précipité d’une époque désorientée dont son appétit vorace s’accommode jusqu’à l’outrance. La pop extravertie de cet admirateur de Michael Jackson et de Lady Gaga côtoie le gospel, les ballades timbrées d’électronique fragile à la James Blake, qui se font bousculer par un R’n’B moite, Lucky Love n’ayant jamais tout à fait remisé son goût du transformisme.
Il a en revanche renoncé à vivre là-bas, même dans l’enclave californienne, tant que Donald Trump sera aux affaires. “J’ai un si grand amour pour les États-Unis et pour tout ce qu’ils représentent, pour cette liberté qui m’a fait rêver, que je ne me vois pas y vivre alors que ce type est en train de transformer le pays en un État totalitaire. Je ne peux pas accomplir mon rêve au moment où ça tourne au cauchemar pour tant de minorités. Donc je vais at tendre patiemment, tout ça ne devrait pas durer des siècles non plus. J’aurai toujours ma peau de pêche.”
Lucky Love se produira en concert le 18 novembre 2025 à la Salle Pleyel, 252 Rue du Faubourg Saint-Honoré, Paris 8e. Le documentaire “Devenir Lucky Love”, diffusé sur France 4 le 17 novembre 2025.
Coiffure : Julie Bennadji. Maquillage : Swan Arnaud avec les produits Givenchy Beauty. Assistants photographe : Margaux Jouanneau et Charles Hardouin. Assistants réalisation : Ar thur Callegari et Lou Gueguen. Numérique : Douglas Eliac chez D-Factory. Retouche : Marco Giani chez D-Factory. Production : Iconoclast Image