Elysia Crampton, ou quand la musique électro s’engage pour la culture queer et contre la colonisation
La nature singulière des compositions d’Elysia Crampton réside dans un enchevêtrement d’éléments sonores en apparence discordants. Jingles de radio FM, hurlements et rires cartoonesques, explosions d’armes à feu et effets dignes de science-fiction de série B se confondent à des rythmes saccadés sous influence de musiques traditionnelles sud-américaines, comme le kullawada, le huayño ou le tarqueada.
Par Bruce Levy.
Son quatrième album studio qui vient de paraître sur le label Break World Records a été partiellement enregistré en 2010, époque à laquelle Crampton produisait sous le nom d’E+E. Dans cet album éponyme, les samples de la productrice apparaissent comme des signatures soniques, puis se volatilisent dans des culbutes rappelant par moment les ravages électroniques du groupe japonais Boredoms à la fin des années 90. Cet environnement sonore violent est aussi marqué d’instants de grâce – il est construit autour d’une pensée décoloniale et abolitionniste. Un courant populaire en Bolivie dont la sociologue Silvia Rivera Cusicanqui est l’une des figures de proue depuis les années 70.
Dédié à une femme travestie nommée Ofelia, ce nouvel album est une manière pour l’artiste de légitimer sa propre identité, longtemps perçue par sa famille et plus largement par la société, comme une invraisemblance.
L’artiste californienne descend (par sa mère) d’un peuple originaire de la région andine de l’actuelle Bolivie appelé les Aymaras. De religion tellurique, ce peuple auquel appartient l'actuel président bolivien Evo Morales a survécu à une double colonisation : une première par l’empire Inca puis une seconde par le peuple espagnol. Fortement marquée par son héritage ethnique, la musique de Crampton est envahie de cette spiritualité : “on nous a appris que la personne qui se réfère à son passé dans le présent ; ou voit le passé comme son avenir ; est quelqu'un qui est malade : le toxicomane, empêtré dans une boucle temporelle, la personne handicapée ou aliénée, ‘déconnectée’ de la réalité, prise dans les limbes. Le passé n'est-il pas devant nous, ce qui reste, et ce que nous voyons quand nous regardons les étoiles, témoin de cette lumière ancienne qui brille sur nous dans l'ici et maintenant ?”
Le style musical d’Elysia Crampton fait converger derrière elle une poignée d’artistes d’avant-garde tels que Chino Amobi ou Total Freedom. Souvent situées entre la world music et les “musiques dansantes futuristes” par manque d’originalité de la critique, les créations de Crampton ont avant tout pour nature la remise en cause de l’ordre établit. Parallèlement, cette affiliation aux musiques répétitives ainsi qu’à une conception occidentale du futur est un contresens fondamental pour l’artiste : “Il est difficile de parler du futur d'un point de vue Aymara car là où beaucoup semblent aligner ou placer l'avenir, suivant quelque chose comme la logique du temps linéaire, c'est là que nous situons le passé.”
La musique d’Elysia Crampton agit comme un processus de justice réparatrice des effets du colonialisme, notamment sur les personnes queer…
Elysia Crampton est transexuelle et porte un attachement particulier à rappeler la place prédominante des corps transgenres et queer dans sa culture ancestrale. Dédié à une iconique china (femme en Aymara) travestie nommée Ofelia, ce nouvel album est une manière pour l’artiste de légitimer sa propre identité, longtemps perçue par sa famille et plus largement par la société, comme une invraisemblance. Dans une interview donnée au magazine Tank, elle explicitait ses intentions : “j'ai dédié mon disque à Ofelia, alias Carlos Espinoza, qui était une des mariposas, ou papillons, qui a changé pour toujours le costume de la china supay dans les années 1960 et 1970, la femme diabolique Aymara interprétée par des corps queer et trans dans les festivités de rues, qui, bien que désormais formellement christianisées, remontent à avant la conquête.”
L’intersectionnalité (un terme sociologique inventé par l’universitaire américaine Kimberlé Williams Crenshaw pour désigner des personnes subissant simultanément plusieurs formes de discrimination) est au cœur de la pensée d’Elysia Crampton. Sa musique agit comme un processus de justice réparatrice des effets du colonialisme, notamment sur les personnes queer : “nous sommes victimes de la nationalisation de nos récits, de notre histoire et de notre résistance – c'est-à-dire l'avalement de nos coutumes dans les projets nationalistes (que ce soit au Pérou, en Bolivie, au Chili, en Argentine, etc.), et pas seulement la christianisation de nos coutumes”.
Attribué avant tout au genre électronique, cet album (tout comme les albums précédents de Crampton) a redynamisé le lien entre musique électronique et spiritualité. Dans un contexte ou les musiques populaires peinent à se réinventer, rencontrer la musique d’Elysia Crampton fait l’effet d’une révélation.