11 mai 2023

Comment Daft Punk a réconcilié la pop et l’électronique avec Random Access Memories

Le duo français casqué culte Daft Punk, désormais séparé, réédite cette semaine son ultime album, Random Access Memories, paru il y a tout juste 10 ans, avec ce nombreux inédits. L’occasion de revenir sur un disque-phénomène qui a changé la face de la musique électronique en la rendant plus pop et humaine. Une révolution.

Il y a 10 ans, on ne le savait pas encore, mais le duo casqué culte désormais séparé Daft Punk sortait son quatrième et ultime album. Et pas des moindres. Random Access Memories est sans doute leur disque le plus intime, touchant et sensible. RAM (pour les intimes) ressemble en effet à un rêve de gosse devenu réalité, celui de deux grands enfants qui ont rencontré leurs héros et ravivé leurs anciennes amours.

 

Random Access Memories, un hommage à l’adolescence des deux membres de Daft Punk

 

Quand ils ont décidé de faire de la musique ensemble, au début des années 90, c’était vers les guitares que Guy-Man de Homem Christo et Thomas Bangalter, les deux moitiés de Daft Punk, s’étaient dirigés, pas vers la dance de stade. Les deux amis allaient aux concerts de rock à l’espace Ornano et à l’Elysée Montmartre, à Paris, et écoutaient le MC5, David Bowie, les Stone Roses, Thin Lizzy, les Beatles, Kraftwerk, les Rolling Stones, Jimi Hendrix, la Motown, les Stooges mais aussi  toute la vague shoegazing, de l’indie pop et du noise. Ils montaient même en 1992 leur groupe pop baptisé Darlin’ s’inscrivant dans cet esprit-là. Les deux musiciens passaient, à cette époque, la plupart de leur temps dans les cinémas du quartier Latin ou à la bibliothèque de Beaubourg, où ils photocopiaient des livres sur le cinéma et la musique avant de se retrouver chez Thomas Bangalter pour regarder des VHS. Ils vouaient un culte à  Andy Warhol, George Lucas, Stanley Kubrick, Cronenberg, Carpenter, De Palma. Un autre temps, un autre monde, dépourvu d’internet, mais avec de multiples connections culturelles au charme adolescent. Et ce, durant cette période de la vie, on aime passionnément.

 

Des invités prestigieux, de Giorgio Moroder à Pharrell Williams

 

Random Access Memories rappelle à tout le monde ce que les Daft Punk ont été : des humains sensibles fan de rock, de pop et de soul, des ados qui idolâtrent des icônes de la musique comme du grand écran. On trouve en effet des collaborations qui semblent toutes trop belles pour être vraies avec des artistes cultes tels que Nile Rodgers de Chic, Paul Williams (qui jouait un producteur diabolique dans le film Phantom of Paradise dont il signait la BO, un film qui se trouve être l’obsession cinéphile des Daft Punk), le pape de l’italo disco Giorgio Moroder, mais aussi  Pharrell Williams, Todd Edwards, DJ Falcon, Chilly Gonzales, Panda Bear et Julian Casablancas, le chanteur des Strokes. Grand hommage au son des années 70, mu par le défi d’utiliser des vrais instruments (guitare, basse, batterie, piano, cuivres…) et de moins user des machines électroniques, ce disque montre la face la plus humaine des robots.

Get Lucky, un tube addictif qui parle à l’inconscient collectif


Parlant à l’inconscient collectif par ses sonorités old-school, réveillant des souvenirs et comportant de vrais hits instantanés (Get Lucky, tube absolu, irrésistible et rassurant, le disco et addictif Lose yourself to dance, le romantique Instant Crush), RAM fait aussi la part belle à l’expérimentation et aux émotions (le mélancolique Touch). Comme l’indique le titre d’ouverture Give life back to Music, les robots ont décidé de laisser parler leur cœur et de donner de la chaleur et de la vie à leur musique. En mai 2013, le duo Daft Punk confie ainsi à Rock & Folk : « Pendant des années, on a fait des boucles et nos albums ont marché, OK. Ces boucles, auxquelles nous avons contribué, emprisonnent la musique. » Pour cela, les deux musiciens ont recruté « les meilleurs » musiciens « de l’âge d’or du funk« , soit « l’époque magique » située entre 1975 et 1982, « avant l’arrivée de la new wave et du son numérique ». « C’était l’idée de se dire quelque chose est en train de se perdre. Allons en studio, entrons en contact avec nos idées, ces musiciens qui nous ont façonnés en tant que personnes. »  D’où la présence du batteur JR Robinson au générique de leur disque, crédité sur Off The Wall de Michael Jackson et Gimme The Night de George Benson. « On fait de la musique en fans. C’est ça qui nous a motivés. Essayer de rendre ce qu’on a reçu. » Et au final, « le challenge c’est de voir si on peut faire un truc mainstream expérimental massif et panoramique en même temps. »

Les Daft Punk aux Grammy Awards à Los Angeles, Californie, le 26 janvier 2014. Photo par Kevin Mazur/WireImage via Getty Images.

Un live remarqué de Daft Punk aux Grammy Awards avec Stevie Wonder


Ce retour au passé s’explique en partie par la crise. En des périodes incertaines, on se réfugie vers des valeurs refuges. L’ère du numérique dans laquelle a grandi la génération Y, où tout va trop vite, aboutit à ce qu’on s’accroche à du sûr, à ce qu’on sait être bien. Après avoir avoir tout fait pour devenir des robots mystérieux et un peu inquiétants, les Daft Punk tombent le masque en disant qui ils sont, dévoilant ceux qu’ils ont toujours aimé, et qu’ils adulaient avant le succès, en ne perdant pas leurs fans. L’apogée de cette humanisation de la musique des machines et ce retour vers l’âge d’or de la pop, a lieu aux Grammy Awards le 26 janvier 2014, cérémonie pendant laquelle ils remportent cinq trophées (notamment dans les catégories de meilleur enregistrement et meilleur album de l’année). En live, on assiste à une réunion de légendes de la musique épique et jouissive : les Daft Punk, Nile Rodgers, Pharrell Williams et Stevie Wonder pour un moment de télévision rare. Le Staples Center de Los Angeles est alors transformé en boîte disco où sont enchaînés en medley Get Lucky de Daft Punk, Le Freak de Chic et Another Star de Stevie Wonder, devant un public debout. Dans un décor recréant celui d’un vieux studio d’enregistrement, les robots apparaissent au second plan, manipulant les manettes en retrait, éminences grises en uniformes blancs (un clin d’œil aux Stormtroopers de Star Wars ?).

 

En optant pour une musique plus live, plus charnelle, les Daft Punk redonnent corps à la technologie et redéfinissent encore une fois les contours de la pop musique  d’aujourd’hui : organique, sensible, émotionnelle, chaleureuse, rétro mais pas passéiste, puissante, heureuse, efficace, et qui parle à tout le monde. Un rempart contre les affres de l’humanité et de l’ultra modernité ou une façon de tout oublier en quelques minutes de danse. « Get lucky«  dit la chanson. Ça sonne comme une leçon.

 

Extrait du livre Daft Punk, humains après tout, de Violaine Schütz, publié aux éditions Camion Blanc en 2014. Random Access Memories (10th Anniversary) (2023) de Daft Punk, disponible.

Random Access Memory, un objet s’inscrivant en pleine « rétromania »

 

Comme si la société du numérique et du vide était allée trop loin et qu’il fallait revenir aux basiques, aux pointures, aux classiques. Random Access Memory se place en plein dans ce que le critique rock Simon Reynolds décortique dans son livre Rétromania (sorti aux éditions Le Mot et le reste en 2002). On peut y lire : « Il fut un temps où le métabolisme de la pop débordait de vitalité et produisait des périodes résolument tournées vers l’avenir, comme les années soixante psychédéliques, les années soixante-dix et le post-punk, les années quatre-vingt et le hip-hop et les années quatre-vingt-dix et les raves. Les années deux mille ont une saveur différente. (…) La sensation d’avancer s’estompait à mesure que s’écoulait la décennie. C’était comme si le temps lui-même se mettait à traîner des pieds, à la manière d’un fleuve formant des bras morts au fil de ses méandres. Durant les années deux mille, le pouls du MAINTENANT s’est affaibli année après année, au sein d’un présent de la pop plus que jamais envahi par le passé, sous la forme de documents d’archives ou d’un rétro-rock siphonnant des styles anciens. Les années deux mille ne sont pas les années deux mille: elles sont toutes les décennies précédentes à la fois, une simultanéité pop abolissant l’his­toire tout en érodant l’essence même du présent en tant qu’époque pourvue d’une identité et d’un esprit qui lui sont propres. » Simon Reynolds poursuit : « Au lieu de nous déposer sur le seuil du futur, les dix premières années du XXIe siècle ont été la décennie du «re—». Ce préfixe a régné sur la décennie: revivals, rééditions, remakes, réinterpréta­tions. Une rétrospective perpétuelle: chaque année a apporté son lot d’anniversaires accompagnés d’une profusion de biographies, mémoires, rockumentaires, biopics et numéros souvenirs de magazines. »