23 fév 2023

Entre-soi et petites combines : les dessous des prix musicaux en France

En France, des dizaines de récompenses sont attribuées chaque année aux artistes musicaux. Mais entre reconnaissance du public et louanges des professionnels du milieu, les critères d’attribution de certains prix restent encore flous et rares sont ceux qui osent en révéler ouvertement les secrets. Course à l’audience, magouilles et entre-soi… les prix musicaux sont-ils en réalité une grande mascarade ?

Le trio d’humoristes Les Inconnus remporte la “Victoire du vidéo-clip” pour “Auteuil, Neuilly, Passy” en 1992 et s’imposent devant Marc Lavoine (Paris) et Mylène Farmer (Désenchantée)

Le top départ de la 39e cérémonie des Victoires de la Musique sera donné le 9 février, en direct sur France 2. Cette année, 25 artistes s’affrontent dans différentes catégories mais c’est la compositrice Zaho de Sagazan qui domine la compétition après le succès de son premier album La Symphonie des éclairs. De son côté, le journaliste Christophe Airaud a rencontré, pour France Info Culture, Vincent Frèrebeau, le patron du label Tôt ou tard, qui a été désigné nouveau président de cette édition. Lui défend une nouvelle organisation des Victoires, cérémonie régulièrement accusée de favoriser l’entre-soi et raillée pour son manque de diversité artistique. Cette année, avec Vincent Frèrebeau, les petites combines et les arrangements entre amis, c’est terminé. En toute logique, on retrouve donc Jain, Louane, Aya Nakamura et Véronique Sanson dans la catégorie “Artiste féminine de l’année” et Étienne Daho, Pierre de Maere, Gazo et Vianney dans la catégorie “Artiste masculin de l’année”. Une belle représentation de la diversité musicale de l’Hexagone.

Les prix musicaux ? Quelle question ! Tout le monde sait bien que ce sont les labels qui font leurs magouilles !”, rugit une attachée de presse, manquant de recracher son expresso. Censés légitimer le travail d’un artiste, ces récompenses très convoitées sont souvent critiquées pour ne pas refléter les goûts du public ou ne satisfaire que les intérêts d’un entre-soi. Accords occultes, votes de façade et secrets de Polichinelle… les cérémonies musicales sont-elles vraiment une grande mascarade ?

 

1. Les récompenses musicales : une tradition française devenue un rendez-vous populaire

 

Pour mieux comprendre l’origine de ces distinctions honorifiques, il convient de remonter au prix Henry-Jousselin, initié par la fondation éponyme, qui récompense dès 1938, et de façon annuelle, “une œuvre de poésie légère”. Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, alors que de nombreux établissements culturels ont été détruits et et que les musiciens professionnels se font rares, l’Académie Charles-Croc (1947) constituée de critiques et de spécialistes de disque décide de redynamiser l’activité musicale en récompensant différentes œuvres enregistrées. Le prix traverse le temps avec brio et célèbre Juliette Gréco comme Pink Floyd. Cette idée connaîtra une grande prospérité puisqu’une myriade de nouveaux prix apparaissent alors, notamment celui de l’Académie du jazz (1955) ou ceux de la Recording Academy outre-Atlantique et ses fameux Grammy Awards (1958), capables de transformer la carrière d’un artiste en une seule soirée. En France, il faut attendre 1985 pour que la télévision s’empare enfin du concept : la chaîne Antenne 2 diffuse la toute première édition des Victoires de la musique, en direct, depuis le Moulin-Rouge. Un événement présenté par le chanteur Daniel Balavoine et initié, entre autres, par le journaliste du Monde Claude Fléouter et Jack Lang, alors Ministre de la culture. Depuis, des dizaines de récompenses sont attribuées aux artistes musicaux ayant marqué l’année d’un album avant-gardiste, d’un morceau à la ritournelle entêtante ou d’un clip vidéo disruptif. En théorie. Car les critères d’attribution de certains prix restent encore flous et rares sont ceux qui osent en révéler ouvertement les secrets.

2. Les Victoires de la musique, une cérémonie poussiéreuse mais incontournable

 

Vendredi 10 février 2023. La Seine musicale de Boulogne-Billancourt accueillait la 38e cérémonie des Victoires de la musique diffusée en direct sur la chaîne France 2. Une célébration mortifère de plus de trois heures qui ne réunira que 2,3 millions de téléspectateurs en moyenne, presque moitié moins qu’en 2006. Proche de l’asphyxie, le programme survit à grand renfort de magnétos d’archives poussiéreux et enregistre une baisse d’audiences constante depuis 1995 – 29 % de part de marché contre 16% aujourd’hui – subissant de plein fouet la multiplication des chaînes, la concurrence du digital et le désintérêt non feint des jeunes générations. Il faut dire que les artistes les plus écoutés sur les plateformes de streaming actuellement – principalement des rappeurs – sont très rarement conviés à la cérémonie qui a donc perdu en crédibilité d’année en année. En 2007, les Victoires de la musique créent par exemple une catégorie “musique urbaine” fourre-tout et discutable alors qu’un trophée de l’“Album rap/hip-hop” existait pourtant en 2004. Régression totale. Dernier porte-étendard du genre: le rappeur Orelsan qui a remporté dix trophées sur onze nominations de 2013 à 2018. “Le rap est très mal représenté au sein des Victoires de la musique, tout le monde s’accorde là-dessus, commente une attachée de presse. Mais en parlerait-on autant si l’institution n’était pas aussi prestigieuse ? Ce trophée reste la récompense française la plus convoitée par les musiciens.” En 2023, on aura célébré les mêmes artistes que les années précédentes: la star belge Angèle (nommée en 2019, 2020, 2022 et 2023) l’indétrônable Orelsan (2018, 2019, 2022, 2023), ou encore la sémillante Clara Luciani (2019, 2020, 2022, 2023).

 

Difficile d’évaluer objectivement la qualité artistique contrairement à la réussite qui, elle, se résume à une analyse du nombre de disques vendus et d’écoutes en streaming sur les plateformes. Aux Victoires de la musique, c’est chaque année la même rengaine : les artistes récompensés sont enchantés mais les labels ignorés crient à l’injustice. Outre les guerres d’égo et rivalités en tout genre – on parle notamment d’une adversité féroce entre Juliette Armanet et Clara Luciani qui ont emprunté un créneau artistique similaire et appartiennent au même label – les Victoires seraient finalement un bon tremplin pour les jeunes pousses. La compositrice Jeanne Added en sait quelque chose. En 2019, elle a remporté deux trophées aux Victoires de la musique – “Meilleure artiste féminine” et “Meilleur album rock” pour l’opus Radiate. Pourtant, sa nomination trois ans plus tôt dans la catégorie “Album révélation de l’année” [Be Sensational]aura été bien plus utile à sa carrière: “J’ai perdu mais mon passage télé m’a été bénéfique. Les Victoires de la musique restent l’une des seules émissions de télévision française dont l’audience permet à des musiciens de gagner en notoriété. Les billets pour ma tournée se sont vendus plus facilement. Contre toute attente, ma défaite a été bien plus efficace que ma victoire.” Elle poursuit, évoquant ses multiples prestations : “En coulisses, le stress est palpable. Contrairement à un vrai concert où il est possible de se rattraper d’un morceau à l’autre, à la télévision, il faut tout montrer en 2 minutes 30.” L’émission peut donc clairement révéler un artiste au public ou même à ses homologues. On apprendra par exemple que les managers des artistes les plus installés dans le paysage musical inscrivent la date des Victoires en rouge sur le calendrier de leurs tournées. Si vous êtes nommé, vous devrez donc être disponible le jour J. Plus qu’un simple prix, cette cérémonie reste l’un des derniers shows télévisés centrés sur la musique, une opération très intéressante pour les artistes… et surtout pour les labels (de musique) qui misent sur leurs récentes signatures tout autant que sur leurs figures de proue. 

 

Compositeur, producteur et président du Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP), Bertrand Burgalat, 59 ans, s’amuse de la situation: “C’est une sorte de jeu politique. La seule chose concrète à faire serait de proposer 24 catégories très représentatives et une prestation du lauréat de chacune d’elles. Ils ont récemment réformé le corps électoral… comme si c’était ça le problème.” Pour France télévision, l’objectif n’est pas d’offrir des trophées mais de maintenir l’émission à flot. C’est pour cela que la chaîne a tout interêt à programmer des artistes populaires et bien identifiés pour attirer les téléspectateurs. En témoigne le générique de l’émission qui, cette année, annonçait dès les premières secondes tous les artistes présents lors de la cérémonie. Un comble pour ce type d’événement qui mise d’ordinaire sur le suspense et l’effet de surprise.

3. Une hégémonie indiscutable des mastodontes de l’industrie musicale

 

Sur son site internet, l’institution joue la carte de la transparence en diffusant le règlement officiel des Victoires de la musique : “Le Conseil d’Administration arrête chaque année la composition de la liste des votants […] Cette liste est composée de 800 membres, pour le premier et le second tour […] L’Association envoie à chaque votant, par mail, un identifiant et un mot de passe – pour permettre un contrôle nominatif sans pour autant que le secret du vote soit trahi. […] Un vote à deux tours est organisé auprès de l’Académie pour l’ensemble des catégories (sauf pour la “Chanson originale de l’année” soumise à un vote du public).” Parmi les nominations des Victoires de la musique 2023, on retrouve plusieurs membres de la même écurie : Angèle, Juliette Armanet, Clara Luciani, Stromae, Bigflo et Oli, Pomme, Lujipeka ou le parrain de la cérémonie Calogero pour Universal, Pierre de Maere et Orelsan pour Wagram, Tiakola pour Sony. Et cette année là, Stéphane Espinosa – membre du groupe Universal – avait poursuivi son mandat à la présidence des Victoires débuté en 2022. L’un de ses anciens collègues évoque justement le président de la 38e édition : “Stéphane Espinosa est un homme adorable. Il est passé par Virgin Records et a lancé le label 3e bureau pour la société Wagram. C’est d’ailleurs lui qui a découvert et signé Orelsan avant de poursuivre sa carrière à la tête de Polydor [Universal]. Il n’y a rien d’étonnant à cette hégémonie de label, c’est la même que dans le milieu de l’édition où Gallimard, Albin Michel et Grasset se partagent le prix Goncourt à tour de rôle. En musique Sony, Warner et Universal raflent tous les prix parce qu’ils ont les moyens de signer les meilleurs artistes ou de fournir un arsenal marketing à leurs jeunes talents.”

 

Mais avec plus de la moitié des artistes nommés issus de la même maison de disque (9 sur 17 en compétition cette année), des soupçons d’ingérence pèsent forcément sur l’intégrité des votants. Si elle n’a jamais participé elle-même à la procédure de vote, celle que nous appellerons Jade rend compte des discussions auxquelles elle a assisté avec des membres de maisons de disque : “On dira toujours que c’est un parfait hasard mais, ce que je sais, c’est que les votes attribués aux programmateurs de spectacles (tourneurs) et aux maisons de disque fonctionnent au pro rata de leur puissance sur le marché. En d’autres termes, un mastodonte comme Universal a forcément plus de voix qu’un petit label indépendant. Et les maisons de disque s’arrangent entre elles. Exemple : je suis votre consigne de vote car je n’ai aucun artiste représenté dans telle catégorie et, en échange, vous votez pour mon artiste dans cette autre catégorie.” Entre les attentes de France 2 et cette hégémonie des mastodontes de l’industrie, les artistes peuvent parfois aussi être pénalisés. C’est le cas du groupe La Femme qui remporte le prix de “l’Album Révélation” aux Victoires en 2014 pour Psycho Tropical Berlin puis revient trois ans plus tard dans la catégorie “Album rock” pour Mystère sans toutefois décrocher le précieux sésame. Deux albums distribués à l’époque par le label Barclay [Universal]. Coïncidence ou mise à l’écart volontaire, leurs deux opus suivants distribués cette fois de façon indépendante – Paradigmes (2021) et Teatro Lucido (2022) – ne seront, pas nommés aux Victoires de la musique. “Je pense surtout que c’est une question de cycle, remarque l’attachée de presse. Certains labels ont parfois le vent en poupe et multiplient les nominations. Si vous épluchez le palmarès année après année, vous trouverez forcément des moments où Sony, Believe ou Wagram gagnaient tout.”

4. Le prix Joséphine ou la promesse d’un prix plus juste

 

Peut-on vraiment proposer un prix musical aussi juste que légitime ? Cérémonie de récompenses imaginée par la radio NRJ et le groupe TF1 en 2000, les NRJ Music Awards éditent leur propre liste de nominations et privilégient le vote des internautes. Quant au Grand Prix de la SACEM (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique), il célèbre depuis 2006 les auteurs, le jazz, l’humour, la musique symphonique et les talents émergents – Air, Aya Nakamura, Jérôme Commandeur – sans bénéficier pour autant d’une exposition considérable ou d’un crédit hors du commun auprès du grand public. Même le prix Constantin, récompense initiée en 2002 supposée saluer l’œuvre d’un artiste émergent ne parviendra pas à survivre plus de dix ans… Créateur des éditions Kitsuné, Frédéric Junqua reste persuadé qu’il est possible de proposer un prix plus juste. En 2022, il imagine avec Christophe Palatre, ex-directeur général du label Parlophone (Warner), une nouvelle récompense dont le nom célèbre l’héritage de Joséphine Baker et d’Alain Bashung (une référence à l’album Osez Joséphine sorti en 1991). Le prix Joséphine est présenté comme suit : “Pour la première fois, un jury entièrement composé d’artistes distinguera les albums selon le seul critère de la qualité artistique, sans barrière de genre musical et quelle que soit la notoriété de l’interprète. Un comité de sélection constitué de journalistes – non rémunérés – représentatifs de la diversité musicale établira une première liste de 40 albums parmi les productions inscrites. Cette liste sera ensuite soumise au vote du jury d’artistes pour constituer le palmarès du Prix Joséphine à savoir les dix albums de l’année.” Parmi les membres du jury de l’édition 2022: l’Impératrice, le rappeur Oxmo Puccino, le producteur Myd, ou les compositrices et interprètes Imany et Keren Ann. Frédéric Junqua insiste: ce prix ne se positionne pas contre les autres. D’autant que les artistes, qui s’inscrivent eux-mêmes pour participer, ne le font pas seulement pour gagner mais simplement pour que leur album soit écouté. “Cela a une valeur considérable lorsque le comité est composé de membres de la profession, précise le fondateur. Même s’ils ne sont pas finalistes, les journalistes peuvent défendre leur travail dans les médias et les artistes du jury peuvent aussi leur proposer des collaborations inespérées.”

 

La première lauréate du prix Joséphine se nomme November Ultra. Véritable perle, la jeune femme de 34 ans a fait ses armes lors des premières parties de Pomme et de Clara Luciani puis a été sacrée “Révélation féminine de l’année” aux Victoires de la musique 2023. Elle appartient elle aussi à l’écurie Universal. En récompensant des albums plutôt que des personnalités, le prix Joséphine semble enfin avoir compris comment saisir l’hybridation de la musique contemporaine sans catégorie ni distinction de genre. Malgré toute la bonne volonté des organisateurs, le musicien Bertrand Burgalat s’esclaffe : “Frédéric Junqua peut raconter ce qu’il veut, cela reste un prix d’entre-soi comme tous les autres. Son prix Joséphine a déjà perdu en crédibilité au même titre que le Prix Constantin ou le Prix des Indés créés par des gens du sérail. Toutes ces tentatives ne peuvent générer que de la déception et je ne vois pas ce que cela pourrait faire émerger de différent.” Selon lui, les récompenses musicales ne devraient donc saluer que le succès commercial, c’est à dire les ventes physiques et digitales comme les attribuent le SNEP (Syndicat national de l’édition phonographique) en distribuant les disques d’or et autres certifications. Il poursuit sur sa lancée : “Parlons franchement. J’ai souvent été membre d’un jury et lorsque l’on vote pour quelqu’un dans ces conditions là, on se demande souvent si notre choix profite vraiment au prix, si nos goûts nous donnent une bonne image. Pire encore, selon les résultats, certains jury finiront par privilégier une homme, une femme ou une personne de couleur pour éviter toute polémique… ce qui finira par déprécier complètement les lauréats. C’est atroce.

 

5. Les Flammes ou la rébellion du milieu du rap

 

Longtemps ignorés par les cérémonies officielles, le milieu du rap se retranche quant à lui au théâtre du Châtelet le 11 mai 2023. Intitulée “Les flammes” cette nouvelle cérémonie inédite en France a été pensée comme une véritable fête a choisi une diffusion entièrement digitale car “la télévision reste synonyme de contraintes de temps et de ligne éditoriale…”. Un jury anonyme et issu de différentes branches de l’industrie musicale votera pour récompenser entre autres le “Morceau carribéen de l’année”, l’ “Album rap de l’année” ou encore la “Révélation féminine de l’année”. Au total, 21 flammes avaient été remises lors de cette première édition très attendue… et sponsorisée par Spotify. On pourrait justement se demander si la plateforme de streaming, en éditant elle-même ses playlists et ses algorithmes, ne fait pas la pluie et le beau temps dans le paysage musical actuel. En 2021, Antoine Monin, Head of Music chez Spotify France répondait justement à nos questions: “La musique reste une formule magique. Parfois, le marketing ne suffit pas. L’écoute de playlists est largement minoritaire par rapport aux autres types d’écoute. Il y a les plus actifs qui savent ce qu’ils cherchent et génèrent leurs propres playlists et ceux qui se laissent guider. C’est à eux que nous devons présenter les nouvelles tendances en éditant des playlists par genre.” Mouvement à suivre ou simple formule magique, Les Flammes avaient visiblement évité les multiples écueils des prix musicaux, entre accords tacites, votes de façade et règnes d’artistes interminables. “La réussite artistique est complètement arbitraire, souligne Bertrand Burgalat. Un tube qui passe au stand auto-tamponneuse à la fête foraine de votre ville, ça c’est la consécration !”

 

La cérémonie des Victoires de la Musique se déroulera le 9 février 2024 en direct de La Seine Musicale sur France 2 et France Inter.