Hiatus Kaiyote : confidences d’un groupe vénéré par les stars, de Kendrick Lamar à Doja Cat
Adulé par Kendrick Lamar, Doja Cat, Questlove, Prince ou Erykah Badu, le quatuor australien Hiatus Kaiyote défend Love Heart Cheat Code, son quatrième album studio disponible le 28 juin. Numéro a recueilli les confessions des membres de la formation néo-soul expérimentale : Nai Palm, Paul Bender, Perrin Moss et Simon Mavin.
Par Alexis Thibault.
Dans le salon de Nai Palm, la chanteuse de Hiatus Kaiyote
Il est presque vingt heures à Melbourne. Nai Palm achève tout juste une séance de répétition, chez elle, sous une improbable lueur écarlate. Il y a une quinzaine d’années, la chanteuse du groupe Hiatus Kaiyote écumait seule les jam sessions, accompagnée d’une petite guitare rose de magasin de jouets. Peut-être qu’un jour les chansons acoustiques de ses débuts referont surface. Pour le moment, les précieux enregistrements restent introuvables…
Au cours de l’entretien, elle prendra le temps d’étreindre quelques amis pressés, faisant cliqueter la myriade de bijoux qui recouvrent son visage, puis décrochera furtivement son téléphone en distribuant des “Love you” sans réserve. Nai Palm le confesse sourire aux lèvres : elle reste un oiseau de nuit. Petite, c’est la lune qu’elle apercevait par la fenêtre de sa chambre. Elle luttait contre le sommeil pour suivre le déplacement du satellite qui s’effondrait lentement de l’autre côté de l’embrasure. Puis elle tendait alors la main, une énième fois, pour tenter de capturer désespérément la boule blanche.
Dans moins d’une semaine, Hiatus Kaiyote, son groupe de neo-soul vénéré par la plupart des stars de notre époque, part pour l’Amérique. Puis ce sera un retour au bercail, en Australie, avant de rejoindre l’Europe avec un passage express par la salle Pleyel, à Paris, le 10 octobre.
L’improbable naissance du groupe Hiatus Kaiyote
Paul Bender, bassiste du groupe, vient tout juste de rejoindre la conversation.
– Paul, j’aimerais vraiment savoir comment vous avez rencontré Nai ?
– Ah ça ! C’était pendant l’un de ses concerts, en solo. Elle avait beaucoup d’imagination. Beaucoup d’inventivité. Bref, quelque chose de spécial. À la fin de sa prestation, je me suis planté devant elle pour lui donner ma carte de visite. Une horrible bout de carton Vista Print. Design standard. 50 centimes les 100 cartes. J’ai dit : “Ce que tu viens de faire… c’était vraiment très cool. Je crois qu’on devrait former un groupe.” Elle a dit : “D’accord, homme étrange. Je ne te connais pas, mais d’accord.” Puis je ne l’ai plus revue pendant un an.
Nai Palm éclate de rire. Elle aussi se souvient parfaitement du jour de leur rencontre.
– À l’époque, je n’avais pas le langage pour expliquer ce qui se passait dans ma tête. Musicalement je veux dire. Donc je rêvais de monter un groupe. Enfin quelqu’un allait comprendre et transcrire mes délires sonores. Un an après notre rencontre, nous avons finalement monté Hiatus Kaiyote. Au début, je fondais en larmes à chaque répétition, c’était beaucoup trop difficile pour moi. Ça ne fonctionnait pas quoi. Puis Simon Mavin, notre claviériste, a débarqué. Le groupe est alors devenu une expérience hilarante.
La néo-soul cosmique vénérée par les plus grandes stars
Les compositions vigoureuses de Hiatus Kaiyote résultent d’une écriture collective. En 2012, c’est dans une grande résidence d’artistes qu’ils enregistrent Talk Tomahawk, leur premier album de dix titres, qui séduit aussitôt le batteur Questlove, le DJ Gilles Peterson ou encore la reine de la néo-soul Erykah Badu. Quinze ans plus tard, rien n’a changé. Ah si ! Le quatuor australien adoubé par les regrettés Prince et Virgil Abloh est désormais dans les petits papiers de Robert Glasper, Beyoncé, Drake ou encore Kendrick Lamar qui ira jusqu’à sampler leur morceau Atari (Choose Your Weapon, 2015) sur son titre Duckworth (Damn, 2017).
On parle de musiciens virtuoses, de soul cosmique, de funk électronique, de R’n’B cyberpunk, de jazz kaléidoscopique, de hip-hop et de glitch, ce courant expérimental des années 90 inspiré par les caprices du matériel sonore défectueux. Leur musique n’a ni thème, ni carcan. C’est une suite de sons drolatiques qui les amusent. Comme une sorte de collage. Certains morceaux pourraient être de l’aquarelle, d’autres des pages arrachées dans un magazine de façon aléatoire. Tout est permis chez Hiatus Kaiyote. Aucune restriction. Et chaque chanson doit exister par et pour elle-même, comme un track-by-track interminable. À ce jour, Red Room (Mood Valiant, 2021) demeure l’un de leurs tubes les plus célèbres. Ce résultat inattendu d’un riff de basse tâtonnant de Paul Bender, a récemment été repris par Doja Cat lors d’une session pour la BBC, puis tout au long de sa tournée internationale.
– Vous considérez-vous encore comme un groupe underground, malgré votre succès ?
– Il nous arrive parfois d’effleurer la pop mais nous cherchons toujours à apporter “un petit truc en plus”, reconnaît Paul Bender. Disons plutôt que nous sommes un groupe de niche qui n’attire pas les haters et dont les fans ont beaucoup d’humour. Lorsque nous proposons quelque chose de décalé, ils ne se fâchent pas. Au contraire !
– Nous sommes respectés par des musiciens incroyables sans avoir plongé dans le mainstream pour autant, poursuit Nai Palm. Nous pouvons donc continuer à être bizarres ! Les gens sont obsédés par la célébrité alors que ce doit être terrifiant… Notre force réside certainement dans le fait que nous jouons réellement des instruments. À Coachella, en 2023, les gens venaient nous voir en disant : “Vous êtes le premier groupe du festival à ne pas utiliser de bande-son.” Ça paraît dingue non ?
Love Heart Cheat Code, un quatrième album délirant
Trois ans après l’album Mood Valiant (2021), Hiatus Kaiyote défend Love Heart Cheat Code, son nouveau disque de onze titres attendu le 28 juin sur Ninja Tune / Brainfeeder Records (label indépendant fondé en 2008 par un certain Flying Lotus). Un opus pensé comme un grand jeu et résumé en une pochette signée par l’artiste d’origine sri-lankaise Rajni Perera.
– Nai, comment l’idée de cette pochette vous est-elle venue ?
– J’ai contacté Rajni Perera peu après ma mastectomie… Car j’ai combattu un cancer du sein. Je cherchais des illustrations similaires aux symboles de la pochette pour pouvoir me les tatouer. Son œuvre est alors devenue très intime pour moi. Et puis, nous évitons au maximum d’utiliser des photos de nous pour illustrer nos disques. Notre musique n’a rien à voir avec nous, c’est simplement une question d’exploration sonore.
S’il fallait extraire trois morceaux issus de ce nouvel album pour les présenter au public, les membres de Hiatus Kaiyote miseraient sur les suivants : Make Friends, Telescope et White Rabbit, l’ultime titre du disque et l’une des productions les plus complexes de leur carrière. Le point de départ, l’Omnicord un instrument de musique électronique commercialisé par Suzuki en 1981 dans le but d’offrir un pendant électronique à l’autoharpe, variation américaine de la cithare. Paul Bender se souvient.
– J’ai branché les pédales de distorsion les plus dégueulasses que je possède sur l’Omnicord et j’ai lancé ma boîte à rythmes sur un mode improbable, dans le genre “foxtrot”. Le son était horrible. Alors j’ai enregistré. Puis on a commencé à chanter le morceau White Rabbit (1967) du groupe de rock psychédélique Jefferson Airplane. Nous avons ajouté du violoncelle et une autre section en référence au Clair de Lune de Debussy. C’était génial ! Un bordel organisé. C’était Hiatus Kaiyote finalement.
Love Heart Cheat Code, le nouvel album de Hiatus Kaiyote, disponible le 28 juin. En concert à la salle Pleyel (Paris) le 10 octobre.