“Better to die for a noble cause than to live and die a slave.” Neneh Cherry
La chanteuse mythique de 7 Seconds et de Woman revient sur le devant de la scène avec un album magistral, revisitant ses influences trip-hop à coups d’electronica ultra contemporaine. La Suédoise installée à Londres interprète de magnifiques textes engagés, en écho au chaos du mond,e dont ces célèbres paroles du groupe de poètes et musiciens afro-américains des années 60 The Last Poets sur son titre Poem Daddy.
Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.
Portraits Wolfgang Tillmans.
Interview Thibaut Wychowanok.
Portraits Wolfgang Tillmans.
L' interprète révélée au public avec les tubes Woman et 7 Seconds avec Youssou N’Dour il y a vingt-quatre ans est de retour, et ce come-back après quatre ans d’absence est magistral. Épaulée par son compagnon de toujours Cameron McVey et par le producteur anglais Four Tet, comme sur son précédent album, la Suédoise installée à Londres offre une réinterprétation contemporaine de ses années trip-hop dans le sillage de Massive Attack. 3D, l’un des membres du mythique groupe de Bristol, cosigne d’ailleurs le premier single,Kong. Quant à Four Tet, il apporte sur ce nouvel opus son mélange unique d’electronica, de langueur et de violence contenue, qui va si bien à l’élégance de Neneh Cherry. L’album est surtout celui d’une femme engagée, qui reprend les célèbres paroles du groupe de poètes et musiciens afro-américains des années 60 The Last Poets sur son titre Poem Daddy : Bénis soient ceux qui luttent/ L’oppression est pire que la tombe/ Mieux vaut mourir pour une noble cause que vivre et mourir en esclave.
Numéro : Dans ce nouvel album, très engagé, vous évoquez notamment la crise migratoire. On vous a d’ailleurs vue dans la jungle de Calais…
Neneh Cherry : J’y ai passé plusieurs jours avec mon meilleur ami pour préparer des repas pour les réfugiés. Pendant trois jours, j’ai épluché des carottes. La cuisine où nous travaillions nourrit quotidiennement 1 800 personnes… Pour notre dernier jour, nous avons accompagné l’équipe chargée de distribuer les repas dans la jungle. Ce fut évidemment une expérience intense… terrible. Mais bien plus terrible pour les gens qui vivent là-bas. Nous étions en plein hiver, il faisait un froid de canard et les réfugiés étaient là, tentant péniblement de se réchauffer dans des abris précaires. Des bâches en plastique bleu, des cabanes en bois. Nous sommes passés devant une tente. Un homme se tenait à l’entrée. Il s’est approché et nous a demandé : “Voulez- vous entrer pour prendre le thé ?” Voilà, l’humanité est extraordinaire.
Ce nouvel opus est-t-il le signe d’un engagement politique plus affirmé ?
Je ne suis pas une activiste. Je ne fais que m’engager dans les causes qui croisent ma route. En juin 2017, une tour résidentielle brûlait dans le quartier de North Kensington à l’ouest de Londres. Soixante et onze personnes ont péri. Et cette tragédie a touché ma communauté, alors comme beaucoup de gens de ma communauté je me suis portée volontaire pour venir en aide aux victimes. Tant que ma conscience et ma voix pourront changer les choses, je m’engagerai.
“Je m’empare du contexte mondial pour le réinterpréter via le filtre de mes émotions.”
The sublime performer, who first achieved fame 24 years ago with the hits Woman and 7 Seconds alongside Youssou N’Dour, is back after four years’ absence. And her new album, Broken Politics, is magisterial. Supported, as always, by her husband Cameron McVey, as well as by British producer Four Tet (as was the case on her last album), the London-based Swede has produced a new, contemporary take on her trip-hop years in the path blazed by Massive Attack. Moreover 3D, a member of the mythic Bristol-based group, co-signed the album’s first single, Kong. As for Four Tet, he brings his unique mix of electronica, languidness and controlled violence, which perfectly complements Neneh Cherry’s fiery elegance. But above all this an album by a politically conscious and engaged woman, who samples the words of the 1960s Afro-American group The Last Poets on her track Poem Daddy: “Blessed are those who struggle/ Oppression is worse than the grave/ Better to die for a noble cause/ Than to live and die a slave.”
Numéro: On this new album, which is very politically engaged, you make reference among other things to the migrant crisis. And you were also present at the “jungle” in Calais…
Neneh Cherry: I spent several days there with my best friend preparing meals for the refugees. For three whole days I peeled carrots. The kitchen where we were working fed 1,800 people… On our last day, we accompanied the team who distributed the meals in the jungle. You can imagine how intense it was. Terrible… But far worse for the people living there. It was the middle of winter, it was freezing cold, and the refugees were in their flimsy shelters desperately trying to keep warm. Bits of blue plastic, wooden cabins. A man was standing in his doorway. He came over and said, “Would you like to come in for a cup of tea?” Humanity is extraordinary!
Does your new album reflect a more active political engagement on your part?
I’m not an activist. All I do is get involved with causes that cross my path. In June 2017 Grenfell Tower burnt down in the London borough of Kensington. Seventy-one people died. It was a tragedy that touched my community, and so like many in my community I volunteered to help the victims. To the extent that my conscience and my voice can change things, I’ll get involved.
“I take the context of the world so as to reinterpret it through the filter of my emotions.”
Broken Politics est aussi un album très personnel et intimiste. Vos états d’âme se font l’écho de l’état troublé du monde.
Je vivais une période assez difficile quand j’ai commencé à travailler sur cet album. Toute ma vie était jusque-là tournée vers ma famille et mes enfants. Et puis mes enfants ont grandi et je me suis sentie… déboussolée. Ce sentiment n’a rien d’original pour une femme dans la cinquantaine comme moi, malgré tout, on ne peut pas d’un coup de balai passer à autre chose. Mais même lorsque tout s’effondre, on peut se tourner vers l’autre. C’est le message que j’ai voulu partager avec Broken Politics [la politique en faillite). Pendant toute son élaboration, j’étais confuse, comme le monde est confus, mais j’ai essayé d’imaginer ce que pouvaient ressentir d’autres êtres, comme un migrant, sur le titre Kong. Ce que cela peut vouloir dire pour eux de se sentir humain. Quand le sujet de la chanson est un Syrien ou un Africain qui a quitté son pays dans l’espoir d’une vie meilleure, je ne peux exprimer ses sentiments qu’en cherchant au plus profond de moi. Je m’empare du contexte mondial pour le réinterpréter via le filtre de mes émotions.
“Les peuples se divisent, les pays se divisent. Les gens ont besoin d’avoir une échappatoire, alors ils se tournent vers un fascisme redevenu cool. Je suis mortifiée”.
Vivant en Angleterre, vous n’échapperez pas à une question sur le Brexit…
J’en suis à un tel point de saturation que je ne peux plus écouter le moindre débat. On nous balade. Tout cela a commencé avec David Cameron et Boris Johnson pour des raisons bassement politiciennes. Et aujourd’hui aucun des responsables pro-Brexit n’a de solution. Les peuples se divisent, les pays se divisent. C’est bien sûr une réaction à tout ce qui se passe depuis des années, à la crise migratoire, etc. Les gens ont besoin d’avoir une échappatoire, alors
ils se tournent vers un fascisme redevenu cool. Je suis mortifiée. Dans mon pays d’origine, en Suède, nous venons de connaître des élections. Le parti Démocrate de Suède, qui ne rassemble rien d’autre que des fascistes et des racistes, n’a jamais eu autant de pouvoir.
Broken Politics is also a very intimate album on which your own anxieties provide an echo to the troubled state of the world.
I was going through quite a difficult patch when I started working on the album. Up till then my whole life had been centred on my family and my children. And then they grew up and left home and I felt… disorientated. It’s a feeling that’s hardly new among women over 50, but nonetheless it’s difficult just to move on to something else at the drop of a hat. But even when everything collapses, you can turn towards others. That’s the message I wanted to share with Broken Politics. The whole time I was working on it I was confused, just as the world is confused, but I tried to imagine what other people might feel, such as a migrant, on the track Kong. What it means for them to feel human. When the subject of the song is a Syrian or an African who left their country in the hope of finding a better life, I can only express their feelings by looking into my own experiences. I take the context of the world so as the reinterpret it through the filter of my emotions.
“People need an escape route, so they turn to a form of fascism that’s become cool again.”
As a British resident, you’re not going to be spared a question about Brexit…
I’m so saturated with the whole thing that I can’t listen to a single debate anymore. We’re being had. It all started with David Cameron and Boris Johnson for purely political reasons. And today none of the leading Brexiteers has an answer. Peoples are dividing, countries are dividing. Of course it’s a reaction to everything that’s been going on for years, the migrant crisis, etc. People need an escape route, so they turn to a form of fascism that’s become cool again. I’m totally horrified. Back where I grew up, in Sweden, there have just been elections. The Sweden Democrats, who are basically a bunch of fascists and racists, have never had so much power.
Vos nouveaux titres ont quelque chose de la protest song. En réalité, vous avez commencé votre carrière avec des chansons très engagées, bien avant 7 Seconds ou Woman.
Cet album s’inscrit dans mon histoire. Je n’ai aucun problème à regarder en arrière et, en concert, je n’hésite pas à rejouer mes anciens morceaux. Au contraire, c’est une sensation très agréable que de sentir que l’on transporte avec soi toute son histoire. Les similarités et les connexions entre cet album et mon second, Homebrew, sont nombreuses, peut-être plus encore qu’avec mon premier, Raw Like Sushi.
”J'’ai besoin d’être seule et de me sentir libre de jouer avec les mots. J’entre dans un flux de conscience extrême, et c’est alors que je chante les choses les plus intéressantes.”
L’écoute de Broken Politics est une expérience très intime. Comment établissez-vous ce rapport de proximité avec votre public ?
Je travaille depuis des années avec mon mari, Cameron McVey. Personne ne me connaît aussi bien que lui. Notre proximité offre sans doute les meilleures conditions pour faire surgir cette intimité. J’écris seule, ou avec lui. J’imagine un couplet, lui le suivant… Pour parvenir à ce que je veux dire, j’ai besoin d’être seule et de me sentir libre de jouer avec les mots. J’entre dans un flux de conscience extrême, et c’est alors que je chante les choses les plus intéressantes. Des choses que je n’arrive plus jamais à chanter par la suite, en tout cas plus jamais comme ça. C’est tellement vrai qu’avec Cameron nous avons pris l’habitude de m’enregistrer avec un iPhone. Sur le titre Faster Than the Truth, par exemple, nous avons gardé la prise faite avec l’iPhone. Je n’ai jamais réussi à la refaire en studio.
Dans ce contexte de travail en solitaire, comment se passe votre collaboration avec le producteur anglais Four Tet, alias Kieran Hebden ?
Nous lui avons envoyé toutes nos démos par e-mail. Kieran était à un mariage à Los Angeles et je crois qu’il a tout écouté dans l’avion de retour vers l’Angleterre. C’est amusant de voir comme Kieran me perce facilement à jour. Quand je travaille, je suis dans une telle concentration que je me perds en moi-même. Mais Kieran a cette capacité à immédiatement transformer tout cela en une histoire claire. Je voulais que l’album soit plus paisible et plus méditatif que le précédent, et il l’a tout de suite compris. Le son est plus organique et fait directement référence à mon héritage et à mon beau-père [le célèbre musicien de jazz Don Cherry]. À cette époque, Kieran travaillait à son propre album. Il y développait l’idée de laisser de plus en plus de place au silence. Cet esprit silencieux hante également Broken Politics.
Broken Politics (Smalltown Supersound/Awal Recordings) de Neneh Cherry. Disponible.
Your new tracks have something of the protest song about them. And in truth you star ted your career with very politically engaged songs, long before 7 Seconds or Woman.
This album reflects my history. I have absolutely no problem looking back, and in my concerts I don’t hesitate to play my old songs. Quite the contrary – it feels great to be transporting your whole history with you. There are many similarities and connections between this album and my second one, Homebrew, perhaps even more than with my first disc, Raw Like Sushi.
“I need to be alone and to feel free to play with the words. I go into an extreme flux of consciousness, and that’s when I sing the most interesting things.”
Listening to Broken Politics is a very intimate experience. How do you establish this proximity with your audience?
I’ve been working for many years now with my husband, Cameron McVey. No one knows me better than him. And it’s no doubt our proximity that offers the best conditions for this intimacy to come out. Sometimes I write alone, sometimes with him. I write one verse, he writes the next… To get to what I want to say, I need to be alone and to feel free to play with the words. I go into an extreme flux of consciousness, and that’s when I sing the most interesting things. Things that I never manage to sing again afterwards, or at any rate never quite like that. In fact Cameron and I have taken to recording me with an iPhone when that happens. On the track Faster Than the Truth, for example, we kept the take that was done with the iPhone, because I never managed to do it again in the studio!
How does it work with your producer, Four Tet, alias Kieran Hebden?
We sent him all the demos by e-mail. Kieran was at a wedding in Los Angeles and I think he listened to it all in the plane on the way back to England. It’s funny to see how Kieran easily sees through me. When I’m working I’m so concentrated that I completely lose myself. But Kieran is capable of immediately transforming all of that into a clear story. I wanted the album to be more peaceful and meditative than the previous one, and he got it straight away. The sound is more organic and it makes direct reference to my background and my stepfather [the jazz musician Don Cherry]. At the same time Kieran was working on his own album, where he developed the idea of leaving more and more room for silence. This spirit of silence also haunts Broken Politics.
Neneh Cherry, Broken Politics (Smalltown Supersound/Awal Recordings), out now.