16 juil 2020

Charlotte Gainsbourg : “Entrer dans un restaurant a longtemps été une souffrance.”

Devant les caméras des réalisateurs de films, notamment celles du controversé Lars von Trier, Charlotte Gainsbourg, généralement si timide, affiche une liberté et une audace sidérantes. Depuis son dernier album, “Rest”, on retrouve d’ailleurs cette même liberté dans sa musique. En se livrant sans détours, dans des textes intimes et crus, l’artiste hypersensible, réconciliée avec elle-même grâce à la musique, révèle enfin son propre tempo.

Elle est bloquée à New York, et pour une fois personne ne l’envie. La ville qui ne dort jamais est entrée dans un coma profond, les artères de Manhattan ne battent plus qu’au ralenti et Time Square est un poumon infecté dont les rares lumières ne scintillent plus que pour les oiseaux. Charlotte Gainsbourg a elle-même contracté le virus qui fige le printemps et paralyse la moitié de l’humanité (“une forme légère”, précise-t-elle), et en ce mois de mai encore indécis, elle profite des heures lentes pour écrire les textes et ébaucher les fondations de son futur album. À distance mais sans trop y croire, elle travaille aussi à l’un des projets les plus importants de sa vie, l’ouverture au public de la maison de son père, au 5 bis, rue de Verneuil, dont l’inauguration devait avoir lieu en 2021, à l’occasion du trentième anniversaire de la disparition de Serge Gainsbourg. “Tout prend du retard aujourd’hui, et je ne suis pas certaine que l’on y parvienne dans les temps. Tant pis, ce sera peut-être pour l’année suivante. Pendant longtemps, l’idée même de célébrer sa mort me semblait atroce. Aujourd’hui je me suis acclimatée à ça, et je suis heureuse que les gens profitent de cette date pour faire des choses autour de lui.

 

 

“Je n’éprouve aucune gêne à partager des choses un peu crues que j’ai vécues. Ce qui me dérangeait, jusqu’ici, c’était la forme que ça pouvait prendre. J’avais peur de ne pas être au niveau où je rêverais d’être.”

 

 

Depuis la sortie de Rest, son cinquième album, en novembre 2017, Charlotte a ouvert en grand bien des rideaux qui obturaient depuis toujours certaines pièces secrètes de son histoire familiale. “Dans le fond, je suis quelqu’un d’assez impudique”, dit-elle avec cette candeur désarmante qui est toujours la sienne, comme si cela semblait une formalité d’avouer ça lorsqu’on incarne depuis plus de trente ans de vie publique l’idée même de la pudeur. “Je n’éprouve aucune gêne à partager des choses un peu crues que j’ai vécues. Ce qui me dérangeait, jusqu’ici, c’était la forme que ça pouvait prendre. J’avais peur de ne pas être au niveau où je rêverais d’être.” Elle évoque en l’occurrence Lying with You, cette chanson pétrifiante de Rest où elle décrit le corps de Serge sur son lit de mort, du filet de bave au coin des lèvres jusqu’au martèlement des clous sur le cercueil, elle qui pendant longtemps ne pouvait même pas entendre son prénom dans les interviews sans fondre en larmes. “Je voulais écrire une déclaration d’amour à mon père, mais de manière déguisée, ne pas tomber dans quelque chose de mièvre. Cette dernière image de lui, je la garderai toujours en moi, c’était ça que je voulais chanter.

 

Exposée avant même sa naissance, sur la pochette d’Histoire de Melody Nelson, où sa mère Jane Birkin dissimule son ventre arrondi derrière un singe en peluche, Charlotte Gainsbourg a dû faire avec cette notoriété non choisie. Embarquer dans le même manège que ses parents (cinéma et chanson) était une manière encore plus kamikaze de violenter sa nature, cet “inconfort” dont elle fait état dans une autre chanson cathartique livrée crûment dans Rest, I’m a Lie (“Balance mon désarroi/ Mes indigestes doutes/ Je bois mon embarras/ Dans la cuvette des chiottes”). “J’ai fait des progrès avec le temps mais je me sens toujours comme ça. Alors, là encore, autant endosser sans gêne cette idée d’inconfort. Je ne vais pas faire semblant d’être à l’aise, parce que je ne suis pas à l’aise dans la vie en général. Même le fait d’entrer dans un restaurant a longtemps été une souffrance. Je ne parle même pas de la scène, de devoir m’exposer, de dominer le trac…

 

 

“J’ai pris du plaisir, sur scène et hors de la scène. Voyager dans un tour bus, retrouver tous ces gars, faire partie d’une troupe. Le trac est toujours là, peut-être que les rôles les plus physiques, comme ceux des films de Lars von Trier, m’y ont un peu aidée.” 

Veste, tee-shirt et jean, SAINT LAURENT PAR ANTHONY VACCARELLO.

Une fois établi l’inventaire de toutes les embûches qu’elle a elle-même dressées sur son parcours – et qu’elle a toujours étrangement dominées devant les caméras de cinéma – la longue aventure de Rest apparaît alors comme un jeu de quilles destiné à les faire tomber une par une. Pour la première fois, elle écrivait elle-même ses textes, au lieu de faire appel comme sur les précédents à des auteurs tels Jarvis Cocker, Beck ou Neil Hannon (The Divine Comedy). Plus spectaculaire encore, elle les écrivait en grande partie en français, dans cette langue qu’elle s’était interdite jusqu’ici pour ne pas avoir à souffrir de la comparaison paternelle. De surcroît, elle écrivait sans les filtres métaphoriques habituels, mais en plantant directement la plume dans les blessures les plus à vif, comme sur l’hommage à sa sœur Kate Barry, disparue pendant l’enregistrement. Que dire encore, au rayon des grandes transgressions, sinon évoquer ce clip de Lying with You tourné avec une caméra nerveuse dans le mausolée de la rue de Verneuil, parmi les fétiches intouchés depuis 1991, sa dernière fille Jo enrôlée pour la représenter, elle, en miroir évanescent de cette enfance particulière ?

 

Puis vinrent les concerts, un mot qui jusqu’ici rimait dans son esprit avec “enfer” et “calvaire”, tant la scène semblait l’ultime arène de la mise à nu, l’estrade du sacrifice absolu. “J’y ai pris du plaisir, sur scène et hors de la scène. Voyager dans un tour bus, retrouver tous ces gars, faire partie d’une troupe. Le trac est toujours là, peut-être que les rôles les plus physiques, comme ceux des films de Lars von Trier, m’y ont un peu aidée. Je ne saurais pas dire.” La longue tournée de Rest, en France comme à l’étranger, a mis tout le monde en transe, avec la même puissance que les stroboscopes et les séquences électroniques qui propulsaient, aux rappels, les nouvelles versions extatiques de Charlotte for Ever ou Lemon Incest. Là encore, Charlotte Gainsbourg prenait tout le monde à revers en osant faire ce chemin à rebours dans sa discographie lointaine, celle des années 80 où son père tenait les fils et la baladait au bout telle une lolita chiffonnée, qui semblait n’être là  que par amour, presque par devoir. “C’était important pour moi de rechanter ces morceaux, confirme-t-elle, car ils témoignent aussi du rapport que j’avais avec mon père, et à ma pratique du piano à l’époque, aux morceaux de Chopin que je joue toujours. Et puis ça faisait plaisir aux gens, je sais qu’il y a une partie du public qui vient me voir et qui était déjà le public de mon père. Ils viennent me voir comme la fille de mon père. C’est surtout en France que ces chansons avaient une résonance particulière. À l’étranger, les gens s’en foutent un peu plus de ce lien avec mon père.

Rest, “le repos”, signifiait bien sûr celui d’une femme enfin en paix avec ses fantômes, mais aussi le repos éternel des disparus, encore évoqués dans le magnifique final Les Oxalis, cavalcade échevelée dans un cimetière (“le cimetière du Montparnasse, où sont maintenant tous les êtres que j’aime, et où je vais souvent me promener”). Et en regard, l’impossible quiétude des suicidés, de Kate ou de Sylvia Plath qu’elle évoque dans Sylvia Says. Avec l’EP sorti l’année suivante (Take 2), Charlotte Gainsbourg a défini ses véritables contours musicaux, aidée par SebastiAn, le musicien français ayant laissé davantage de place à son accomplissement que les couturiers précédents (le duo avec Air pour 5:55 et Beck sur IRM), entre pop luminescente, électro chic et chanson effarouchée. Les deux ont pris le temps de s’apprivoiser, la gestation de l’album aura duré des années, avec une échappée au bras d’un Daft Punk (Guy-Man sur le délicat Rest, presque une comptine écrite au moment du départ de Kate) et un mythe comme visiteur du soir, Paul McCartney, qui lui a écrit Songbird in a Cage, une ballade à la guitare entièrement ravalée en chanson martiale dont l’ex-Beatles a tellement apprécié la métamorphose qu’il est lui-même venu en studio pour en jouer certaines parties.

 

Ainsi s’est émancipée Charlotte Gainsbourg, même si son allure n’a pas tant bougé depuis l’ado hérissonnée de L’Effrontée, discrètement redessinée en Parisienne internationale par des créateurs avec lesquels elle tisse avant tout des liens d’amitié avant d’en revêtir les étoffes. Avec Anthony Vaccarello, par exemple, le coup de foudre fut instantané : “Je l’ai rencontré à l’époque où je cherchais des vêtements, suite au départ de Nicolas Ghesquière de chez Balenciaga. Son travail m’a plu d’emblée, sa silhouette me convenait parfaitement, et je l’ai forcément suivi chez Saint Laurent. Pour moi, c’était un retour aux sources puisque la maison Saint Laurent a toujours entretenu un rapport très fort avec ma famille, et lorsque j’ai dû m’habiller les premières fois pour les César ou les Molière, je portais déjà du Saint Laurent.” Ces choses qui ne changent pas définissant au mieux celle qui a tant su changer, en demeurant viscéralement elle-même.