Rencontre avec Curtis Harding, l’un des derniers gardiens de la soul vintage
Lec chanteur et musicien soul américain Curtis Harding dévoilera son quatrième disque studio, Departures & Arrivals: Adventures of Captain Curt, un album-concept où la soul flirte avec l’exploration spatiale, en septembre 2025. L’artiste a accordé, à cette occasion, un entretien à Numéro et revient sur ses influences, ses combats, et sa vision de l’art comme une thérapie.
propos recueillis par Alexis Thibault.
Curtis Harding, un soulman anachronique
On lui donnerait facilement dix ans de moins. Le musicien et chanteur américain Curtis Harding, 46 ans, attend Numéro dans une suite surannée de l’hôtel Rochechouart, à Paris. Le décor évoque les années 70 : jalousies closes, lumière rasante, atmosphère de polar de la Blaxploitation. Un flic en planque pourrait surgir à tout moment derrière le store.
Mais c’est bel et bien lui qui occupe l’espace, les santiags plantées dans la moquette sombre, lunettes vintage posées en diadème. L’ancien choriste de Cee Lo Green connaît la mécanique bien huilée de l’interview. Aujourd’hui, il défend son quatrième album studio : un disque dense, une musique libre, personnelle, à l’image de son parcours à contre-courant.
C’est en 2014 que tout commence officiellement, avec le disque Soul Power, dont la pochette, signée Hedi Slimane, le fige déjà comme une icône hors catégorie. Vingt morceaux enregistrés à la hâte à Atlanta, douze conservés, et une esthétique qui émerge déjà : la slop’n’soul. Alliance désinvolte de soul viscérale résolument old school, de garage rock, de blues psyché et cette empreinte gospel maternelle… Une soul un peu déglinguée, en quelque sorte, ancrée dans la rue autant que dans le souvenir.
Les explorations spatiales de Curtis Harding
Curtis Harding a toujours regardé ailleurs. À croire que les constellations l’attirent davantage que les spots. Né à Saginaw, dans le froid tranchant du Michigan, élevé à Los Angeles, parfois en Alabama, souvent ailleurs — au Mexique, aux Bahamas — il a grandi en fragments, dans une géographie éclatée. À l’école, il sautait dans les flaques et dans les fontaines. Non pour attirer les regards, mais pour vérifier qu’il en était capable. Sa musique porte encore cet instinct : explorer, toujours, sans s’annoncer. À la soul, au funk, au rock, il préfère l’image d’un vieux poste cathodique, qui diffuserait des souvenirs flous, des scènes d’amour lointain, des hallucinations.
Dans Departures & Arrivals: Adventures of Captain Curt, son nouvel album disponible le 5 septembre 2025, il devient capitaine d’un vaisseau perdu dans les étoiles. Métaphore limpide. Curtis Harding y raconte l’exil, la distance, l’impossible retour ou l’attente. Enregistré en live, auto-produit à Austin dans les studios Electric Deluxe Recorders, le disque s’impose comme une traversée.
Cordes baroques, éclats psychédéliques, grooves somptueusement poussiéreux : tout s’agence dans un récit cohérent et mouvant, un opéra soul traversé de tensions et de grâce. Chaque morceau agit comme une balise dans le noir. Et tout fonctionne justement parce que l’artiste ne cherche pas à briller. Rencontre.
L’interview de Curtis Harding
Numéro : Il paraît que le réalisateur Ridley Scott a influencé la création de ce nouveau disque…
Curtis Harding : Je l’admire énormément. Disons que son univers m’a accompagné tout au long du processus. Legend (1985) est l’un des tout premiers films dont je suis tombé amoureux. C’est un long-métrage fantastique avec Tom Cruise, que peu de gens connaissent… ou du moins, peu savent que c’est Ridley Scott qui l’a réalisé. De son travail sur Alien à son goût du kitsch, son cinéma m’inspire profondément. J’aime son sens de l’aventure, sa manière de faire durer une saga, même lorsque ça ne prend pas. Je suis quelqu’un de très visuel. Lorsque je compose, je replonge dans des souvenirs ou je me glisse dans la peau d’un autre, comme un acteur.
Est-ce ainsi que vous définissez le rôle d’un artiste : se glisser dans la peau d’un autre ?
Je crois qu’un artiste doit proposer un point de vue. Il doit troubler, manifester, enseigner, remettre en question l’ordre établi. Trouver la meilleure manière de le faire, c’est tout l’enjeu. Et cela ne s’applique pas qu’aux artistes. C’est, à mon sens, la responsabilité de chacun.
Les évolutions technologiques et la prolifération de l’intelligence artificielle ont-elles transformé votre approche du sound design ?
Pas vraiment. Je continue à travailler à l’ancienne ! Cela ne signifie pas que je sois opposé à l’usage de certains outils modernes. Simplement, je ne suis pas de cette génération. À mes oreilles, un ampli à lampes sonne toujours mieux. Et je suis convaincu qu’une oreille affûtée peut toujours faire la différence…
“Un artiste doit proposer un point de vue. Il doit troubler, manifester, enseigner, remettre en question l’ordre établi.” Curtis Harding
Vous êtes fasciné par l’exploration, notamment spatiale. Cette obsession pour l’ailleurs trahit-elle un manque, comme si votre vie ne vous suffisait pas ?
Non, je ne crois pas. Je pense simplement que nous devrions toujours nous projeter vers l’avenir. Cela me semble être le principe même de l’évolution. Il est naturel de vouloir aller plus loin, vous ne trouvez pas ? L’imagination participe aussi à cette dynamique. Pourquoi ne pas repousser les limites et se transporter ailleurs ?
Ne voyez-vous pas un paradoxe entre votre fascination pour le futur et votre méthode de composition très old school ?
C’est vrai que le contraste peut surprendre… Quand on bâtit une maison, il faut commencer par de bonnes fondations. Pour moi, la musique old school, c’est précisément cela. Explorer, c’est réinventer la roue — pas forcément pour l’améliorer, mais pour la transformer. Ce que je cherche, c’est dire : “Oui, on a déjà entendu ça, mais comment peut-on le réinterpréter et lui insuffler une nouvelle vie ?” Mon objectif, c’est de conserver une base solide, tout en allant un peu plus loin.
“De nombreux artistes sont piégés par de mauvais contrats. D’autres sombrent dans la drogue ou l’alcool. Malgré ces épreuves, certains parviennent à créer une musique d’une grande beauté.” Curtis Harding
Vous arrive-t-il de refuser certains projets, tout simplement parce qu’ils ne vous ressemblent pas ?
Oui, cela m’est arrivé récemment. On m’a proposé un rôle au cinéma, que j’ai poliment décliné. Ce n’était ni le bon moment, ni le bon projet. J’avais déjà joué un musicien de blues, L.C. Soothe, dans la série Hap and Leonard, et je ne voulais pas être enfermé dans ce type de rôle…
Dans ce disque, vous créez littéralement de l’espace grâce à une écriture de cordes très expressive. On y découvre une dimension à la fois aérienne et cinématographique…
Pendant l’enregistrement avec Steve Rockman, j’écoutais beaucoup The Gap Band. Leur musique m’a profondément inspiré. J’aurais adoré que Charlie Wilson chante sur ce morceau, d’ailleurs. Ce disque est un véritable album-concept. Si j’écrivais un film, il aurait besoin d’un tel niveau de drame et d’intensité. Je voulais que ces arrangements soient si forts qu’on puisse les écouter seuls.
Quelles sont les choses les plus tristes que vous ayez découvertes dans l’industrie musicale ?
C’est un univers parfois complètement fou. De nombreux artistes sont piégés par de mauvais contrats. D’autres sombrent dans la drogue ou l’alcool. Malgré ces épreuves, certains parviennent à créer une musique d’une grande beauté. La douleur peut engendrer une parole sincère et puissante.
“Prendre soin de sa santé mentale, c’est aussi apprendre à se mettre en pause pour mieux revenir.” Curtis Harding
Et vous, comment avez-vous échappé à ces pièges ?
J’ai simplement pris mon temps. Je suis ce qu’on appelle un late bloomer, un épanoui tardif. J’ai moi aussi connu des nuits agitées et quelques mauvaises expériences dans le métier. Mais si l’on ne se précipite pas, et si l’on aime sincèrement la musique, on finit toujours par retrouver son équilibre. Il est crucial de pouvoir se confier à quelqu’un. Ne pas avoir honte de ses failles. Ne pas avoir peur de dire qu’on va mal. Encore une fois : tout commence par une base solide. Si vous avez cela, vous pouvez toujours revenir à l’essentiel. En tout cas, pour moi, cela n’a jamais été une affaire d’argent.
Avez-vous déjà songé à tout arrêter ?
Oui. En tout cas à mettre fin à ma carrière professionnelle. Le business, les tournées, la pression constante… tout cela peut être très éprouvant émotionnellement. Il faut savoir s’arrêter, se recentrer, et retrouver une présence authentique sur scène. Monter sur scène vidé, en mode automatique, ce n’est pas un objectif. Prendre soin de sa santé mentale, c’est aussi apprendre à se mettre en pause pour mieux revenir. Devenir une version plus ancrée de soi-même. Des artistes comme Amy Winehouse et tant d’autres se sont perdus. Souvent parce qu’ils étaient mal entourés. Il faut savoir s’éloigner, revenir à l’essentiel… et comprendre que ce n’est pas si grave. Vous passez en premier. Sinon, à quoi bon ?
Pourquoi avez-vous mis le rap de côté ?
Je ne l’ai pas abandonné. J’ai même enregistré un morceau rap pour cet album, mais il ne collait pas avec l’ensemble. J’adore le rap, mais je pense que d’autres sont mieux armés que moi pour ça. C’est comme un sport de haut niveau : cela exige une discipline constante. Si vous ne vous entraînez pas, vous perdez le rythme. Il faut que je m’y remette sérieusement. Pour l’instant, je continue à progresser à la guitare…
Departures & Arrivals: Adventures of Captain Curt de Curtis Harding, disponible le 5 septembre 2025.