2 nov 2020

“Il y a du sexe dans tout ce que je crée” : rencontre avec la chanteuse Eartheater

Étrange oiseau de la folk expérimentale, la chanteuse et compositrice Eartheater – alias Alexandra Drewchin – a sorti le 8 octobre dernier son cinquième opus, écrit et enregistré lors d’une résidence en Espagne. L’occasion de replonger dans l’univers poétique et fantastique de cette Américaine, peuplé de phénix aux ailes métalliques, de femmes-dragons et d’orchidées rares cultivées dans l’ombre d’une grotte.
 

Pénétrer l’univers d’Eartheater, c’est découvrir un monde qui n’est plus complètement humain. Un monde où les femmes ont des ailes de dragon, des cornes de diable et des oreilles pointues. Où elles chevauchent de majestueux destriers pour partir à l’aventure et racontent leurs voyages à la tombée du jour, autour d’un feu, chantées par des voix pures et célestes, harpe et guitare à la main. Lorsque nous retrouvons la chanteuse en visioconférence, la scène pourrait sortir d’un film de Sofia Coppola. Eartheater se présente à nous dans l’intimité de sa chambre baignée d’une douce lumière rose, tandis que derrière elle, on discerne la silhouette d’un homme enroulé dans les draps d’un matelas qu’elle semble avoir quitté il y a peu. Il est à peine une heure de l’après-midi à New York, “très tôt” pour l’Américaine qui pourrait bien avoir rejoint cet appel au saut du lit. Pourtant, Alexandra Drewchin – de son vrai nom – est déjà maquillée et coiffée : du pourpre qui assombrit le coin de ses lèvres et ses cheveux auburn, dont quelques mèches sont élégamment appliquées sur son front, à ses ongles fuchsia parsemés de perles… la chanteuse a le souci du détail. À commencer par son nom d’artiste, qui lui a été soufflé il y a plus de dix ans par l’un des personnages du roman Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez, évacuant ses angoisses en dévorant le sol. Inspirée, Alexandra se rebaptise alors Eartheater – littéralement “mangeuse de terre” –, nom dans lequel elle retrouve également les anagrammes de heart, heat ou encore theater. Mais elle tiendra à le préciser dès le début de notre entrevue : “elle n’a aucun alter ego”.

Une enfance coupée du monde

 

 

Outre la littérature, l’artiste identifie les racines de son imaginaire dans son enfance au sein d’une grande ferme de Pennsylvanie, qui a selon ses mots éveillé en elle “quelque chose de complètement alien”. Scolarisée chez elle, souvent seule et presque coupée du monde, la jeune fille fait de la curiosité son maître mot, laissant advenir son émerveillement face à la nature qui l’environne. D’une grotte magique où poussent des orchidées à une rivière enchanteresse bordée d’arbres qui lui évoque “le royaume elfique du Seigneur des Anneaux, l’artiste nous formulera de cette campagne une description passionnée pendant près d’un quart d’heure. “Ça me touche tellement d’y repenser”, s’émeut-elle. Sa musique elle aussi exprime très bien ce devenir fantastique, voire mystique, de son environnement à travers son regard sensible : dès ses premiers albums Metalepsis, RIP Chrysalis (2015) et Irisiri (2018) l’artiste emporte l’auditeur dans un voyage vers un mystérieux éden. Si les rythmes feutrés pourraient bien y raconter les clapotis d’une eau frémissante, si les quelques tintements mélodieux et des les arpèges à la harpe ou guitare semblent faire résonner les couleurs et lumières d’une végétation luxuriante, les mouvements d’une faune imaginaire y trouveraient leur écho dans les grincements frénétiques des cordes des violons, pendant que les aigus extrêmes et polyphoniques de la voix d’Eartheater s’apparenteraient aux vocalises de cétacés légèrement étouffées par la densité des mers. Aussi étrange que voluptueux, le tableau est dressé et ne cesse de surprendre l’oreille, rappelant parfois les épopées musicales feutrées d’une Grimes à ses débuts ou les expérimentations dissonantes du duo CocoRosie. Mais seule l’artiste détient la clé de ses secrets.

“Il y a beaucoup de sexualité dans tout ce que je fais.”

 

 

Dès ses 18 ans, Eartheater quitte son havre de paix pennsylvanien pour New York, dont la profusion artistique, la vie nocturne et les cultures underground nourrissent son appétence pour toutes formes de création. D’ailleurs, la chanteuse parle de la musique comme on parlerait des arts plastiques : riche et imagé, son vocabulaire semble lui donner corps et matière. Une approche qui lui viendrait de son rapport intimement intuitif et viscéral à la création : “C’est comme si j’étais en conversation constante avec mon instinct : ma tête veut une chose, mon cœur en veut une autre, mon sexe encore une autre, mais mon instinct est ce qui maintient tout en équilibre.” Cet instinct, l’artiste le suit de nouveau en 2019 lorsqu’elle s’engage dans l’écriture un nouvel opus baptisé Trinity. Véritable tournant dans sa carrière porté par une métaphore filée sur la thématique de l’eau, celui-ci l’oriente vers un son plus électro-pop et moins expérimental qu’à l’accoutumée. Réussissant le tour de force d’être simultanément sombres et éthérées, ses mélodies et chants polyphoniques se voient ici rehaussés de beats par une poignée de producteurs avec lesquels Eartheater a collaboré – une première pour l’artiste – pour former des méandres sonores liquides où tout se mêle et dans lesquels on glisse sans rupture. Sur la pochette, le visage de la chanteuse apparaît en gros plan, des larmes opaques d’un blanc équivoque coulant de ses yeux bleu azur : l’album en atteste, l’artiste s’incarne de plus en plus dans sa musique, faisant de son propre corps un vecteur de son projet musical. “J’ai un corps très beau, alors pourquoi ne pas en faire profiter les autres ?, s’amuse la jeune femme. Il y a beaucoup de sexualité dans tout ce que je fais, même si on ne le perçoit pas toujours. C’est une force très puissante que je mobilise quand je chante.”

Eartheater, “Phoenix : Flames are Dew upon my Skin” (2020). Photo : Daniel Sannwald

Le phénix, allégorie d’un nouveau cycle

 


En octobre dernier, près d’un an après la sortie de Trinity, Eartheater est déjà de retour. De dos en contreplongée, parée d’ailes de chauve-souris et écartant les jambes pour laisser y apparaître un feu d’artifice, l’artiste tourne le regard vers l’objectif avec un air de défi. Sur la pochette percutante et embrasée de son nouvel album Phoenix : Flames are dew upon my skin, elle annonce déjà la couleur d’un cycle inédit dans sa carrière et dans sa vie, un cycle jalonné par de nombreuses polarisations et paradoxes : entre le souterrain et la montagne, entre le feu et la terre, entre la patience et l’impulsivité, la romance et l’ambition… Comme une revanche contre les démons qui l’ont auparavant martyrisée durant “ses multiples vies passées”, elle s’incarne au fil de ses paroles en phénix dont les ailes brûlées n’ont pas éteint la fougue de se battre ni de créer. Lors d’une résidence de dix semaines à Saragosse en Espagne, la chanteuse a composé les treize titres de l’opus tout en découvrant avec joie la pleine campagne, la nature, les animaux, le calme et le silence des paysages méditerranéens : “leur poussière, le piment de Cayenne, le curcuma, les rouges et les jaunes, les roches du désert” sont autant d’éléments qui ont imprégné l’esthétique de l’album. Quant aux fameuses guitares espagnoles, elles accompagnent en filigrane toute son écriture. Si le passé de joueuse de violon et le présent de guitariste aguerrie d’Eartheater y nourrissent une composition remarquable, où voix et instrumentation acoustique triomphent de nouveau, l’album semble également marquer l’avènement d’une nouvelle ère de la musique folk. Une ère où l’expérimentation trouve avec la simplicité de la mélodie chantée un équilibre harmonieux qui permet sa réinterprétation. “Dans la folk, je me retrouve beaucoup dans l’idée que les chansons puissent être apprises à d’autres personnes de sa famille, de son entourage ou de sa communauté, explique la chanteuse, désireuse de voir ses propres créations s’épanouir par leur transmission. Ainsi, cette approche traditionnelle et fondamentalement anticapitaliste de la musique fait qu’on n’en parlera plus vraiment comme une industrie. Juste comme un art qui vit et voyage dans le cœur des individus.”

 

 

Eartheater, Phoenix : Flames Are Dew Upon My Skin, disponible depuis le 8 octobre chez PAN.