13 oct 2025

Santé mentale : quand les artistes ne cachent plus leurs blessures

Le récent malaise de la chanteuse britannique Lola Young sur scène à New York a ravivé un débat brûlant : celui de la santé mentale dans l’industrie musicale. Entre tournées exténuantes, pression médiatique, dépression et solitude, les artistes paient un prix lourd pour leur succès. De Stromae à Avicii en passant par Miley Cyrus et Ariana Grande, les langues se délient enfin, mais les solutions restent précaires.

  • par Alexis Thibault.

  • Lola Young – Messy (2024).

    La chanteuse Lola Young s’effondre sur scène

    Il y a quelques jours, lors d’un festival new-yorkais, la chanteuse britannique Lola Young s’est effondrée sur scène, en plein milieu de sa performance. Un malaise survenu alors qu’elle revenait d’un concert au New Jersey, annulé pour “raisons de santé mentale”. Avant ce fléchissement dramatique, l’artiste âgée de 24 ans avait déjà confié au public qu’elle traversait “quelques jours difficiles”, mais avait choisi de monter sur scène malgré tout. L’annonce de l’annulation de l’ensemble de ses concerts à venir, pour une durée indéterminée, est tombée peu après.

    Cet épisode, tragique et révélateur, s’inscrit dans un contexte plus large : celui de la pression extrême que subissent les artistes par leurs managers (ou par exu-mêmes). Ils enchaînent tournées et DJ sets dans un rythme toujours plus effréné afin de profiter un maximum de leur moment de notorierté. Mais il y a tant d’argent en jeu… Un malaise grandissant qui relance le sujet de la fragilité psychique au cœur du show-business. La scène finit toujours par épuiser les corps. Mais après des décennies de tabou, les stars prennent enfin la parole et reconnaissent ne plus pouvoir tout maîtriser.

    Les débuts d’un signal d’alarme avec Billie Holiday

    Flashback. Bien avant que la pop ne transforme l’exercice de la confession en rituel collectif, le pianiste allemand Robert Schumann érigeait déjà sa psyché en matériau de composition. Au milieu du XIXᵉ siècle, ses crises d’hallucinations auditives, consignées avant sa tentative de suicide en 1854 puis son internement volontaire à Endenich, ouvrent la voie à une esthétique de la dissonance intérieure. Les archives psychiatriques de l’époque se contenteront de mentionner des “mélancolie avec délires”. Il s’agit de l’une des premières occurrences cliniques d’un artiste consumé par ses propres résonances mentales.

    Un siècle plus tard, Billie Holiday en fait un chant funèbre d’une beauté foudroyante avec Gloomy Sunday (1941), composé à l’origine par le Hongrois Rezső Seress, en 1933. Sous son apparente douceur, cette chanson – également connue sous le titre Le Suicide hongrois – met en musique le désarroi le plus pur, telle une prière adressée au néant. Jugé trop sombre et trop déchirant, le morceau est censuré par la BBC en 1941, suspecté d’avoir poussé plusieurs auditeurs à mettre fin à leurs jours…

    Plastic Ono Band – Give Peace A Chance (1969)

    Les cas Syd Barrett et de John Lennon

    1967. Pink Floyd publie The Piper at the Gates of Dawn, album matriciel dont le musicien Syd Barrett façonne la texture psychédélique. Le jeune guitariste et compositeur britannique n’a que 21 ans et se gave de LSD comme s’il voulait cracher sa détresse au monde. À la fin de l’année, ses silences se prolongent, ses gestes se désarticulent, sa présence sur scène n’a presque plus aucun sens. Et les performances géniales laissent place au naufrage. La presse britannique se prend de fascination pour cette chute en direct. Au printemps 1968, il est officiellement évincé du groupe, remplacé par David Gilmour.

    Deux ans plus tard, John Lennon pousse plus loin le principe de mise à nu : sa thérapie primale avec le psychologue Arthur Janov infuse le projet Plastic Ono Band (1969), à la fois nom du groupe et titre d’un disque d’exorcisme improbable. En miroir, sa compagne Yoko Ono enregistre simultanément son propre Plastic Ono Band, aux frontières du cri et de la performance, formant avec celui de Lennon un diptyque viscéral.

    La bande-annonce du documentaire Avicii – I’m Tim (2024).

    Les troubles mentaux, l’apanage des artistes ?

    Mais pourquoi les troubles mentaux touchent autant les artistes ? La psychiatre Nancy Andreasen publie en 1987 dans l’American Journal of Psychiatry une étude pionnière établissant la surreprésentation des troubles affectifs chez les artistes et écrivains, notamment les formes bipolaires. Quelques années plus tard, Kay Redfield Jamison, elle-même psychiatre et bipolaire s’attache toutefois à nuancer cette fascination romantique. Selon elle : la “grâce bipolaire” n’engendre pas le génie. Au contraire, elle le déforme, l’épuise et finit par le consumer. La maladie ne serait donc plus l’improbable moteur de la création… mais son coût invisible.

    Cette intuition s’est depuis confirmée. Une vaste étude publiée dans l’International Journal of Environmental Research and Public Health (2021) montre que les musiciens professionnels présentent des taux de dépression et d’anxiété nettement supérieurs à ceux de la population générale — en particulier les artistes en tournée, soumis à une instabilité chronique.

    Une autre enquête, menée par Record Union (The 73 Percent Report, 2019), va encore plus loin en révélant que près de trois quarts des musiciens indépendants interrogés ont connu des épisodes de détresse psychologique sévère, souvent liés à l’isolement, à la précarité et à la pression du rendement créatif.

    Le chanteur Stromae interprète son titre L’enfer (2022) en direct du journal de 20h de la chaîne TF1.

    Le rythme éreintant des tournées

    Vols de nuit, changements de fuseaux horaires, injonction à la performance permanente. Avec le grand marathon des tournées, les corps se dérèglent autant que les esprits. Sous le vernis du show-business s’installe une mécanique d’épuisement, d’où la multiplication des annulations pour “raisons de santé mentale”.

    Le chanteur belge Stromae fut l’un des premiers à raconter son effondrement post-Racine Carrée (2013) : un burn-out né d’une tournée démesurée, qui l’a réduit au silence pendant plusieurs années. Dans la sphère électronique, le Suédois Avicii — alias Tim Bergling — mettait fin, dès 2016, à sa vie de scène, dénonçant la spirale d’anxiété, de solitude et de déréalisation qu’imposait la route. Son suicide, en 2018, referme la boucle et confronte l’industrie à son propre coût humain. L’émotion planétaire, relayée par les documentaires tels que I’m Tim (2024), aura eu cette vertu : transformer la fatalité en conscience.

    Longtemps ces crises internes ne laissaient filtrer que des chuchotements — comme un diagnostic différé. Il faudra attendre le tournant des années 1990 pour que la parole se fissure. Kurt Cobain – qui se suidera en 1994 -, avec ses journaux saturés d’angoisse et sa musique comme confession brute, incarne alors la collision entre génie et autodestruction.

    Doja Cat – Skull and Bones (2023).

    Doja Cat, Ariana Grande… Quand les artistes se confient

    Dépression, anxiété, trouble bipolaire, TSPT, crises d’angoisse… Aujourd’hui, les artistes ne chantent plus seulement leur douleur mais la verbalisent en interview et sur les réseaux sociaux. Les voix de Miley Cyrus, Ariana Grande, Demi Lovato, Selena Gomez, Doja Cat, Mac Miller ou encore Sabrina Carpenter s’élèvent pour rompre le pacte du silence.

    Ariana Grande a décrit les séquelles psychologiques de l’attentat de Manchester (2017) ; Demi Lovato a mis à nu ses rechutes, ses hospitalisations, son combat pour la sobriété ; Mac Miller, avant sa mort, écrivait encore la fatigue et la dépendance ; Doja Cat, elle, confesse la pression médiatique qui déforme la perception de soi, ce qu’elle racontait déjà dans son titre Skull and Bones, en 2023.

    Cette transparence reconfigure la relation entre scène et coulisses. Elle humanise l’icône, fissure la distance avec le public et contraint l’industrie à repenser son modèle : le bien-être n’est plus une variable d’ajustement, mais une condition d’existence. Les labels et les tourneurs intègrent désormais des psychologues de tournée, des périodes de latence, des cellules de soutien mental — autant de dispositifs nés du drame Avicii. Pourtant, l’équilibre reste précaire. Aucune panacée, seulement des tentatives. La reconnaissance de la vulnérabilité artistique se heurte encore aux impératifs de productivité… et à la tyrannie de l’image.