Les secrets du célèbre compositeur Thomas Roussel
Le public de happy few invité aux événements les plus chics connaît bien l’élégante silhouette de Thomas Roussel, qu’il voit surtout de dos, affairée à diriger un orchestre dans un lieu d’exception. Qu’il s’agisse des défilés Louis Vuitton de Pharrell Williams ou d’une fête marquant les 125 ans du Ritz Paris, le compositeur prodige est omniprésent en haut lieu, à l’image de ses œuvres irrésistibles, mariage anticonformiste entre symphonique et électro, aux accents volontiers épiques et grandioses.
Par Christophe Conte,
Portraits par Éric Nehr.

Thomas Roussel : un petit studio, de grands projets
Dans un espace réduit et tout en longueur, attenant à son beau salon immaculé, Thomas Roussel a installé son studio. Quelques synthés analogiques – dont l’un en trompe-l’œil, comme en décomposition, qui lui a été offert par l’artiste new-yorkais Daniel Arsham – avoisinent un gros ordinateur où l’essentiel se joue. C’est avec lui, en face à face et parfois en corps à corps, que le musicien sculpte des sons. Et construit des projets démesurés qui seront bientôt destinés aux multiples territoires où sa musique déploie ses pouvoirs ensorceleurs : cinéma, publicité, défilés, événements internationaux, salles de concert ou lieux d’exposition.
C’est là aussi, plus volontiers en lien avec son pouls intérieur, en connexion aussi avec une forme de spiritualité astrale, qu’il échafaude une musique personnelle, dénuée de toute fonction appliquée. Mais qui concentre son art des confrontations et des noces barbares entre symphonique et électronique. Son EP le plus récent s’intitule Late Metal (2022), palindrome qui joue sur les attractions et les mouvements dans l’espace. Et qu’accompagne une série de créations sur Instagram avec l’artiste Andy Picci, où une boule de métal liquide défie virtuellement la gravité en résonance avec les pulsations du son.
Un imaginaire musical nourri par… la physique quantique
Né en 1979, Thomas Roussel a consacré toute sa jeunesse à l’apprentissage de la musique. Il a choisi pour le reste une filière littéraire, mais aujourd’hui, c’est à travers la science, et notamment la physique quantique, qu’il stimule son imaginaire. “Je lis beaucoup de livres sur l’astrophysique, la physique atomique. Quand je compose, j’essaye de raconter ce que ça m’inspire. Les ondes gravitationnelles, par exemple, deux trous noirs qui fusionnent et dont les vagues font vibrer l’espace-temps jusqu’à nous. Chez moi, c’est quelque chose qui peut faire naître des dizaines de morceaux. J’ai l’impression que ma musique découle de ça, et c’est pour cette raison qu’elle se veut un peu grandiose.”
Grandiose, le mot est lancé. Et il illustre mieux que tout autre le travail de Roussel, garçon discret et affable, mais dont la musique peut prendre l’allure conquérante et homérique, parfois menaçante, d’une fresque épique aux percussions tribales, lorsqu’elle investit des lieux monumentaux comme le château de Versailles, la Cité interdite de Pékin, le dôme Al Wasl de Dubai, le casino de Monte-Carlo et même les courts de Roland-Garros.
“D’aussi loin que je me souvienne, le métier que je rêvais de faire c’était compositeur de musiques de film. Je voulais être John Williams.” – Thomas Roussel.
“D’aussi loin que je me souvienne, le métier que je rêvais de faire c’était compositeur de musiques de film. Je voulais être John Williams. C’est ce que j’ai dit à Lalo Schifrin [compositeur, entre autres, des bandes-son de Mission : impossible et de Bullitt] lors d’une master class quand j’avais 20 ans, et auquel j’avais apporté mes partitions pour lui demander ce qu’il en pensait. Il m’a donné le meilleur conseil de ma vie, sur un ton un peu sec : ‘Ne dis jamais que tu vas être compositeur pour le cinéma. Il faut que tu te considères comme compositeur, point. Tu développeras ton propre style, et les gens viendront te chercher aussi pour des films, mais pas que pour ça.’ J’ai mis quinze ans à assimiler ce qu’il voulait dire, mais ça m’a profondément influencé.”

L’art de mêler les cordes à l’électronique
Originaire de Dijon et d’une famille de musiciens amateurs, Thomas Roussel démarre le piano et le solfège sur les genoux de son père dès l’âge de 3 ans, entre au conservatoire à 4, apprend le violon à 6 et l’orgue à 8 (“Je voyais déjà ça comme un gros synthé, avec ses tirettes et ses pédaliers”). Puis, à l’adolescence, se destine à la composition et à l’orchestration.
“Là où, comme instrumentiste, je n’avais rien d’exceptionnel par rapport aux autres, j’ai senti qu’en écriture orchestrale et en compo, j’avais une facilité qui me permettait de dire des choses. L’influence du cinéma de Spielberg et de John Williams, lui-même inspiré par Stravinski et par les Français du début du 20e siècle, comme Ravel et Debussy, a fait le lien entre le classique et une autre forme de musique symphonique à laquelle je me suis identifié. L’autre chose qui me tombe dessus, dans les années 90, c’est la vague de la musique électronique au sens large.” La journée, Thomas Roussel planche sur ses partitions. Le soir, il fréquente L’An-Fer, le club de Dijon où Laurent Garnier tient une résidence mensuelle. Et où converge toute la diaspora techno et house, des pionniers de Détroit et de Chicago jusqu’aux futurs tycoons de la French touch.

Jeff Mills et les Daft Punk sur le chemin de Thomas Roussel
“La première fois que j’y suis allé, à 16 ans, j’ai senti les basses, non pas par mes tympans mais par le corps. C’est une émotion que je n’oublierai jamais, qui me faisait presque peur au début, et que j’essaye de revivre tout le temps depuis. J’utilise ces éléments-là dans la part électro de mes morceaux. Et le côté symphonique, ce sont de grandes envolées lyriques que l’on n’a pas facilement ou pas du tout dans la techno avec les synthés. Ce côté humain, qui bouge un peu, sur quelque chose de très strict. Je trouve que le mélange des deux donne un résultat très émouvant. L’arrivée de Massive Attack, de Björk, de Craig Armstrong, de tous ces artistes qui utilisaient des cordes dans leur musique, m’a encouragé dans cette voie.”
À L’An-Fer, il croise Jeff Mills, sans imaginer qu’il collaborera avec lui des années plus tard, en 2004, sur l’album Blue Potential, parfaite matrice de cette fusion électro symphonique qui a fini par germer. On lui présente aussi les Daft Punk à l’aube de leur ascension, trois semaines avant la sortie de Homework, ainsi que leur manager, Pedro Winter, et là encore il s’agit d’un signal faible de son futur destin puisque les deux garçons se recroiseront, deviendront amis, au point que Roussel sera commissionné en 2018 pour réaliser les arrangements pour grand orchestre du répertoire d’Ed Banger à l’occasion des 15 ans du label.
“L’arrivée de Massive Attack, de Björk, de Craig Armstrong, de tous ces artistes qui utilisaient des cordes dans leur musique, m’a encouragé dans cette voie.” – Thomas Roussel
Entre-temps, il s’est installé à Paris, a commencé à faire des musiques de film à la chaîne tout en développant un projet plus personnel, Prequell, qui lui ouvre les portes du monde de la mode et du luxe dans lequel il n’avait aucune entrée. “Grâce à Michel Gaubert, l’un de mes morceaux électro s’est retrouvé sur l’iPod de Karl Lagerfeld. J’ai été contacté par les équipes de Karl, qui m’ont dit qu’il n’arrêtait pas de l’écouter. Ensuite ils m’ont demandé si je pouvais venir jouer en live pour le défilé Chanel au Lido, à Venise. Avec un ami de Dijon, qui jouait du violoncelle, on a demandé à Karl de venir en studio pour le faire parler sur des bandes et intégrer sa voix à la musique. Il est venu, avec sept heures de retard, mais il a fait un speech génial. Il était disponible et d’une gentillesse incroyable.”

Du London Symphony Orchestra à Louis Vuitton
À 27 ans, Thomas Roussel voit s’ouvrir un chemin royal qui va le conduire à travailler pour Dior, Givenchy, Valentino, Cartier ou Kenzo, et à devenir le partenaire privilégié de Pharrell Williams chez Louis Vuitton, avec lequel il élabore le défilé historique du Pont-Neuf, en 2023, et tous les suivants. “À Hong Kong, il y a un an, il me demande de composer un morceau pour soixante ukulélés… S’il ne m’avait pas fait cette proposition, je n’aurais jamais eu la chance de creuser cet instrument. C’est génial de pouvoir bosser avec un autre musicien, avec quelqu’un qui a une vision aussi forte que la sienne. Pour moi, c’est hyper inspirant et j’apprends beaucoup. À l’occasion des cinq défilés que l’on a faits ensemble, ma mission n’a jamais eu la même forme. C’est ce que je trouve le plus enrichissant.”
Thomas Roussel ne se contente pas de composer et d’orchestrer des musiques de défilé. La disposition flexible de son orchestre fait partie intégrante de la scénographie. Comme lorsqu’il place les musiciens en ligne droite pour le show Dior Homme de Paris en 2015, ou en cercle pour celui de Guangzhou la même année. “Parfois, je me pose sur le lieu de l’événement à venir et j’attends que tout entre en résonance en moi. J’attends d’éprouver des vibrations. La musique, ce n’est que cela.” À propos de vibrations, d’ondes, de vagues, lui qui a dirigé le London Symphony Orchestra aux Studios Abbey Road, ou l’Orchestre philharmonique de Radio France, s’est même retrouvé, grâce à l’IA, à faire jouer sa musique par l’océan Pacifique. L’infini est sa limite.
Réalisation Jean Michel Clerc. Coiffure et maquillage : Richard Blandel chez B. Agency. Assistant photographe : Alexandre LeVouadec.