En direct de Cannes : “Annette” de Leos Carax, un conte flamboyant
Le rideau s’ouvre sur le Festival de Cannes. Et pour commencer, quel meilleur choix que l’un des films les plus attendus de l’année, dont les premières minutes sonnent comme un appel vibrant à la remobilisation ? La comédie musicale de Leos Carax, Annette, avec Adam Driver et Marion Cotillard, s’ouvre en effet sur un morceau de bravoure structuré autour d’une chanson des Sparks (qui ont composé toutes les musiques et eu l’idée du film) intitulée So May We Start.
Par Olivier Joyard.
On ose à peine y croire, mais c’est vrai. Le rideau s’ouvre sur le Festival de Cannes, premier événement culturel mondialisé à reprendre du service, alors que la pandémie s’immisce toujours dans les vies de millions de personnes à travers la planète. Pass sanitaire, invités étrangers moins nombreux, mais profusion exceptionnelle de films : malgré des temps singuliers, nous voilà bien dans l’antre de la démesure dont la Croisette s’est faite l’incarnation depuis des décennies. Et pour commencer, quel meilleur choix que l’un des films les plus attendus de l’année, dont les premières minutes sonnent comme un appel vibrant à la remobilisation ? La comédie musicale de Leos Carax, Annette, s’ouvre en effet sur un morceau de bravoure structuré autour d’une chanson des Sparks (qui ont composé toutes les musiques et eu l’idée du film) intitulée So May We Start. Alors, on commence ? C’est peu dire que nous en avons très envie.
Le film a été pensé, tourné et monté avant que le monde ne s’arrête de marcher, mais le grand cinéma possède un privilège de divination, comme si la matière du présent s’échouait sur l’écran, irrésistiblement attirée par la lumière. Pour Leos Carax lui-même, la question de commencer et recommencer se pose de façon cruciale, preuve supplémentaire des liens entre son destin personnel et celui du cinéma dont il a fait ses jours et ses nuits depuis l’adolescence. Annette n’est que son sixième long-métrage en trente-six ans. Son film précédent, Holy Motors, datait de 2012. A chaque fois, l’auteur de Mauvais Sang reprend du service après une longue période sans pouvoir enclencher le moteur de la caméra. Même si chaque film l’habite longtemps avant le clap décisif, on tremble toujours de le voir perdre en chemin quelque chose de son désir. C’était notre sensation devant Pola X (1999) où il semblait s’égarer dans ses propres visions tétanisantes, hantées par les dissonances et les abymes.
Ici, au contraire, tout s’envole gracieusement. C’est le principal point fort d’Annette, la foi inébranlable de Carax dans les moyens du cinéma, sa joie vitale d’éclairer, cadrer, mettre en scène comme on met en musique, guider les acteurs et actrices afin d’inventer des postures stupéfiantes en bordure de la réalité. La première heure du film fascine, entièrement occupée à faire respirer chaque recoin du cadre, à sublimer les peaux, alors que se joue l’histoire d’un couple de stars du spectacle (il fait du stand up, elle est soprano) dont la crise affleure. Ce sentiment de faire naitre des images inédites alors qu’elles appartiennent aussi à une longue histoire – ici, celle des comédies musicales hollywoodiennes, mais aussi du cinéma muet – offre au cinéaste une éternelle jeunesse du regard : la sensation d’un retour au pays natal qui serait à chaque fois métamorphosé. Ce jeu du connu et de l’inconnu créé des merveilles, des étourdissements. Comme Jean-Luc Godard, Carax a conservé le secret magnifique des fantômes du passé. Il sait en jouer et les faire exploser dans le même geste d’un romantisme fou.
Son classicisme se situe ailleurs, dans le sujet qu’il choisit. Annette raconte une histoire de couple hétérosexuel dans la lignée du programme que dessinait déjà le premier film de Leos Carax, Boy Meets Girls, bien que légèrement à côté. Car le garçon et la fille ne se rencontrent pas devant la caméra. Henry (Adam Driver) et Ann (Marion Cotillard) sont ensemble dès le départ mais ils ne se voient guère, trop occupés par leurs prestations scéniques respectives à travers le monde. Très vite, on comprend pourtant que ce qui intéresse le cinéaste se joue dans un déséquilibre. Le personnage principal n’est ni Ann, ni le couple, ni même leur enfant Annette qui naitra bientôt, mais bien Henry, prototype contemporain du mâle dominant, artiste torturé dont les tendances violentes s’ébrouent au fil des minutes sans que rien ne puisse les arrêter. Un choix dont il n’est pas toujours aisé de saisir le fond.
A première vue, Annette peut être perçu comme un réquisitoire contre une forme de violence masculine, cette violence envers les femmes qui a démontré ses liens avec Hollywood, mais aussi habité l’esthétique du cinéma qui, depuis des décennies, fait des actrices les objets du désir de la caméra des hommes. Le film navigue dans cette atmosphère de suspicion et de noirceur, tout en retournant certains éléments normatifs : plutôt que Marion Cotillard, l’objet du désir de Carax s’appelle Adam Driver, filmé sous toutes les coutures, torse nu, visage tendu, sur scène et en privé, dans sa sauvagerie et sa mauvaise humeur permanentes. Ann est au contraire perçue comme une figure spectrale, sans point de vue qui lui serait propre : une pure fabrication fantasmatique. Quant à l’enfant, il faut découvrir le sort que lui réserve le film et la déflagration poétique attenante…
Voilà Annette, au bout du compte : un conte flamboyant au service du cinéma qui en révélerait en même temps la part intolérable, le péché originel, sans que l’on sache très bien si Carax cherche à en organiser l’absolution ou s’il voudrait le brûler pour tout recommencer. Ce n’est pas gênant, plutôt déstabilisant. L’ombre des grands films porte loin. Elle transporte leurs ambiguïtés, leur gout pour la destruction, leur pulsion de vie et de mort mêlées. En sortant de ces 2h20 aussi féroces que vénéneuses, un rien sépare l’amertume de l’adoration. Et c’est une sensation assez rare pour ne pas y voir la marque d’un pouvoir de sidération exceptionnel.
Annette de Leos Carax. Ouverture du Festival de Cannes. En salles.